Une semaine avant la sortie du très attendu “WE”, un sixième album prenant acte des bouleversements du monde, nous avons rencontré Arcade Fire à Londres, où les Américano-Canadiens donnaient un concert exceptionnel dans la mythique salle du KOKO. Récit.
Vendredi 29 avril 2022, à Londres – Un roadie a peut-être perdu son job ce soir au KOKO. C’est en tout cas ce que suggère le regard lancé par Win Butler à l’infortuné quand, pour le deuxième fois consécutive, le pauvre vieux refile à l’Américano-Canadien une guitare mal accordée. L’heure n’est pourtant pas à la déconvenue : la salle londonienne, située pile face à Mornington Crescent Station, au nord de la ville, et connue autrefois sous le nom de Camden Theatre, The Music Machine ou encore Camden Palace, accueille Arcade Fire en grande pompe dans ce qui ressemble à une soirée de gala.
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L’événement est doublement significatif, puisque les Montréalais n’ont plus remis les pieds en Europe depuis août 2018 et que l’ancien théâtre, parti en fumée dans le grand incendie de janvier 2020, rouvre pour la première fois ses portes à l’occasion de cette soirée exceptionnelle – les travaux de reconstruction et de réhabilitation se seraient élevés à plus de 70 millions d’euros, nous dit-on. Le concert est par ailleurs diffusé par Amazon Prime UK, via sa chaîne Twitch, histoire de donner un écho mondial au retour du quintet une semaine avant la sortie de WE, un sixième album attendu au tournant après le décevant Everything Now (2017).
Le passé est derrière nous
La veille, Régine Chassagne et Tim Kingsbury (basse) donnaient quelques interviews à une poignée de médias européens ayant fait le déplacement. Dans le brouhaha d’un hôtel transformé en club privé du quartier de Soho, Régine nous glisse que les shows des 18, 19, 20 et 21 mars au Bowery Ballroom de New York, une salle minuscule n’excédant pas les 600 places, resteront dans les annales : “On a beaucoup joué là-bas tout au long de notre carrière, mais je n’ai jamais vu les New-Yorkais dans un état comme celui-là. Il y avait une énergie contagieuse, un truc positif qui nous a permis d’avoir un regard neuf sur ce que faire de la musique ensemble veut dire.” Tim, lui, parle de “catharsis” et assure que New York a “donné le ton pour la suite”.
La mini-tournée d’Arcade Fire, avec passage obligé par la case Coachella le 15 avril, aura fait office de test grandeur nature à l’aune de la sortie de WE, le groupe ayant distillé çà et là les titres inédits qui le constituent. Age of Anxiety I (morceau d’ouverture du disque), Age of Anxiety II, Unconditional I (Lookout Kid) ou encore The Lightning I & II ont ainsi été déflorés avant la date londonienne, qui réservait en deuxième rappel une place de choix à la pierre angulaire du disque, End of the Empire I-IV (chanson qui aura peut-être été le chant du cygne pour ce bon vieux roadie). Un côté opéra-rock, pour un morceau découpé en quatre parties (Last Dance / Last Round / Leave the Light On / Sagittarius A*) et dont l’ambition démesurée de raconter la chute du monde occidental du point de vue d’une Californie disloquée rappelle le Father John Misty satirique de Pure Comedy (2017).
L’ironie du sort, c’est que Josh Tillman (le nom de Father John Misty à la ville) figure bien au générique de WE, mais seulement en tant que producteur additionnel sur les deux premiers titres de l’album. Le thème de la décrépitude de l’Amérique et de l’hégémonie culturelle occidentale dans son ensemble est récurrent et constitue même un chic chez certains artistes. Une tendance qui s’accélère depuis l’élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis, même si les récits dystopiques ont toujours existé et sont intimement liés au développement économique et technologique de nos sociétés. Régine : “Il se peut que les artistes voient les changements arriver. Regarde Everything Now, c’est un morceau né dans un époque pré-Amazon Prime. Ce n’est pas prophétique en tant que tel, mais c’est dans l’air.” Et Tim de rajouter : “C’est un sentiment intime, quelque chose de l’ordre de l’intangible. Je veux dire, le passé est derrière nous, les choses changent et d’une certaine manière, il semble que nous arrivons au bout de quelque chose.”
WE is your friend
Father John Misty est un vieux pote du groupe, croisé dans différents festivals à l’époque où celui-ci jouait encore avec Fleet Foxes. Il a même tenu un petit rôle dans Festi (2014), court métrage d’Arcade Fire façon série B, dans lequel on croise notamment Peter Gabriel, héros de jeunesse de Chassagne, que l’on retrouve par ailleurs en featuring sur WE. Tout cela pour dire qu’à un moment, au cours du processus d’enregistrement de ce nouvel album, l’arrivée de Tillman a permis à Win et Régine de sortir de leur isolement relatif.
Début 2020, les membres du groupe rejoignent le couple à La Nouvelle Orléans, où il réside depuis quelques années, pour mettre en boîte quelques démos et, alors qu’ils s’apprêtaient tous à entrer en studio, “nos téléphones se sont mis à vibrer, les alertes se sont multipliées, on annonçait que les aéroports allaient fermer”, nous rencarde la musicienne. “On avait le choix : partir tout de suite ou rester ici pour un temps indéterminé”, poursuit Tim. La première option est retenue. Win et Régine se retrouvent seuls à bosser sur la suite avec, en poche, un tas de démos inachevées. Régine : “On s’est créé une petite bulle avec notre ingénieur du son (Eric Heigle, ndlr), qui vit à deux pas de chez nous. Je dois dire qu’on a eu la chance de pouvoir être auto-suffisants, notre studio étant bien fourni et se trouvant au fond de notre jardin. On a passé nos journées et nos nuits à travailler sur ce disque. Quand Josh est arrivé de Los Angeles, ça nous a fait du bien de nous confronter au regard d’un musicien extérieur.”
En voyageant dans les crédits du disque, on croise notamment les noms de Geoff Barrow (Portishead, Beak) ou encore d’Owen Pallett, l’un des plus vieux collaborateurs du groupe, mais aussi celui de Nigel Godrich à la production. Sans trop s’étendre sur son rôle précis, Régine nous fait comprendre qu’il a débarqué un peu à la rescousse, histoire de faire le ménage : “On avait accumulé énormément d’enregistrements et nous avions peu de temps pour mettre en boîte l’album. Sans compter les difficultés logistiques inhérentes à cette période. Même si d’habitude, on préfère produire nous-mêmes, Nigel nous a permis de travailler plus vite et plus efficacement.”
Retour au KOKO. La scène est surplombée par un zeppelin à l’effigie de la pochette de l’album (un œil écarquillé). La setlist ressemble à un best-of cohérent, débutant dans un calme tout relatif (Age of Anxiety I), avant de virer bacchanales et disco party – l’énorme boule à facettes de la salle londonienne se met à tourner quand sont cités les titres extraits de Reflektor (2013). Comme c’est souvent le cas, le set se termine dans un chaos de jouissance et de voix éraillées, sur les OH OH OH OH OH de Wake Up, hymne intersidéral pendant lequel l’immense (au sens propre) Win Butler est avalé par la foule après avoir quitté son estrade. Et puis un deuxième rappel. Comme un peu plus tôt pendant le concert lorsque le groupe a joué My Body Is A Cage, préfacé par un discours sur les temps pandémiques, Win demande le silence complet du public, au risque de “passer pour un trou du cul”. End of the Empire vient clôturer la soirée. “One last round before WE go / through the pale atmospheric glow”.
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