Un an après sa disparition, l’ombre placide d’Antonio Carlos Jobim, le compositeur-arrangeur le plus populaire de la bossa-nova, ne cesse de hanter toutes les musiques en quête de volupté.
Ces propos sont rapportés par le journaliste Jean-Paul Delfino dans son livre Brasil bossa-nova. Ils sont signés Vinicius de Moraes. « Tous les après-midi, Jobim et moi, nous allions prendre quelques verres dans un petit café, un petit bar qui était là, à Ipanema, et qui s’appelait le café Veloso. Et elle, elle allait vers la plage, tous les jours, vers 3 h ou quelque chose comme ça. C’était une fille d’une beauté incroyable. Elle devait avoir dans les 17 ou 18 ans. Et la chose merveilleuse qu’elle avait, c’était sa façon de marcher. Une démarche tellement jolie, un peu comme un fauve, tu vois ? Et quand elle passait, nous lui disions des petites gentillesses, n’est-ce pas Je pense qu’elle aimait bien ça parce qu’elle nous souriait. Mais elle ne nous adressait jamais la parole. Jamais. (…) Jobim a essayé de mettre dans le rythme de cette bossa-nova sa façon de bouger, sa façon de marcher. » Sans jamais quitter les douces allées qui mènent à la plage, la Garota de Ipanema (La Fille d’Ipanema) fera le tour du monde. En 1964, le disque Stan Getz & Gilberto parachève le succès de la bossa-nova auprès du public -américain. L’album, qui a pourtant dormi plus d’un an dans les tiroirs du label Verve, obtient ? en partie grâce à cette chanson fétiche qu’interprètent en duo Astrud et João Gilberto ? un succès phénoménal dont l’onde feutrée se propagera des décennies durant. Il reste à ce jour l’un des disques de jazz les plus vendus au monde. Au Brésil, pourtant, la nouvelle vague ? traduction très approximative du terme bossa-nova ? vit à l’époque ses dernières heures. Bande-son d’un rêve éveillé, la bossa est virtuellement née dix ans plus tôt, en 1955, lorsque le président Juscelino Kubitschek instaure un régime démocrate qui libère la jeunesse et provoque une effusion créatrice sans précédent. En 1964, les militaires portent au pouvoir le général Branco, le couple mythique de la bossa que forment Astrud et João Gilberto se disloque, le Brésil referme sa parenthèse d’extase. Entre-temps, un jeune trentenaire timide est devenu l’un des compositeurs-arrangeurs les plus cotés de sa génération. Son nom Jobim, Antonio Carlos Brasileiro de Almeida Jobim pour l’état civil, Tom pour l’intimité dont sa musique est si magnifiquement empreinte. Son oeuvre: quelque deux cents chansons parmi les plus raffinées jamais écrites. Garota de Ipanema bien sûr, mais aussi Chega de saudade, le premier hit de la bossa-nova, Samba de una nota so, Desafinado, Agua de beber, Aguas de março ? repris par Moustaki et récemment par Atlantique sous le titre Les Eaux de mars ?, dont les interprètes se comptent, au Brésil et ailleurs, par centaines. Son style: une ode permanente et pudique aux horizons paradisiaques de son quartier d’Ipanema, dans la partie sud et prospère de Rio de Janeiro, où chaque note égrenée évoque autant de cascades généreuses, de végétaux luxuriants, de pluies chaudes fouettant l’océan, où les rythmes et les voix semblent avoir signé un pacte avec le silence pour ne le chahuter qu’un peu. La bossa, fille de la samba, cet extatique folklore afro-brésilien dont elle a poli les aspects les plus frustes, devient à partir du milieu des années 50 la forme ultime de la volupté.
Jobim signe en 1956 la musique d’une pièce écrite par Vinicius de Moraes, Orféu da conceiçao, une transposition du mythe d’Orphée chez les Noirs du Brésil, que le réalisateur Marcel Camus adapte ensuite au cinéma sous le titre Orfeu Negro. Le film est un succès mondial. Il obtient entre autres un Oscar à Hollywood et la Palme d’or au Festival de Cannes en 1959. Avec la chanson A felicidade, Jobim accède à une réputation internationale, mais c’est un autre de ses titres, Desafinado, qui va précipiter la vague bossa. Sur la scène du Carnegie Hall de New York tout d’abord, où se produisent en novembre 1962 tous les jeunes artistes brésiliens, sur tout le territoire américain ensuite grâce à Stan Getz et à Charlie Byrd (l’album Jazz samba), puis partout ailleurs dès les années suivantes. En 1963, Jobim publie chez Verve un album intitulé The Composer of desafinado plays qui reste le témoignage le plus pur de son art économe et radieux. « Je crois que mes chansons m ont été apprises par les oiseaux des forêts brésiliennes », dit-il un jour pour éviter d’en enfreindre l’ensorcelante magie harmonique. Jobim laissera toujours à d’autres le soin de populariser ses mélodies et d’en promouvoir ainsi la grâce. A peine est-il surpris lorsque Frank Sinatra lui téléphone pour enregistrer à ses côtés un album qui fera lui aussi chavirer le box-office. A peine se soucie-t-il d’être élu en 1967 deuxième meilleur compositeur de l’année derrière les Beatles : Mais ils sont quatre et leurs chansons sont en anglais’, se borne-t-il à déclarer. Jobim est un sphinx, dont les albums à partir de la fin des années 6o vont consolider le socle en granit sans jamais troubler la placidité de leur auteur. A Certain Mr Jobim, enregistré dans une église de New York, et Wave en 1967, Tide et Stone flower en 1970 montrent la perméabilité du style bossa aux influences les plus diverses, pourvu qu’elles se situent sur les mêmes frontières calmes et mélodieuses : jazz cool, easy listening, symphonies suaves… Jobim est à la musique bruyante et racoleuse ce que Modiano est à Gérard de Villiers et ce que Rohmer est à Schwarzenegger. Il n’a visiblement jamais oublié les rudiments de ses études d’architecture, abandonnées en 1949, ni les soirées moites passées anonymement derrière le piano d’un nightclub de Copacabana au début des années 50. Tout son oeuvre repose ainsi sur un savant mélange de grandeur chimérique et d’humilité résignée. Non content d’être le Burt Bacharach sud-américain, Jobim aura à c’ur de concurrencer sur leur terrain les grands entertainers du continent Nord, encouragé il est vrai par les ponts d’or tendus vers le Brésil, ce réservoir d’émotions neuves, par les producteurs américains. Dans son pays, on lui reprochera avec férocité de n’avoir suivi qu’à distance le mouvement contestataire engendré par la dictature et d’avoir soldé l’âme bossa aux ogres yankees. Baden Powell, notamment, n’aura pas de mots assez durs pour qualifier les coucheries adultérines entre le jazz, le easy listening et la pure bossa. Longtemps, João Gilberto, pourtant silencieux, sera considéré comme l’unique digne ambassadeur des authentiques splendeurs brésiliennes. Dans son livre, Jean-Paul Delfino rapporte une phrase qu’aurait lancée Jobim lors d’un concert commun avec Gilberto à Antibes en 1985: « Nous avons poussé, João et moi, la bossa-nova dans des directions différentes. Moi, vers l’extérieur et João vers l’intérieur…? Cela n’empêchera pas Jobim d’enregistrer en 1974 Elis & Tom en compagnie de la chanteuse Elis Regina, album considéré comme l’un des chefs-d’ uvre de l’après-bossa. Jobim s’y illustre cette fois également en tant qu’auteur, notamment du magnifique texte de Aguas de março, égalant presque la poésie naturaliste de Vinicius de Moraes.
Au retour de la démocratie en 1984, une vague d’apaisement saisira enfin les derniers survivants historiques de la bossa, plus préoccupés de jouer de nouveau côte à côte pour célébrer la paix civile retrouvée que de raviver de vieilles ranc’urs. Lorsque Antonio Carlos Jobim meurt d’une crise cardiaque en décembre 1994, quelques mois après l’enregistrement d’Antonio Brasileiro, son ultime album, le Brésil tout entier reçoit la nouvelle comme la perte d’un parent proche. Ici, on vit même une larme perler sous l’œil de Bernard Lavilliers qui estimait dans nos lucarnes avoir perdu un père. On n’eut même pas le c’ur d’en rire. Depuis, rééditions compilations et hommages divers poursuivent le deuil avec des fortunes diverses. Le saxophoniste Joe Henderson, en interprétant son Double rainbow récemment paru et entièrement consacré au maître, fera cet été mission de bons offices auprès des festivaliers azuréens. Mais, sur le sable fin des plages d’Ipanema, Jobim reçoit chaque après-midi le plus beau des hommages, celui d’une jeune et douce Carioca aux yeux clairs: Elle marche comme une algue, portée sur l’aile d’une vague, jusqu’au rivage. Et toute la plage fait . Ah !.. Mais elle, elle ne voit que la mer.?
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Jean-Paul Delfino, Brasil bossa-nova (Editions Edisud, 1988).
Compilation The Antonio Carlos Jobim songbook (Verve/Polygram).
Joe henderson, Double rainbow (Verve/polygram).
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