On redécouvre enfin Antoine Duhamel, musicien discret de la Nouvelle Vague : ses partitions majeures pour Jean-Luc Godard (Pierrot le Fou, Week-End) sont luxueusement rééditées et une compilation astucieuse tente de cerner les contours d’une uvre pléthorique et protéiforme.
Antoine Duhamel n’est pas un de ces « professionnels de la profession » stigmatisés naguère par Godard. Définissez-le, au hasard de la conversation, de compositeur de musiques de film, il s’insurge aussitôt, le cinéma n’étant selon lui, malgré la bonne cinquantaine de scores accumulés dans sa musette, qu’un domaine, privilégié certes, mais en aucun cas exclusif, où ses multiples talents de musicien auront trouvé à s’exercer, en quelque cinquante ans de carrière.
Orchestrateur d’opérettes, créateur de jingles de pub, compositeur d’innombrables génériques télé, mais aussi musicien sérieux, auteur de pièces ambitieuses influencées par les dernières avancées du langage contemporain, Duhamel aura en effet fait ses classes en se confrontant à tous les genres, à tous les styles, avant de finalement se trouver embarqué dans l’aventure de la Nouvelle Vague et d’associer son nom à quelques chefs-d’ uvre indiscutables du cinéma moderne, Pierrot le Fou, Week-End ou Domicile conjugal.
En fait, la carrière éclectique et apparemment chaotique de Duhamel apparaît avec le recul comme parfaitement emblématique du conflit esthétique qu’aura traversé toute une génération de musiciens talentueux de l’immédiat après-guerre, nourris et formés dans la tradition occidentale, attirés par l’avant-garde et ses délices austères, et simultanément séduits par la richesse et la diversité des formes artistiques les plus populaires. Très vite en rupture de ban, Duhamel aura trouvé dans l’espace de la musique de film, à la fois hypercontraignant et absolument vierge de tout présupposé, le médium idéal où s’émanciper définitivement et expérimenter chaque fois de petits prototypes savants et ludiques, osant tous les télescopages esthétiques, toutes les incursions stylistiques (du néoclassicisme symphonique au jazz), pour finalement parvenir à imposer chaque fois une sensibilité inimitable, tout en lyrisme retenu. A l’arrivée, un brin amer de n’avoir pu approfondir une relation privilégiée avec un cinéaste majeur, Antoine Duhamel demeure, à plus de 70 ans, un artiste fondamentalement libre, d’une indépendance d’esprit absolue.
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Pour la première fois, vos uvres principales sont regroupées dans une anthologie : comment vivez-vous ça ?
Antoine Duhamel : Un jour, je me suis amusé à écrire une uvre composée exclusivement de citations de ma propre musique, que j’ai appelée : Vingt-quatre images de mon cinéma. Ça avait l’ambition de raconter ma vie avec le cinéma de saluer indifféremment un film, un metteur en scène ou un acteur. Je pouvais évoquer un film très important pour moi par une citation d’une vingtaine de secondes et passer à autre chose. Ce qui m’intéressait dans cette expérience, c’était de rapprocher ce qui a priori n’avait rien à faire ensemble. C’est le même esprit qui préside aujourd’hui à cette anthologie : tous les aspects musicaux de mon univers se trouvent rassemblés. J’ai tenu beaucoup à ce qu’on ressorte la musique de Cinq gars pour Singapour, par exemple un film mineur de Bernard Troublanc-Michel, qui avait été assistant de Godard sur Pierrot le Fou. Son idée de départ, c’était un film un peu genre kung-fu, et on s’est vraiment amusés à faire la musique. Il y a des thèmes qui évoquent le type de jazz que l’on trouve dans les films d’aventures genre James Bond, une chanson de marins américains, directement inspirée par Yellow Submarine, et même un thème rigolo avec des glouglous que j’ai enregistré moi-même en soufflant avec une paille dans un verre… Et bien ça, ça a autant d’importance pour moi que des choses plus sérieuses. A côté de ça, des uvres-clés comme Pierrot le fou ou Week-End sont à peine effleurées ici parce qu’elles bénéficient par ailleurs d’une édition exhaustive. Mais il y a Méditerranée de Jean-Daniel Pollet, le cinéaste avec lequel je suis le plus lié sans doute mon expérience cinématographique la plus importante hormis Godard.
Si l’on remonte à l’origine de votre vocation de musicien, comment est né le désir de l’associer au cinéma ?
Je sors d’un milieu profondément attaché à la « grande musique » : mon père, l’écrivain Georges Duhamel, aimait passionnément les grands compositeurs, Bach, Mozart, Wagner…
Ma mère, Blanche Albane, était comédienne et faisait beaucoup de musique, mes frères également ; tout le monde faisait de la musique autour de moi. Tous les huit jours, pendant l’Occupation, mon frère réunissait des gens et s’improvisait chef d’orchestre : on montait le Magnificat de Bach, la Messe en si, des choses comme ça. C’était un climat musical extraordinaire. Vers 15 ans, j’ai pensé un moment être peintre. Puis la musique a repris le dessus. A 20 ans, j’étais sûr de ma vocation. Dès cette époque, j’ai commencé à écrire de la musique en relation avec d’autres formes d’art. J’ai tout de suite cherché à faire des liens. C’est comme ça, progressivement, que mon champ d’expérience s’est diversifié. Déjà à 20 ans, je découvrais des films comme L’Opéra de quat’sous ou L’Ange bleu, puis très vite les comédies musicales américaines ont déferlé sur les écrans. J’adorais ça, j’écoutais ça sans arrêt, alors même que, comme compositeur, je travaillais plutôt dans « l’avant-garde ». Mes préoccupations d’alors étaient du genre
« Comment faire dans le cadre du langage dodécaphonique qui était le mien à l’époque, quelque chose d’aussi gai et joyeux que Gershwin ? » Vous voyez le type de contradiction. Et puis il y avait le jazz qui m’intéressait beaucoup. Je me suis très vite aperçu que, quand on est un compositeur académique, essayer de faire une chanson, d’imaginer un thème un peu accrocheur, ou encore essayer de composer du jazz, c’est tout un travail. Dans un film de mon grand ami Jean-Daniel Pollet, qui s’appelle L’Acrobate, j’ai écrit presque une heure de tango avec une joie folle. Pour moi, c’est au c’ur du travail de compositeur pour le cinéma de chercher à comprendre comment fonctionnent le tango, le jazz, les musiques populaires, la chanson… Un certain nombre de mes collègues se disent compositeurs de musiques de films, je trouve ça idiot : on n’est pas compositeur de musiques de films, on est compositeur et on fait de la musique de films, entre autres choses.
Vous dites que vous apparteniez à l’avant-garde : quelle était votre formation ?
Je suis allé au Conservatoire, mais l’essentiel de ma formation s’est fait en dehors. J’ai bien fait un peu de classe d’écriture, mais ça m’a vite ennuyé. J’ai rencontré assez tôt Messiaen qui m’a beaucoup influencé, et plus encore René Leibowitz : on voulait tous savoir ce qu’était cette fameuse école de Vienne, encore très intriguante à l’époque, Schoenberg nous passionnait… J’étais là-bas avec Pierre Boulez ainsi que Pierre Henry, les deux extrêmes de la musique contemporaine aujourd’hui. Ils aimaient eux aussi beaucoup le cinéma. Pierre Henry avait une phrase merveilleuse, il disait : « Il y a les séries A et les séries B. Eh bien, moi quand je compose parfois, c’est de la série B. » C’est ce que je me dis quand je suis très content d’avoir écrit un bon jazz ou une bonne chanson.
Comment en êtes-vous arrivé à lier la musique à l’image ?
Jusqu’en 1958-59, je n’ai pas cessé de composer et puis soudain je n’ai plus cru dans la composition. Je me suis retrouvé à désespérer de l’avant-garde, à ne plus comprendre les raisons profondes qui poussaient ces musiciens si talentueux à s’embarquer dans un truc aussi loin des préoccupations des gens. Moi j’avais envie d’une musique fondée sur la tendresse, l’émotion, avec une certaine lisibilité. J’étais très attiré par le jazz par exemple. J’étais émerveillé par les recherches très audacieuses de Stan Kenton, et quelques années plus tard les disques de Gil Evans avec Miles Davis m’ont littéralement passionné. Bref, pendant un temps, j’ai accumulé les expériences les plus diverses. J’ai fait des orchestrations d’opérettes. J’ai fait des petites chansonnettes : je me rappelle un jour, j’ai fait de la musique pour Zig et Puce j’adorais ça, moi, quand j’étais petit. Et je me suis dit : « Qu’est-ce que je fais ? Je signe Antoine Duhamel ou je prends un pseudonyme ? » Et puis allez hop, j’ai signé Antoine Duhamel. Ça m’amusait finalement de me compromettre de façon aussi avouée. Et puis j’ai fait des publicités. C’était extraordinaire, quelquefois on faisait dix films publicitaires pendant la même séance de travail. Là, j’apprenais vraiment mon métier. Les contraintes de timing sont très précises en publicité. Il fallait apprendre à écrire, puis ensuite à diriger. Quand le temps alloué est d’une minute et que le chronomètre marque 62 secondes, c’est là que ça devient difficile. C’est un travail de chef d’orchestre très compliqué. Après j’ai travaillé sur des dessins animés, avec des gags, on a fait des trucs au Champo sur des dessins de Pim, c’était très amusant. J’y croyais, j’avais envie de faire ce type de chose.
Ça vous a ouvert des portes ?
En fait, c’est à ce moment-là que j’ai rencontré Jean-Daniel Pollet pour son premier court métrage qui s’appelait Pourvu qu’on ait l’ivresse. Et il m’a demandé de composer la musique. Ce sont les années décisives pour moi car, par l’intermédiaire de Jean-Daniel, de Pierre-André Boutang et d’autres, j’ai commencé à travailler pour Alexandre Astruc, à composer des petites musiques d’une minute ou deux pour des sujets de télévision. Et un jour comme ça, je me suis retrouvé sur Le Chevalier de Maison Rouge. Et c’est à partir de là que je suis entré dans la Nouvelle Vague. Tout cela est une suite de hasards et de rencontres qui m’ont permis de me faire progressivement un nom, d’enchaîner sur Belphégor, et de travailler sur de nombreuses dramatiques à la télévision. J’ai fait aussi des variétés en télévision avec Jacques Rozier. Et puis à l’automne 1964, les choses se sont accélérées. Il y a notamment eu un film avec Maurice Ronet et Anna Karina Le Voleur du Tibidabo, qui a été une expérience tout à fait décisive pour moi, avec dans la foulée Tintin et les Oranges bleues. C’est à ce moment-là que Godard m’a contacté pour Pierrot le Fou. C’est grâce à Anna Karina, je ne le cache pas, qui avait très envie que je fasse la musique, mais c’est aussi grâce à Méditerranée que Godard avait beaucoup aimé. Ça a été la consécration.
Est-ce qu’on travaille de la même manière pour la télévision et pour Godard ?
Je rêvais de travailler avec Godard. Je viens quand même de l’avant-garde et Godard me paraissait être d’une audace incroyable sur tous les plans. On disait : il ne faut pas de blanc à l’écran hop, il mettait du blanc. Il avait des relations étonnantes avec les producteurs, les distributeurs. Le scénario de Week-End faisait douze pages, avec cinq à six lignes par page. Et pourtant je n’ai jamais vu un scénario aussi précis. Sur tous les plans, il était d’une audace extraordinaire, et en même temps, je trouvais qu’il concevait un cinéma proche du public. Je comparais à l’époque Godard et Resnais. J’admire beaucoup Resnais, mais il y avait chez lui une austérité que je ne retrouvais pas dans Une femme est une femme, par exemple, ou Masculin féminin… C’était un cinéma qui me ravissait. Et Pierrot le Fou, pour moi, c’est un peu le comble de ça. Je suis si heureux d’avoir collé mon nom à ce film. Après, c’est vrai, à partir de Week-End, il est entré dans une espèce de cinéma tract, un peu austère. Mais à l’époque, l’originalité de Godard, à l’inverse de celle de la musique contemporaine, était très dans l’air du temps. Ça, ça me séduisait.
Comment s’est passée votre collaboration ?
Godard a une manière géniale d’utiliser la musique. Par exemple, pour Pierrot, il m’avait demandé trois ou quatre thèmes sans minutage précis j’avais une totale liberté, et lui se gardait le droit de placer la musique comme il l’entendait. Je savais qu’il le ferait bien. Quand j’ai vu le film, j’étais complètement emballé. La dualité Ferdinand/Pierrot était au c’ur du film, et j’avais donc écrit un thème pour Ferdinand et un thème pour Pierrot, dans un style assez schumannien, insistant sur la schizophrénie de la situation. Au lendemain du mixage, Godard me téléphone et me dit : « Antoine, je ne sais pas si vous serez content de la manière dont j’ai utilisé le thème de Pierrot » c’était le thème de l’action. C’était génial : il avait gardé la musique sur la bande lisse dans la cabine de mixage, et de temps en temps, en avait extrait des fragments, un peu au hasard comme ça, en les coupant. A l’arrivée, ça donne des séquences extraordinaires, avec le thème qui arrive par petits bouts, fractionné, coupé. Il avait déjà utilisé le même truc dans Une femme est une femme avec la musique de Michel Legrand. C’est sans doute le seul cinéaste avec qui on peut tenter ce genre d’expérience. Cette façon de mélanger bruitages et musique afin de créer une boucle parfaite, cette science du montage et du mixage, c’est totalement unique : la plupart du temps, je suis révolté de voir à quel point les cinéastes ne comprennent rien à la musique.
Vous classez Truffaut parmi ceux-là ?
Je pense que ce qui passionnait Truffaut, c’était de concevoir l’idée d’un film. J’ai beaucoup d’admiration pour lui dans ce domaine. Monter un film, tourner un film oui, ça l’intéressait, mais la postproduction, pas beaucoup. On s’est séparés avec Truffaut sur Domicile conjugal, je n’étais pas très content de lui, et lui n’était pas très content de moi. Il m’a écrit une lettre très gentille, comme à son habitude, m’expliquant qu’on ne s’était pas très bien compris, et qu’il allait revenir à Delerue. Et en regardant ce film récemment, je me suis aperçu que c’était pourtant ce que j’avais fait de mieux pour lui.
Comment jugez-vous, de façon plus générale, les relations entre les musiciens et les cinéastes ?
Il y a une forme fondamentale de non-communication entre musiciens et réalisateurs. J’ai, toute ma carrière, été confronté à une sorte de mépris à l’égard de la musique, partagé par la plupart des gens de cinéma, de théâtre ou de télévision. J’ai toujours dû me battre pour la musique, j’ai toujours dû la défendre face à des gens très sourds et très ignares… Alexandre Astruc avait une phrase parfaite pour vous décourager, qui résume très bien cet état d’esprit, il disait : « Je n’ai pas réussi mon film, il a besoin de musique. » C’est terrible comme propos. Moi je rêve au contraire d’une musique qui épouse la forme du film, qui la complète, qui la développe, qui joue un rôle décisif dans la construction dramatique. J’ai écrit récemment une musique originale sur un film de Marcel L’Herbier, L’Homme du large. C’est quand même bien agréable de travailler avec un metteur en scène absolument mort. Parvenir à ce que la musique et le film fassent un tout : c’est ça le rêve. Je regardais l’autre jour un film du couple Leone-Morricone. Ce qui est formidable, c’est que Leone fait totalement confiance à Morricone. Sa musique a totalement sa place dans le film. Alors que la plupart du temps, la musique n’est pas plus importante que la potiche dans le fond du décor. Je pense que je regretterai toute ma vie de n’avoir pas connu avec un cinéaste une relation intime de ce type.
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Le Cinéma d’Antoine Duhamel (Emarcy/Universal).
Pierrot le Fou, Week-End (Emarcy/Universal).