Anthony Hernandez photographie les traces de violence comme les archéologues recueillent les traces d’une civilisation disparue.
A première vue, c’est un beau paysage de pierres ou un fond sous-marin. Le sol est jonché de cristaux colorés et de craie émiettée : une joyeuse nature morte. Mais les éclats de verre ont la forme de tessons de bouteille et puent la bière séchée. Scène de guerre pour rire, la photo Shooting sites National forest a été prise dans un coin perdu du désert du Nevada, endroit prisé des adeptes du ball-painting et autres jeux de rôles paramilitaires. Anthony Hernandez a photographié ces traces de violence gratuite comme un archéologue recueille des indices historiques. Sans rien toucher ni déplacer. Arbustes maculés de peinture rouge, cartouches vides, jambe de poupée comme déchiquetée par une mine : ces paysages disent l’acharnement idiot à mitrailler des cibles de carton-pâte. Un guide du parfait petit redneck, qui n’écorne pourtant l’image de personne. Depuis quelques années, les photos d’Hernandez fuient les visages. Ses images minimalistes et bavardes s’attardent sur les traces d’un crime social tellement généralisé qu’il en est devenu invisible.
Portrait de l’Amérique par contumace, accusé sans visage mais les pieds plantés dans la mouise. Quand Hernandez explore l’univers des sans-abris (Sons of Adam : landscape for the homeless, exposé l’été dernier au Centre national de la photographie), il se glisse dans les refuges du pourtour de Los Angeles, contemple les restes des repas, débusque les couches dissimulées mais attend toujours que les habitants aient quitté les lieux. Un caddie abandonné, une chaussure défoncée : s’attacher aux objets pour montrer la pauvreté absolue, pour couper court au pathos et assécher les crises lacrymales.
Hernandez ne s’intéresse pas aux victimes mais dresse un constat d’échec. Celui d’une culture américaine suicidaire à force d’être aveugle. Ses premières photos (dans les années 1970) humaient l’air de la rue en noir et blanc, captaient les visages de passants anonymes au sortir du métro ou traversant la rue. En vingt ans, ses images se sont dépeuplées mais ont pris des couleurs. Quand il photographie des pantalons suspendus à une branche, à deux pas d’un regroupement de SDF, l’image choque moins pour son contenu social que pour sa beauté plastique, pour l’éclat du jaune des feuilles sur le tissu froissé, pour sa composition broussailleuse. Hors de ce contexte, on se croirait dans un tableau romantique ou dans une nature morte à la gloire des amours champêtres.
Ce souci d’esthétique apparemment hors de propos faire beau sur du laid résume le défi que s’est lancé Hernandez : présenter « des photos intéressantes de choses inintéressantes ». Les mots qu’il utilise pour décrire son travail (« ordinaire », « la vraie vie », « sujets sous-estimés ») ressemblent aux inconnus qu’il a autrefois photographiés : faibles, humbles, un peu honteux. Avec sa conscience sociale à l’européenne, il effraie les galeries et musées américains qui montrent peu son travail. Peuplée de files de chômeurs et de camps de vagabonds, sa Californie natale a depuis longtemps perdu tout contact avec le rêve bi-fluoré du cinéaste Gregg Araki. Jamais Hernandez ne lève son objectif vers le ciel. Pas un coin de nuage, pas une trace de perspective, pas une ombre d’horizon dans la série des Shooting sites et des Landscape. Des univers clos et nauséabonds où la seule figure humaine est une poupée cassée, le visage enfoncé dans la terre.
Jade Lindgaard
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