Anselm Kiefer, l’un des peintres allemands les plus importants de l’après-guerre, se soigne lentement de l’Allemagne et de ses fautes. A l’occasion de sa nouvelle exposition à Paris, rencontre avec un homme à la mémoire longue.
Dès l’entrée de la galerie, le bas d’un mur est complètement défoncé : « Il fallait faire ce passage pour laisser passer les sculptures. Et puis, j’ai préféré tout laisser comme ça, avec le mur cassé. C’est joli, non ? » Anselm Kiefer a le goût des ruines et des désastres. Né en mars 1945 dans une Allemagne détruite, il aura d’ailleurs passé l’essentiel de son oeuvre à voir le désastre, à affronter le spectre du nazisme quand la RFA des années 70 préférait foncer tête basse dans l’oubli, l’américanisme et le capitalisme bon train. Quitte à engendrer les malentendus et les suspicions, il réveilla les mythologies wagnériennes et les associa à l’Holocauste, lança Siegfried et Parsifal sur des landes brûlées, des terres gelées ou caillouteuses qui semblent mener tout droit vers Auschwitz, peignit sur d’immenses toiles les ruines des architectures nazifiantes façon Albert Speer, secoua le vieux fonds des légendes germaniques pour livrer à ses contemporains teutons la figuration insoutenable de leur faute et de leur culpabilité. Une entreprise cathartique allant même jusqu’à des toiles volontairement sinistres, rendant hommage au plus désastreux des peintres inconnus et frustrés, Adolf Hitler.
Mais pour l’heure, à la veille du vernissage, l’artiste allemand se promène avec bonheur dans la galerie Yvon Lambert. Blagueur, joyeux, visiblement excité par ce nouveau rendez-vous parisien, plutôt certain de la bonne allure de sa nouvelle exposition. Ses assistants retirent les couvertures de feutre qui permettent de déplacer les sculptures et laissent éclater la blancheur salie, décrépie des femmes antiques disposées dans l’espace. « Je préfère le dire en allemand : Die Frauen der Antike. En français, les antiquités, ça fait plutôt brocante. En allemand, c’est plus lyrique. » Avec leurs robes en plâtre, ces sculptures sans visage dessinent un étrange bal des vamps : on y croise des femmes suppliciées, telle Cornelia emmurée vivante, ou une sorte de sainte Catherine soumise au supplice de la roue, les bras élargis et chargés de briques rouges. Mais aussi une Juive errante, la Chekhina issue de la kabbale, le corps strié d’éclats de verre, séparée de Dieu. Plus une empoisonneuse comme Agrippine, et des femmes écrivains supportant ces énormes livres de plomb que l’artiste compose et fait sécher dans son atelier. Dans le coin droit de la pièce, une autre Dame Blanche, la robe de plâtre presque déchirée, fait son apparition dans une forêt de ronces et de barbelés. Derrière ces femmes d’antan, sur d’immenses panneaux blancs arrangés comme pour former un décor de théâtre, l’artiste a écrit des noms à la main : Circé, Julia Donna, Messaline, Agrippine, mais aussi Katarina et même Ulrike Meinhof. L’exposition d’Anselm Kiefer est donc un espace fantomatique où les légendes s’appellent et se confondent, où les récits de la Bible et de l’Antiquité côtoient ces Dames en blanc, mortes depuis vingt ans, et que les récits fantastiques font parfois surgir, la nuit, au bord d’une route. Dans cette forêt de signes, l’Histoire établit de libres correspondances entre toutes ces femmes sans visage, figures insoutenables de l’ordre masculin, souvent réduites à un nom : comme cette Tamara Bünke, maîtresse d’un certain Che Guevara que Kiefer associe librement au roi Héliogabale. Au gré des correspondances qu’il établit à travers les âges, cet artiste qui ne se veut pas aussi contemporain que les autres réactive et détériore à la fois une pratique ancienne, considérée encore auXVIIIème siècle comme le plus noble des arts : la peinture d’Histoire, avec ses compositions immenses et sa dramaturgie époustouflante, mêlant la fable et le réel, portant sur des sujets bibliques autant qu’historiques. Mais Kiefer ne se contente pas de relier entre eux les faits et les noms, il travaille l’Histoire comme on retourne une terre et nous en donne sa propre leçon, évidemment cyclique et illogique, confrontant l’Ancien et le Nouveau, dévoilant la présence constante des morts chez les vivants. La preuve lorsqu’il évoque en souriant sa récente rencontre avec l’empereur du Japon pour recevoir à Tokyo le Prix Impérial, accordé avant lui à quelques artistes d’exception (Balthus, Twombly, César…) : « L’empereur n’est pas vraiment une personne, c’est quelqu’un de très formel, tandis que l’impératrice est déjà plus chaleureuse, plus humaine… J’imagine que la cour de Vienne, au XVIIIème siècle, devait être assez semblable. » Inéluctable retour de l’Histoire.
Depuis 1992, l’artiste s’est installé à Barjac avec ses oeuvres, ses ronces et sa femme, en haut d’une colline de l’arrière-pays nîmois, transformant en atelier une ancienne filature de soie. Quitter l’Allemagne pour le sud de la France, ce n’était pas seulement accomplir le périple lambda de l’Allemand à l’âge de la retraite, plutôt un moyen de tenir à distance les démons et les thématiques de l’après-guerre. L’organisation du lieu incarne pleinement la mythologie personnelle de Kiefer. En haut, les livres sèchent sous des ventilateurs, au sous-sol s’accumulent des objets en tout genre (barbelés, matériel électrique usagé, ronces, mauvaises herbes…). Dans un bâtiment annexe, on marche sur des photographies posées à même le sol et recouvertes de sable. « Vous êtes venus il y a un an et demi je crois ? Vous savez, ça a beaucoup changé depuis : j’ai agrandi certains bâtiments, des jardiniers s’activent sans cesse autour de l’étang, des tournesols ou des ronces, j’ai même installé une de mes sculptures féminines dans un coin de forêt. J’ai parfois l’envie d’en faire une sorte de fondation que les gens pourraient visiter. » On savait déjà qu’il y avait du Hölderlin chez Kiefer, mais on ignorait encore sa tendance Facteur Cheval : à la manière de Barthes jugeant Voltaire comme le dernier des écrivains heureux, et en dépit du traumatisme pictural qu’il infligea longtemps dans ses toiles à l’Europe d’après-guerre, il faut imaginer Anselm Kiefer comme un artiste heureux.
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