Interview de l’artiste avant son passage sur la scène parisienne de la Philharmonie de Paris, dans le cadre du festival Days Off.
L’artiste autrefois connue sous le nom de Antony and the Johnsons revient avec un album, Hopelessness. Un disque-manifeste, terrifiant et radical, à la hauteur du délabrement du monde. Pour mettre en musique cette fièvre, la songwriter s’est alloué les services des producteurs électronique Hudson Mohawke et Oneohtrix Point Never. Le résultat est un bourrasque electro aux antipodes de la pop lyrique et affectée qui avait pourtant fait la réputation de la chanteuse transgenre. Fidèle à sa vision d’une écologie féministe, Anohni Hegarty s’empare de la chose politique et liquide méthodiquement le bilan de l’administration Obama: de la guerre en Afghanistan, au réchauffement climatique, de la surveillance généralisée au camp de Guantánamo.
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Avant son concert ce soir à la Philharmonie de Paris dans le cadre du festival Days Off rencontre avec une voix singulière pour qui la musique est une forme de résistance.
L’album tranche incroyablement avec vos précédents travaux. Aviez-vous la sensation de prendre un risque en vous éloignant autant de ce qu’on connaissait musicalement de vous ?
Anohni – C’était une évidence. Je savais que je prenais mes distances avec le reste de mon oeuvre plus orchestrale mais cela brûlait en moi depuis trop longtemps. C’est comme une nouvelle saison dans mon travail.
Cet disque s’inscrit dans une longue tradition d’album de protest songs. Aviez-vous en tête des modèles comme Neil Young ou Public Enemy quand vous en avez entamé l’écriture ?
J’étais surtout inspiré par des disques dance-punk de la fin des années 80. Des choses très underground et subversives comme le label Savoy records, basé à Manchester qui défendait une dance music super agressive avec des paroles vraiment intenses. J’ai aussi repensé à des filles des années 90 comme Black Box. Les textes sont graves mais je voulais des musiques galvanisantes. Je ne voulais pas être dépressif mais expressif. Véhiculer des émotions, c’est un peu ma spécialité. Et le désespoir est une émotion.
L’une des leçons du disque est qu’on ne peut séparer vos luttes. Pour vous, le combat pour le féminisme est lié au combat contre la guerre ou à celui de l’écologie…
Notre monde est rongé par une seule et même maladie ou, si vous préférez, par une multitude de syndromes interconnectés et qui participent à l’effondrement de la biosphère. Je fais un parallèle avec le sida: au début de l’épidémie, les chercheurs faisaient face à des cas de toxoplasmose, de pneumonie, de sarcome de Kaposi… Puis ils ont compris qu’il s’agissait d’un seul syndrome mais qui avait plusieurs visages. Cela s’applique à notre relation à la Terre aujourd’hui. Les souffrances qu’on inflige à la planète ont plusieurs visage mais un seul résultat, l’écroulement des écosystèmes. Je voulais produire une musique qui exprime cela aussi clairement que possible car c’est ce que j’ai sur le coeur. Les critiques perçoivent souvent ce disque comme l’un de mes projets les moins personnels, mais c’est tout le contraire. C’est peut-être mon travail le plus intime.
La chanson Drone Bomb Me est écrite du point de vue d’une petite fille afghane qui implore un drone de la bombarder. Comment s’empare-t-on d’un sujet aussi grave ?
J’ai dit ça à l’antenne de la BBC et ça m’a valu pas mal des problèmes. On m’a reprochait de m’approprier une voix qui n’était pas la mienne. Pour être honnête, cette chanson est la somme de plusieurs histoires: celle d’une victime de bombardement, celle de l’agresseur mais aussi la mienne. Comme un kaléidoscope. Je voulais créer un espace de conversation émotionnel, spirituel et physique sur ce sujet. Les Américains n’ont pas vu un seul cadavre de victime de guerre dans les médias depuis plus de 25 ans. Pourtant les Etats-unis ont tué plus d’un million de personnes depuis la première guerre du Golfe. Depuis le Vietnam, le gouvernement sait que s’il veut que l’opinion soutienne une guerre, il ne faut pas montrer les corps. Les Américains ne savent pas qu’ils ont du sang sur les mains !
Sur ce disque, vos coups les plus rudes sont adressés à Barack Obama, notamment sur un titre qui porte son nom…
Depuis qu’Obama est entré en fonction, les choses ont empiré. La situation économique des pauvres aux Etats-Unis se dégrade, la vie des Noirs américains ne s’est pas améliorée en 8 ans et l’Europe tombe en miettes… Je vois un président qui pleure des larmes de crocodile pour 50 morts dans la tuerie de Sandy Hook, puis je lis que 150 personnes innocentes ont été accidentellement tuées dans des attaques de drones. Où sont les larmes d’Obama pour ces gens ? Il tente d’en finir avec le souvenir de la guerre en Irak mais sans en nettoyer les plaies. Quand il est arrivé au pouvoir, il a admis : « Oui, des crimes ont été commis », « nous avons torturé des gens ». Ce sont ses mots exacts. Mais que faisons-nous pour les victimes de ces crimes de guerre ? Si on continue à nier ces crimes contre l’humanité, les choses vont empirer. Toutes les capitales d’Europe sont aujourd’hui la cible d’attaques. Cette infection, d’où vient-elle ? D’une guerre qui a été déclarée sous de faux prétextes. Parfois, je me dis que les progrès sociétaux sont utilisés comme des écrans de fumée pour nous distraire de manoeuvres plus profondes et malveillantes. J’entends « Black Live Matter » mais on tue toujours les enfants noirs dans les rues. J’entends « mariage gay » mais on nous enlève les droits à la procréation !
Paradoxalement, Obama jouit d’une image positive en Europe. Sa présidence a vu l’avènement de l’assurance maladie, du mariage pour les couples de même sexe…
Aux Etats-Unis, des gens se battent le mariage pour tous depuis 45 ans ! Obama n’y est pour rien ! Ce qui aurait été courageux de sa part, ça aurait été de poursuivre pour crime de guerre la précédente présidence. Entendez-moi bien: je ne suis pas contre les droits pour les LGBT mais j’assume déjà tous mes droits. Les droits des homosexuels sont éminemment importants au Moyen-Orient, en Afrique, dans ces pays où les gens sont tués parce qu’ils sont gays, où des gamins sont jetés du toit après avoir été utilisés comme esclaves sexuels par Daech. Mais je pense que la condition des personnes LGBT s’inscrit dans un système bien plus large de domination, de misogynie et l’oppression des femmes. Tout est interconnecté, la condition des femmes comme le viol de la Terre. Il faut ouvrir les yeux sur la situation globale. Les femmes sont en première ligne alors qu’elles sont la plus grande source de sagesse que nous ayons dans nos cultures. Qu’allons-nous faire pour changer les choses ?
Donc il est reste en vous une part d’optimisme? Pourtant le disque s’appelle Désespoir…
Le désespoir est selon moi le sentiment le plus partagé aujourd’hui. La plupart des gens regardent le futur et ne voient aucune option. Nous sommes tenaillé par cette crainte judéo-chrétienne de l’Apocalypse, cette mythologie patriarcale dont on nous gave depuis plus 2 000 ans. Mais c’est leur histoire ! Ça n’est pas une fatalité ! Même s’il est déjà tard, nous pouvons encore agir. Je me fous de l’optimisme ou du pessimisme, de l’espoir ou du désespoir. Il y a des activistes incroyables qui se sentent désespérés et des tas de gens infects qui se sentent pleins d’espoir. Marine Le Pen est probablement pleine d’espérance à l’heure actuelle !
Quand on entreprend un tel disque, c’est qu’on a l’ambition de changer la donne. Mais pensez-vous qu’une chanson, qu’un album puisse réellement changer les choses ?
Je n’en sais rien. Bien sûr, en tant qu’artiste, mon intention est d’explorer le contour de mon champ d’influence. En tant que musicienne, j’ai accès aux médias. Je peux défendre des points de vue qui me semblent utiles. Mais en définitive, je n’ai pas tant écrit ce disque pour changer les esprits que pour soutenir ceux qui partagent déjà mon constat sur le monde et leur dire qu’ils ne sont pas seuls. Je pense que la plupart des gens partagent ma vision mais qu’ils ont peur d’avoir cette conversation. Et c’est ce déni qui accélère les choses.
Vous répondez désormais au nom d’Anohni. Les médias semblent découvrir votre identité transgenre grâce à ce changement de nom…
Je n’ai jamais caché qui je suis. Mon premier album traitait déjà de ma transidentité. Les médias entendaient que j’étais transgenre mais continuaient à utiliser le pronom masculin pour parler de moi, à prétendre que j’étais un homme. Pourtant, c’est une simple question de respect. Je veux seulement qu’on s’adresse à moi avec dignité. Ça ne veut pas dire que j’ai la même expérience de vie qu’une personne née biologiquement femme mais dans le spectre de la binarité sexuelle, je me situe du coté des femmes. C’est tout.
Lors de votre dernier passage à Paris à la salle Pleyel, Lou Reed vous a rejointe sur scène pour chanter Candy Says, peu de temps avant sa disparition. Quel souvenir gardez-vous de cette soirée ?
C’était tellement triste. Mon rôle auprès de Lou a toujours été de le soutenir, d’être pour lui une sorte de miroir opposé : quand il était dur, j’étais tendre. Quand il était faible, j’étais fort. Quand il était en colère, j’étais apaisant. Lou avait une vision très noble et exigeante de la musique, chanter avec lui a été une expérience très spéciale. Il a toujours été très affectueux avec moi. Je voulais être la voix qu’il aimait, celle qui apaisait son âme. Ça n’a pas été difficile de le convaincre de monter sur scène avec moi: Laurie (Anderson, la musicienne femme de Lou Reed, NDR) organisait le festival, c’était une affaire de famille. Ce soir-là, le groupe a compris que c’était la dernière fois que Lou montait sur scène. Il me manque terriblement.
Romain Burre
Anohni sera ce soir 4 juillet, à 20h30 sur la scène de la Philharmonie dans le cadre du festival Days Off.
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