Des photos, des croquis, des coupures de journaux, des sacs plastiques… Avec des matériaux humbles et fréquents, Annette Messager travaille depuis trente ans sur la mémoire et met au jour une archéologie du quotidien.
Annette Messager n’est pas née de la dernière pluie. Dans les années 70, elle s’est imposée comme femme artiste alors que les robots-mixers révolutionnaient les foyers. Aujourd’hui, elle empaille et déguise des animaux, découpe, taillade, crée des clans de sacs en plastique, des totems de peluches et des fresques en oeil de nounours. Pas de militantisme sauvage dans ses oeuvres : elle préfère détourner les clichés avec ironie pour redire les liens qui attachent art et société. Entretien détendu dans une maison emplie d’oeuvres en train de se faire. Et de se défaire.
Annette Messager A chaque fois que j’expose des oeuvres que je n’ai pas vues depuis longtemps, je suis surprise. En bien ou en mal. Les rétrospectives m’ont énormément fait redécouvrir mon travail. Je me dis « Tiens, j’ai fait ci, maintenant je fais ça. » Cette forme de va-et-vient m’a beaucoup servie.
Vous regardez ces oeuvres anciennes comme si elles avaient été conçues par quelqu’un d’autre ?
J’essaie. Quand je visite une de mes expositions, au lendemain de l’installation par exemple, je me dis « Je ne connais pas cet artiste. Je vais découvrir son travail. » Je le fais sérieusement, pour tout critiquer. Mais c’est un peu difficile. Parfois, je ne peux pas supporter ce que je fais, je n’en peux plus, j’en ai marre, ça me dégoûte. Je ne veux plus travailler, plus rien faire. Et puis à d’autres moments, je trouve ça pas si mal.
Le doute est-il pour vous un instrument de travail ?
En général, si j’ai une idée trop précise de ce que je veux faire, ça ne marche pas du tout. Parce que j’ai l’impression que c’est déjà fait. C’est productif quand ça reste aventureux. Je manipule des choses, des matériaux, je les laisse reposer, j’attends, je les reprends. Je les regarde tout le temps, puis je passe à autre chose…
Vous arrivez parfois à ne plus y penser ?
C’est vrai que je suis un peu obsédée quand même…
Ça devient un sacerdoce ?
C’est un mot encombrant. En même temps, ça prive d’une partie de la vie. La vie quotidienne ne me plaisait pas tellement sans doute pour que je m’enferme dans ce que je fais. Et ça m’apporte c’est un mot un peu triste le bonheur. C’est un peu con mais c’est vrai que, quand j’ai l’impression d’avoir trouvé quelque chose, d’être sur une piste, je suis excitée, à l’affût et ça m’apporte des joies incroyables. Si je pense à quelque chose que j’ai envie de réaliser, je sors et tout me parle. Je vois des signes partout : un truc dans une vitrine, la manière dont une femme tripote son chien… C’est moi qui les vois, mais en même temps, ces images me sont offertes.
On retrouve aussi dans votre travail des références au cinéma.
Le cinéma m’a beaucoup influencée, Hitchcock surtout. Les gros plans du cinéma… J’ai fait beaucoup de fragments de corps, j’ai photographié des narines, des yeux, ce qui est très cinématographique.
On retrouve aussi une photo de Johnny Depp, extraite d’Edward aux mains d’argent de Tim Burton, dans l’une de vos installations.
Ah, j’adore ce film ! J’aime bien quand Edward découpe, quand il sculpte de la glace à la fin. Il y a tout Jeff Koons là-dedans. Je trouve le film très joli, c’est un conte de fées un peu triste. J’aime bien.
Des écrivains vous ont-ils influencée ?
En ce moment, je lis Christine Angot. C’est très violent, on ne peut pas faire plus violent. Elle atteint les limites : on se demande pour qui elle se prend. Elle fait dire aux autres qu’elle est belle, sexy. Mais montre aussi une vraie méchanceté vis-à-vis d’elle. Elle fait dire à son copain « Ton sexe pue en ce moment. » Elle n’est pas non plus très sympathique avec le lecteur. Elle dit « Vous reprochez à la littérature française d’être narcissique : mais lisez-moi ! » C’est assez dans la continuité de Duras. Il y a une vraie écriture personnelle, pleine de répétitions. Elle parle tout le temps de la même chose.
Vous aimez cette rythmique ?
Oui, ce ressassement, comme chez les hystériques. Comme chez Antonin Artaud, que j’ai adoré. J’avais des bandes radiophoniques de ses textes, avec sa voix : « Les petits enfants, on prend le sperme des petits enfants américains ! »
A quoi travaillez-vous en ce moment ?
Je vais percher plein de petits oiseaux, environ deux cents, dans une chambre du palais des Papes à Avignon, dans le cadre d’une exposition sur la beauté en avril prochain. Ils seront cagoulés. Et pour évoquer la beauté, j’ai placé des miroirs en dessous. Parce que la beauté, c’est nous.
En 1971, vous aviez déjà utilisé des oiseaux empaillés, vos Pensionnaires.
Ils seront exposés au Centre Pompidou, dans les collections permanentes, pour la réouverture en janvier prochain. Désormais, ils sont préservés. Eux ne mourront pas, ils vont rester, on va s’en occuper. Tandis qu’avec moi, dans mes réserves, ils étaient mis n’importe comment.
En quoi le milieu de l’art a-t-il changé depuis votre première exposition personnelle en 73 ?
Il n’y avait pas de milieu de l’art, il n’y avait presque rien en France. Alors les filles, c’était encore moins que rien. La France est quand même un pays… macho. Mais ce n’est pas comparable à aujourd’hui ! Au début, j’ai joué sur ce côté féminin. Je voulais faire des petits machins de fille. Mais forcément, les gens ne pouvaient pas rentrer dedans. J’avais conscience que les femmes artistes n’avaient jamais montré un travail dit de femme, qu’un point de couture ça peut être très très beau. A l’époque, l’art conceptuel, minimaliste dominait. Il y avait aussi le groupe Support/Surface. Tout le monde faisait des bandes, des carrés. Moi, au contraire, je voulais faire des petits dessus, de la broderie, des petites photos. Ça marchait en Allemagne, et si je l’avais fait en très grand, en le magnifiant, ça aurait pu marcher ici. Mais j’en restais aux albums… Après Mai 68, il y a quand même eu une grosse coupure. Un événement malheureux parce que beaucoup d’artistes ont alors abandonné, par opposition à l’art bourgeois.
Toucher au corps féminin, comme vous l’avez fait alors, c’était une forme d’implication politique ?
J’ai fait des dessins sur le corps, dessiné l’intérieur du corps. Disons plutôt que c’était une implication sociale, très certainement. Par exemple, j’ai recopié deux cents proverbes sur les femmes, tous plus affreux les uns que les autres. Je ne les ai pas sélectionnés, je les ai trouvés comme ça. Mais je n’ai jamais pris le côté à rebours sur le mode « Voyez, c’est pas bien ce qu’on dit des femmes. » C’était au contraire pour leur rentrer dedans. J’ai pris ce chemin de traverse pour montrer la beauté des recettes de cuisine, du travail féminin. Pour le magnifier plutôt que de dire « Il faut en sortir. » C’est le contraire des militantes féministes américaines. C’est sans doute pour ça qu’ils ont aimé mon travail là-bas, à l’inverse de la revendication.
Vous avez aussi brisé l’image de la femme objet dans les années 70, du mannequin parfait…
Oui, ça m’amusait. C’était l’époque des performances corporelles et des tortures volontaires. Des performances terribles : se retirer les poils, se retirer tout ! L’art et la société sont très liés. Je voyais récemment des images des manifestations anti-OMC à Seattle. Des militants brandissent des piques avec une sorte d’oiseau dessus. Ça m’a bien plu. J’ai gardé plein de documents.
Vous vous êtes souvent mise en scène, en rappelant votre nom, en disant « je ».
J’ai toujours dit « je », mais en me moquant de moi-même, parce que ce n’était jamais autobiographique. J’ai intitulé certaines uvres Mes trophées, Mes vœux, comme une forme de possession pour dire « moi moi moi », avec tout ce que cela peut avoir de désagréable, mais c’était volontaire.
Vous avez fait des photographies pour Christian Boltanski, vous ne travaillez jamais avec d’autres artistes ?
J’aimerais bien, je l’ai déjà fait, mais c’est excessivement difficile. Je pense que le bon artiste se révèle au moment où il déraille, où il fait une erreur dans son travail. Si on est à deux, l’un dit toujours à l’autre « Tu as tort de faire ça. » C’est pour ça que les artistes qui ont travaillé à deux, comme Gilbert et George, ont du mal à évoluer. Ils discutent tout le temps et ne peuvent plus se laisser aller à une folie, à une bêtise. Il faut avoir tort, aller vers l’erreur. Quand j’ai commencé dans les années 70, j’avais dit à des amis que je voulais me donner des noms : « Annette Messager collectionneuse », « Annette Messager femme pratique »… Et ils m’ont répondu « Mais tu te trompes complètement, regarde les Américains, ils font tous la même chose, c’est comme ça qu’on peut être connu. » Si je les avais écoutés, j’aurais été dans l’erreur totale !
Vous dessinez souvent des organes, l’intérieur du corps.
C’est comme dessiner une forêt. C’est quand même dégueulasse tout ce qu’on a à l’intérieur. Les intestins que j’ai faits, je voulais qu’ils ressemblent à des coussins, à des poupées. Il faut garder une distance, que ça reste de l’ordre de l’imaginaire. Ce qui m’intéresse, c’est un fantastique qui est là, en nous, pas le fantastique lointain. Ce qui m’intéresse, c’est en nous-mêmes.
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Par Magali Nachtengael
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