Annette Messager, artiste.
Quels sont vos premiers souvenirs de spectacles ?
Quand j’étais petite, je vivais à Berck-Plage. Les grandes sorties, c’était les cirques. Il y avait trois singes, un clown, des petits chiens savants, des chevaux avec des écuyères : c’était comme du Fellini. Des cirques minables de province qui faisaient les villages, dans le froid de l’hiver. Pour moi, c’était féerique. C’était de la magie avec presque rien. C’est lié au froid, aux souvenirs dans la nuit, aux petites lumières de couleur, aux pleurs parce que ma mère ne voulait pas que j’y aille… Plus tard, quand j’étais au collège, j’ai joué une pièce de Ionesco, La Leçon. J’ai relu le texte récemment, il est assez étrange, avec des moments érotiques. Ça a dû me marquer parce qu’il y a des phrases : « couteau, langue, couteau », « j’ai mal aux dents », des choses sur le corps, des bribes, des fragments qui sont assez proches de mon travail. J’ai aussi connu un peu Kantor, dont le travail théâtral est presque proche de la performance : les objets y sont très étudiés, des mannequins représentent les acteurs, ça crie. Ce que j’aimais aussi, c’était sa propre intervention. Il était toujours là, sur scène, et donnait des indications avec ses mains comme un chef d’orchestre. C’était très violent.
Vos films préférés ?
Quand je suis arrivée à Paris, j’ai fait les Arts-Déco, rue d’Ulm, la même rue que la Cinémathèque. Autant dire que je n’étais pas beaucoup à l’école. Je pense que c’est ça qui m’a le plus nourrie. Ce qui est fascinant au cinéma, c’est que lorsqu’on est dans le noir, on est à la fois tout seul et avec d’autres gens. On a l’impression qu’il ne peut rien arriver. On est à l’abri, on peut pleurer, pas comme dans un musée en pleine lumière. J’ai vu beaucoup de westerns. A part ça, c’est très classique, mais j’adore La Règle du jeu de Jean Renoir. Il y a les gens du château et les serviteurs, des histoires d’amour qui se croisent, un petit théâtre. C’est le film que je revois le plus. Il y a aussi Lola Montès de Max Ophuls, ce personnage féminin extraordinaire, qu’on peut toucher pour un dollar. Pour moi, c’est comme les collectionneurs qui s’approprient la vie des artistes. Sinon, le soir, je me couche vers minuit et demi et je regarde un film d’horreur, qui me donne des palpitations toute la nuit ; ça me fait du bien. J’adore aussi les films indiens très mauvais, où ça chante, ça danse. C’est tellement mal filmé qu’il y a une sorte de fraîcheur. Sinon, j’attends avec impatience le prochain film de Leos Carax. Et je regrette que Chantal Ackerman fasse si peu de choses.
Et les livres ?
J’aime beaucoup aller dans les librairies. J’achète des livres que je ne lis pas, ou j’en lis un chapitre. Il y a Duras. C’est quand même une femme sacrément curieuse, très très étrange. J’ai une passion pour le livre L’Homme assis dans le couloir. C’est une des rares femmes qui a bien écrit sur l’amour, sur le corps des hommes, le corps des femmes. Il y a un livre que j’adore, La Pianiste d’Elfriede Jelinek. Je le recommande toujours à mes amis. Très dur, très violent, sur la mère, sur les hommes. Ce qu’elle a écrit après est malheureusement un peu trop caricatural. J’adore aussi Thomas Bernhard, Pessoa, et j’aime bien lire Cioran. Il y a un autre livre que je lis tout le temps, c’est L’Avenir dure longtemps d’Althusser, son dernier livre. Très beau, sur le marxisme et en même temps très psychanalytique. Si je vous parle de mes lectures, je dois aussi vous parler des dictionnaires. J’adore les dictionnaires. Pendant une demi-heure, je regarde des mots. C’est sans fin. On a l’impression qu’on peut tout y trouver, que tout est réuni. Ça n’a rien à voir, mais je lis aussi régulièrement Françoise Dolto. Elle a écrit « Les enfants et les chiens savent tout » : je voudrais mettre cette phrase en exergue d’une exposition. On sent vraiment qu’elle aime les gens, qu’elle a un regard bienveillant et très juste. Quand je voyage, je prends des bouts de livres. Je déchire des livres, comme ça, c’est moins lourd. J’en prends trente pages. Tous mes livres sont coupés à cause de ça. En ce moment, comme j’arrive à rien lire, je regarde des recettes de cuisine. Je garde des recettes que je ne fais jamais, des adresses où je ne n’irai pas. Je déchire une page, je l’accroche. C’est affreux ce que je fais. Un livre, pour moi, ça doit être manipulé.
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