Rencontre douce amère avec la photographe suisse Annelies Strba autour de son uvre Shades of time, magistral regard sur vingt-cinq ans de vie. Sensible intimité.
Message brouillé. Annelies Strba a des cheveux de poupée mais a dépassé la cinquantaine. Porte des vêtements bigarrés de néo-hippie (veste bleu ciel, T-shirt fuchsia, robe orange) mais assure la promo de ses expos comme une businesswoman, plutôt froide, sans y mettre beaucoup d’elle-même. Vient à Paris pour y présenter une magnifique projection de photos (Shades of time) au Centre national de la photographie (CNP) mais affirme ne plus aimer les images fixes. D’ailleurs, elle ne s’intéresse plus qu’à la vidéo depuis quatre ans. Expose dans les lieux d’art les plus ouverts aux aventures formelles et conceptuelles du moment (la Kunsthalle de Zurich, le Printemps de Cahors il y a quatre ans) mais déclare ne jamais aller voir d’expositions. Tout juste concède-t-elle parfois fréquenter les prestigieux musées italiens et leurs chefs-d’ uvre historiques. Et nomme Balthus, seul artiste qu’elle accepte de citer, avec, en la poussant un peu, Francesca Woodman, photographe américaine morte il y a 20 ans après s’être épuisée à représenter sa propre disparition. Elle a connu Balthus mais refuse d’évoquer le contexte de leur rencontre. Sort sa trousse de toilette rose. Se repeint les lèvres en rose (vif) après avoir bu un jus d’abricot. Acquiesce à peine lorsqu’on évoque les activités de son fils DJ.
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Pas facile d’entrer dans le vif du sujet, de quitter la surface des choses avec cette artiste suisse domiciliée non loin du lac de Zurich et découverte il y a dix ans avec de troublantes images-miroirs de sa vie de famille. Magistral égotisme dont elle peine à s’extirper. Annelies Strba, absorbée par son intériorité et celle de ses proches, semble ainsi vivre dans son propre monde. Une bulle de souvenirs et de fortes émotions pas forcément confortables mais assez intenses pour ne plus avoir besoin des autres. Pendant 25 ans, elle a photographié tous les jours sa maison, ses enfants (deux filles, un garçon) parfois son mari, ses voyages. Alternant l’utilisation du noir et blanc et de la couleur, du flou et de la mise au point. Une chronique intime qu’un ami l’a apparemment un jour convaincue d’exposer dans un musée. Elle choisit alors de les tirer en très grand format, sur du tissu (question de matière et de relief) et de les épingler à même le mur, comme elle l’a fait pour son actuelle exposition au CNP. On y distingue un beau visage de petite fille, les cheveux ceints d’une couronne de fleurs,
une barre d’immeubles, de nouveau une petite fille mais cette fois debout dans une cuisine. Scènes hors du temps, impossibles à dater, détachées de leur époque tant elles évoquent l’histoire de l’art et de la représentation jusque dans leur étoffe déjà jaunie par le temps. « La photo ne m’intéresse pas en soi. Je ne veux pas montrer qu’une façade mais des sentiments, l’histoire qu’il y a derrière. »
Ce qui nous conduit à l’ uvre principale de son exposition parisienne, Shades of time. Une uvre unique, sensible et dense, présentée sous la forme d’une projection d’images, trois par trois, mise en musique par le fils de l’artiste. Deux petites filles couchées sur leur lit. Des immeubles en construction. Une chambre en désordre. Une galette des Rois. Un enfant dans une baignoire tenant un chat entre ses bras. Des scènes de jardin. Et dans une cuisine… Les corps changent, les visages s’affirment, les coiffures évoluent. Les années passent. Shades of time raconte ainsi vingt-cinq ans dans la vie du clan d’Annelies Strba à la manière du séminal Ballad of sexual dependency de Nan Goldin. Sauf qu’ici drag-queens, club kids et shoots d’héro ont laissé la place aux regards tristes et aux scènes sur le vif pris par la mère. Impassible, le slide show se déroule à son propre rythme, sécrétant son propre temps. De la maternité à l’enfance et de l’enfance à la maternité, puisqu’en fin de parcours la fille d’Annelies Strba portant son bébé remplace la figure de sa propre mère la tenant vingt ans plus tôt dans ses bras, tandis que le beau mix résonnant de basses omniprésentes qui fait office de bande-son crée une tension inquiétante, à l’encontre de la simplicité antispectaculaire des photos.
« Ce n’est pas une uvre d’art, se défend pourtant l’artiste suisse, c’est ma vie. J’ai trois enfants, mon mari, mes petits-enfants… ma vie est tellement pleine que je dois bien en faire quelque chose. » Avant de rajouter un peu plus tard, soudain curieusement peu généreuse : « Je ne vais jamais au cinéma, je ne regarde pas la télévision. Je ne regarde jamais autre chose, je n’ai pas le temps. J’aime mieux rester avec mes enfants. »
Un peu trop facile, la thèse de l’art spontané, de l’écriture automatique de sa propre vie. N’en déplaise à Annelies Strba, on peine à croire à une uvre par défaut, simple excroissance d’une vie familiale comblée. Non pas que les individus heureux ne puissent devenir de bons artistes, mais parce que la beauté formelle de Shades of time laisse sans doute peu de place à l’improvisation. La densité des couleurs, le sens de la composition de l’image, la justesse du regard sur son propre quotidien (ni snapshots volés ni photos de famille posées) : tout y respire l’hommage à l’histoire de l’art. Photographique dans sa forme technique, Shades of time évoque pourtant bien davantage la peinture, comme si ces triptyques d’images projetées les unes après les autres n’étaient finalement qu’une forme contemporaine et déconstruite de tableaux qui ne diraient pas leur nom. De la peinture morcelée pour dire un monde tourmenté. Annelies Strba accompagne les images de ses enfants de vues de Kobe, d’Hiroshima et de Tchernobyl. Fruits de voyages et donc d’expériences personnelles. Et une façon d’inscrire sa propre histoire dans celle des autres. Sans complaisance, elle montre des fillettes japonaises riant dans la rue pour évoquer les souffrances du Japon contemporain. Toujours ce chaud et froid, ce balancement entre douceur et aigreur, harmonie et angoisse, que l’on retrouve dans les deux mystérieuses vidéos sur Paris et New York, qu’elle présente dans une expo concomitante, beaucoup plus intéressantes que leurs pendants photographiques.
« Je n’aime plus faire de photos fixes, dit-elle encore, la vidéo est plus proche de la vie parce qu’elle est dans le mouvement. Je peux montrer plus de choses. Je n’aime pas me contenter d’accrocher mes images. J’aime jouer. » Disparaissant sous un large manteau rose, juchée sur de surprenants croquenots à talons, elle ressemble soudain à un personnage kitsch et surcoloré de l’univers fantasque d’une autre artiste suisse, Pipilotti Rist. Pourtant c’est une uvre autrement plus austère qui traverse son travail. Quand le visage pâle et inquiet des filles de Strba remplace celui de la mère, la troublante similarité de traits des trois femmes à quelques années d’intervalle s’offre en écho à la fameuse superposition de visages du Persona de Bergman, faisant de Shades of time un moment d’art tout aussi métaphysique
et épuré.
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Shades of time jusqu’au 14 mai au Centre national de la photographie, 11, rue Berryer, Paris viiie, tél. 01.53.76.12.32.
Annelies Strba présente aussi des films récents à l’invitation de la Caisse des dépôts et consignations en son espace du 13, quai Voltaire (Paris vie), jusqu’au 14 mai.
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