Survol scandaleusement arbitraire d’une année 96 qui n’aura déçu que les professionnels de la déception : comment faire la fine bouche quand la musique part en courant dans tous les sens ?
Cela devrait devenir méchant avec l’âge, tout grincheux acariâtre. Dix ans, pensez, déjà l’âge des anciens combattants, de la conduite au rétroviseur, des crispants « C’était mieux hier. » Dire que les autres ont eu 30 ans de vol cette même année… Ça doit pas être facile de faire décoller une aussi vieille carcasse. Pourtant, pas question de se lasser une seconde du paysage : le rock, c’est la mer, avec ses vagues et ses marées, ses naufrages et ses sauveteurs, toujours familier et jamais le même.
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Si le couple vieillit, le rock se débrouille toujours pour trouver de nouvelles séductions pour nous garder, esclave consentant, au foyer. Quand de vieux bibards vous affirment que le rock est mort, ne les croyez pas : ce n’est pas le rock qui ne sait plus aguicher, mais eux qui sont devenus impuissants. Les oreilles toutes mollasses, ne bandant plus qu’à grand renfort d’aphrodisiaques clinquants, à base de soufre et de poudre aux yeux.
En baptisant son album Beautiful freak joli monstre ou joli paumé , Eels a miraculeusement résumé l’année. Des jolis monstres, au sens Dr Frankenstein du terme, 1996 en a réveillé des bataillons entiers : des monstres faits de bouts de ficelle et de bouts de rien, le corps chancelant et approximatif mais le cerveau, lui, parfaitement en place, surdimensionné. On a parlé d’intelligent-techno, d’intelligent-jungle, on a tout simplement oublié de parler d’intelligence. 1996 s’est surtout passé dans les laboratoires : certains en blouses blanches, d’autres en blouses sales, la plupart en blues sale. Beck, DJ Shadow, Eels, Tricky, The Olivia Tremor Control, Underworld, Labradford, DJ Cam, Aphex Twin… Tous musicalement à des années-lumière les uns des autres. Et pourtant tous unis, de front contre l’idée détestable que tout est déjà écrit, qu’il vaut mieux rentrer à la maison écouter Stephan Eicher et boire du Yop.
Quand l’Amérique arrête de conduire en ne regardant que le bout de sa route, elle apprend à scruter ses bas-côtés. Remplis, les caniveaux, en pleine crue : impossible aujourd’hui de négliger cette effarante génération perdue, mauvaise herbe poussée précisément là où l’Amérique en bonne santé l’a abandonnée, sur les terres arides du vieux blues, de la country à mauvaise haleine, du folk des rudes montagnards. Ainsi, l’Amérique MTV est descendue de son carrosse pour venir en aide à son plus magnifique éclopé, Vic Chesnutt repris de Madonna aux Smashing Pumpkins. Ainsi, le triomphe inexplicable du psychédélisme noueux de Mazzy Star, l’adoption de Sparklehorse ou de Mark Eitzel par des Anglais généralement dégoûtés par de telles odeurs fortes. La revanche de ces oubliés de la pensée musicale unique, leur sortie des cavernes où ils vivotaient jusqu’alors, promet, pour les années à venir quelques triomphes cocasses : Palace signant la musique d’une pub Budweiser, Sebadoh au Madison Square Garden, Cat Power reçue à la Maison Blanche.
On dit laissés-pour-compte, il faudrait dire laissées-pour-compte le rock demeure un crapuleux misogyne. Car sur les lignes de touche de l’Amérique, on a surtout vu des filles et pas du tout pom-pom girls. Des filles sacrément en colère, pas contentes de ce qu’on leur a fait subir. De l’armée américaine où 75 % des femmes affirment avoir été sexuellement harcelées par les mâles à l’armée des ombres de l’underground américain, partout les tabous prennent du plomb dans l’aile. L’infecte loi du silence mise à mal on ne remerciera jamais assez Madonna pour avoir incité les filles américaines à prendre la parole sans lever le doigt , on chante désormais comme on va au divan : des sacs se vident de leur fiel et de leurs frustrations et les tiroirs-caisses se remplissent. Une année de la femme qui aura vu le triomphe de quelques affairistes on soupçonne Morissette de ne pas croire un mot de ce qu’elle chante , de remarquables gourgandines modèles le Wannabe des Spice Girls est ce qu’on a fait subir de plus jouissif à la bubblegum-pop depuis Abba ou d’authentiques perdues sans collier Cat Power, Lisa Germano, Fiona Apple ou même Luscious Jackson.
Pas drôle, la vie dans la marge américaine telle qu’on la découvre, au fur et à mesure que les langues se délient. C’était autrefois le terrain exclusif du rap mais depuis que le rap a quitté la marge pour s’installer, repu, dans le courant, on ne compte plus trop sur lui pour nous parler de l’envers des décors de cinéma américain. Triste année hip-hop (Tupac), sauvée par le terrible Woo hah!! de Busta Rhymes, par le juste triomphe des Fugees, par le troublant Nas, par le malin Snoop, par la grâce de Pharcyde et par les déploiements militaires du Wu-Tang Clan. Sauvée aussi par les pieds de nez adressés à ses censeurs-puristes, par ses dérapages, ses envies d’aller voir ailleurs si le hip-hop n’y est pas aussi : ainsi Dr Octagon flirtant avec la jungle, DJ Cam et DJ Shadow magnifiquement infidèles à tout dogme. Un besoin d’aise et de vêtements larges qui a largement touché la scène dance anglaise, qui devient de plus en plus passionnante au fur et à mesure qu’elle devient indansable. Pour preuve, les deux albums explorateurs de Tricky et Aphex Twin, très fâchés avec les dance-floors mais reçus à bras ouverts dans les salons, où l’on ne se lasse pas d’admirer la bagarre que livrent ces deux incultes revendiqués pour que la musique ne devienne pas langue morte. Un regret sincère : que My Bloody Valentine ait, une fois encore, déclaré forfait cette année la compétition aurait été passionnante entre ces trois fous du volant.
Pendant qu’eux cherchent et trouvent des solutions pour sauver la planète, d’autres se contentent de faire les antiquaires à la petite semaine. Ce fut la plus navrante invention anglaise de la décennie : le dad-rock, ce rock-à-papa sponsorisé par Paul Weller et ses dévots d’Oasis pour prouver au monde entier qu’il était chouettement bien d’être ringard, nigaud et trentenaire. Une spectaculaire nullité anglo-anglaise, qui a fait parvenir les abrutis régressifs d’Ocean Colour Scene ou de Dodgy au sommet des charts. Un nivellement par le bas du front, coup de spleen répugnant pour le pire des années mod qui, comme la maladie de la vache folle aux symptômes d’ailleurs très proches : décrépitude, jambes molles, liquéfaction du cerveau, touche les boeufs et les veaux , devrait surtout faire des victimes en Angleterre. Car on avait tendance à l’oublier avant que l’Eurotunnel ne joue au grille-pain, mais l’Angleterre est une île, avec ses us et coutumes à l’exportation ingrate : qui, franchement, voudra de Kula Shaker en Europe, de Babylon Zoo en Amérique, des Longpigs sur terre, des affreuses Kenickie hors des bureaux du NME ? S’il y a parfois de vilaines injustices dans ce refus de la viande anglaise Prodigy, Suede, Baby Bird et les Manic Street Preachers ont pourtant été parfaits cette année , on est tout de même ravis que nos services de douane aient interdit en France le triomphe d’albums aussi faisandés que ceux d’Ash, Cast, Shed Seven, Dodgy ou Beautiful South.
Pendant que l’Angleterre oublie tout de son élégance légendaire et sagouine son héritage en pissant dans les violons Beatles ou en vomissant sur les belles pelouses du Village Green, c’est l’Amérique qui, miraculeusement, rêve en stéréophonie, en symphonie. Réaction de quelques musiciens dandys à la production en masse de la crasse grunge, on a découvert cette année que Scott Walker, Burt Bacharach ou XTC n’avaient pas inventé en vain le raffinement dérangé. Goût du risque grand écran partagé par le collectif Cardinal (Eric Matthews ou Richard Davies), par quelques anciens Jellyfish (Jason Faulkner), par les Sugarplastics, Yum Yum (sorti en France sous le nom de David Holmes), Cake, The Olivia Tremor Control, Willie Wisely ou Jeremy Enigk. L’easy-listening sans le easy, sans les compilations crapules qui ont inondé l’Europe au nom d’une mode absurde, aveugle et sourde. Qui aura au moins permis quelques rééditions miraculeuses de Burt Bacharach, Dionne Warwick ou Esquivel.
Alors qu’en France c’est la justice toulonnaise qui se chargeait de couper le micro, aux Etats-Unis ce sont les groupes eux-mêmes qui se sont bâillonnés. Autrefois sujet de plaisanterie, le rock instrumental a gagné cette année de sacrées lettres de noblesse : avec Pell Mell, les géniaux Tortoise et Labradford, on a enfin compris qu’il valait mieux se taire que ne rien dire The Presidents Of The United States Of America, insupportables bavards décevants. Pas étonnant que Faust, les vétérans allemands de ce genre sujet à une furieuse bagarre patronymique no-rock ? post-rock ? space-rock ? néokrautrock ? , en ait profité pour se reformer cette année-là. Et si, pour 97, on réunissait Can ?
Pendant que le rock américain s’intellectualisait avec les précités, d’autres préféraient en fouiller les entrailles plutôt que le cerveau : Jon Spencer Blues Explosion, 16 Horsepower, Chekeboree ou Rocket From The Crypt sont venus rappeler aux universitaires ce que le rock pouvait avoir de viscéral, de cradoc, de bouseux, de physique, de panache. C’est curieusement lorsque Jeffrey Lee Pierce s’est éteint que la flamme Gun Club s’est mise à enfin flotter sur la jeune génération.
Autre bonne nouvelle : le réveil de la pagaille écossaise, qui a cette année offert en vrac Bis, Arab Strap, les Delgados ou Ureisi Yatsura ce qui change de la soul blanche aux yeux blues que Glasgow produisait ces dernières années à la chaîne. La France s’est aussi réveillée mais ce jour-là le monde n’a pas vraiment tremblé. A part quelques produits de luxe au Japon Katerine ou Autour De Lucie , aucune chance d’exportation pour Murat ou Diabologum, le verbe bien trop riche et cru pour les goûts light des Nippons. On se les gardera donc jalousement, dans la poche intérieure, disques inépuisables à usage intime.
C’est la dernière leçon de 96, mais elle fait sacrément plaisir : partout dans le monde du commerce culturel, les barons tremblent. Pendant que de très anciens dinosaures s’offraient un retour plus (Donovan, Patti Smith, Peter Perrett, Lou Reed, Richard Thompson, Bowie) ou moins (Johnny Cash, Sex Pistols) digne sur le devant de la scène, les actions autrefois stables de Sting, Phil Collins ou Prince ces Codevi à tronche de merlan dégringolaient à la bourse de la bouse. Moins de commerce et plus d’art : c’est ce qu’on demandera à la musique en l’embrassant sous le gui. A pleine bouche.
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