Sueur, muscles et métal: l’image ambiguë colle dur au cuir de Therapy?, groupe majeur du rock bruitiste. En compagnie d’Andy Cairns, leader posé et éclairé, visite passionnante d’obsessions tenaces: la guerre à Belfast, l’usine Michelin et faire jouer les Beach Boys par Husker Dü.
Je me demande souvent pourquoi les gens ont cette vision si sombre de Therapy . Nos fans s’imaginent sans doute que je vis dans une cave, à la lueur d’une bougie. Que j’émerge à la tombée de la nuit pour me mettre à écrire à l’encre de Chine en buvant de l’absinthe. La vérité les décevrait: nous sommes trois petits mecs sans grande profondeur, sans véritable projet artistique. Nous n’avons jamais voulu poser sur nos pochettes ? trop moches pour ça. Nous n’avons jamais eu de plan de carrière: nous sommes juste là pour nous amuser. Je crois que nos proches nous trouvent plutôt marrants.
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Il y a une bonne part d’humour et d’ironie dans tes textes. Est-ce bien perçu’
Non (rires)… Je reçois fréquemment des lettres ? d’ailleurs assez troublantes ? de gens qui ne comprennent rien à mes textes. Alors que faire ? Mettre un nez rouge
Comment expliques-tu ce décalage, cette image faussée de groupe rabat-joie ?
Nous avons sans doute sous-estimé ce besoin très moderne de tout expliquer, de fournir un ensemble cohérent au public: musique, image, discours. Jusqu’à présent, Therapy s’est contenté de jouer. Sans aucun souci de promotion, sans effort d’explication. Nous vivons pour le punk-rock, pas pour entrer dans l’histoire, pas pour nous voir en photo dans le journal… Notre nouvel album a été enregistré en quatre semaines pas besoin de passer six mois en studio pour faire sonner ces fichues guitares. La respectabilité ne m a jamais intéressé, je laisse ça aux autres. Moi, je viens de la rue. Je n’ai rien à me prouver.
Musicalement, il peut être tentant de considérer Therapy comme un groupe borné, enfermé dans un style, prisonnier de ses propres disques.
J’aimerais enregistrer un disque de morceaux acoustiques, à mille lieues de Troublegum. Serait-ce suffisant pour corriger cette image de groupe crétin ? Je commence seulement à envisager la possibilité de me considérer comme un songwriter ? et non plus comme un guitariste qui chante. Nous commençons à nous détacher de Big Black, Sonic Youth et Husker Dü. Six ans de travail pour arriver à ça: le nirvana musical ? des chansons des Beach Boys jouées par Husker Dü ? n’est peut-être plus si loin. Je trouve insupportable que des gens puissent réduire notre musique à du mauvais hard-rock en nous jugeant sur un ou deux morceaux. Nos disques sont plus complexes, beaucoup moins simplistes. Ils sont le reflet de nos goûts musicaux: des Who à Tom Waits en passant par Tricky et PJ Harvey ? un vrai foutoir. En ce moment, j’écoute l’album des Palace Brothers en boucle.
La colère semble être l’un des éléments fondateurs de votre musique. Est-ce le seul’
Rien ne vaut la frustration : c’est le carburant le plus puissant que je connaisse. Moi, sans frustration, je n’aurais jamais rien fait de ma vie. Au départ, je voulais être footballeur professionnel, mais j’étais trop maladroit. Rapidement, le rock s’est donc imposé comme le plus beau style de vie alternatif: j’y voyais un moyen facile d’échapper à l’usine Michelin où je travaillais depuis cinq ans. Sans cette énorme frustration qui me minait, j’aurais fini comme tous les autres, planté dans cette immense fabrique de pneus, à quelques kilomètres de mon lieu de naissance. J’ai passé toute mon enfance dans un univers barbare, exécrable, un monde de guerre. Avant le cessez-le-feu, le quartier de Belfast où j’habitais ressemblait à l’enfer. Impossible d’y être heureux. Impossible de ne pas s’y sentir accablé, terriblement frustré, de ne pas se rebeller. A 15 ans, j’étais un petit mec cynique et triste. J’avais l’impression d’avoir tout vu, tout entendu, d’avoir déjà largement morflé.
Comment se matérialisait cette frustration, cette envie de t en sortir
Le plus souvent, elle ne se matérialisait pas. Nous nous contentions de parler pendant des heures entre copains, de refaire le monde, mais sans projet concret. Notre cause semblait perdue ? la guerre avait commencé longtemps avant nous, pas de raison qu’elle s’arrête pour nos beaux yeux, du jour au lendemain. Moi, à cet âge-là, je ne connaissais rien d’autre que la haine. Entre les différentes communautés de Belfast, il n’existait pas d’autre sentiment. Et comme si nos différences religieuses ne suffisaient pas, il y avait toujours deux ou trois psychopathes pour faire régner la terreur dans le quartier. Je me souviens d’un type qui égorgeait les gamins, les flics ont bien mis deux ans à le choper… C’est terrifiant ce que les gens peuvent faire au nom d’une cause, ou bien grâce à une cause, lorsque celle-ci légitime leur folie. A cette époque, ma vision de la nature humaine n’était pas particulièrement gaie. J’aurais tant aimé que tout cela reste invisible ? comme dans beaucoup de villages et de petites villes d’Irlande. Mais Belfast, c’était l’épicentre de la violence. Le mal y était parfaitement visible. Pas une semaine sans arrestation dans le quartier, pas un mois sans entendre le bruit des fusils. Je me suis retrouvé au milieu d’émeutes sur Shankill Road. Et la mère de ma petite amie est aveugle depuis le jour où l’IRA a fait sauter le bâtiment où elle travaillait. Tout ça, je l’ai vécu de l’intérieur, pas comme un étranger devant sa télé. A cette époque, j’habitais dans une petite maison adjacente au siège de la plus grosse société d’aviation militaire d’Irlande du Nord, une des cibles favorites de l’IRA. Alors des bombes, j’en ai entendu quelques-unes. En pleine nuit, ma maison se mettait à trembler, c’était terrifiant. Mais le plus affolant, c’était le comportement des gens normaux . J’ai toujours trouvé plus effrayant de voir une mère de famille, avec un gosse sous chaque bras, hurler sa haine envers l’autre communauté au milieu d’une rue que de voir une bande d’extrémistes préparer un sale coup. J’ai vu des gens tout à fait tranquilles, simples, se transformer en monstres de guerre. Lorsque la violence s’empare ainsi de la rue ? des enfants, des personnes âgées, des commerçants, des profs ?, alors il n’y a plus beaucoup d’espoir.
Pourtant, depuis dix mois et la signature d’un cessez-le-feu, l’Irlande a retrouvé cet espoir. Quels en sont les fondements’
Une inévitable prise de conscience. Soudain, les gens ont compris qu’on ne pouvait pas continuer comme ça, qu’on n’était plus au Moyen Age. C’est comme si, d’un seul coup, tout le monde s’était réveillé en disant « Attendez un peu qu’est-ce qui se passe dans ce ressemblait pays’ Qu’est-ce qu’on fout, qu’est-ce qu’on veut ? » L’Irlande doit beaucoup aux jeunes générations ce sont elles qui mèneront le pays à la paix, elles qui ont fait changer les choses de l’intérieur. Il y a moins de haine chez les gamins de 20 ans que chez leurs pères. Les gens qui sont nés dans les années 70 refusent de se haïr par obligation.
La religion a longtemps divisé les Irlandais. Qu’en est-il aujourd’hui
Les plus jeunes sont moins aveugles ? l’âge de l’endoctrinement est révolu. Moi, par exemple, j’ai toujours été très suspicieux dès que le sujet de la religion apparaissait dans une discussion. Il ne m a pas fallu longtemps pour réaliser qu’il y avait là une énorme supercherie, que ce que nos aînés nous présentaient comme de l’amour et une invitation au partage n’était en vérité qu’une occasion supplémentaire d’attiser sa haine envers les autres. A 8 ou 9 ans, je suivais mes parents à l’église bien sagement, mais les choses étaient déjà très claires dans mon esprit. On me parlait de lumière, de fraternité, d’espoir, mais en vérité, on me mentait et je le savais. Il faudrait que les parents comprennent qu’un gamin de 8 ou 9 ans n’est pas dupe, qu’il voit parfaitement clair. Quand tu grandis en Irlande, il ne te faut pas très longtemps pour comprendre que l’Eglise est synonyme de haine. Mes parents fréquentaient une paroisse protestante extrémiste ? les prêtres y parlaient fréquemment de l’Enfer, des démons. Certains d’entre eux ne cachaient même plus leur haine pour les catholiques. Dans cette église, on traitait fréquemment le pape d’Antéchrist.
Aujourd’hui, quelles sont les menaces qui pèsent sur la paix Irlande
Il semble clair que les deux camps ? le débat dépasse évidemment le cadre religieux, il oppose plus largement les indépendantistes et les Irlandais fidèles à la couronne d’Angleterre ? s’entendent sur l’essentiel: le besoin de se parler, de poser les armes. Mais ceux qui représentent les deux courants, les leaders, n’ont qu’une maîtrise relative : impossible pour eux d’exercer un contrôle total sur leur base. S’il y a danger, il peut venir de partisans insoumis. Ce sont ceux-là qu’on voit se battre dans la rue ? souvent entre membres d’un même groupe, d’ailleurs. Les insoumis ont intérêt à voir les pourparlers échouer, ils ne veulent pas de la paix parce que, d’une certaine manière, elle leur donnerait tort. Il faut aussi se rappeler que la guerre est un commerce juteux pour tout un tas de petits bandits ? des trafiquants, des escrocs, des proxénètes, des mafieux. Pendant toutes ces années de foutoir, des milliers de crapules se sont enrichies en vendant de la came, des armes, toutes sortes de produits illicites. Ou bien en mettant des filles sur le trottoir. Ou encore en terrorisant les commerçants. Depuis que leur couverture ? la guerre ? s’est envolée, ces mecs-là cherchent à recréer le chaos. Parce que sans la guerre, ils ne sont rien.
Il y a deux ans, tu as quitté Belfast pour t installer à Dublin. Par fatigue, par découragement
Par nécessité. Avec Therapy , nous répétons à Dublin. J’y ai également monté un petit label, Blunt Records, avec un ami. Nous avons déjà signé trois groupes : Petlamb, Joyrider et Mexican Pets. I idée est toute simple aider des jeunes groupes irlandais en produisant leurs premiers 45t. Puis les laisser voler de leurs propres ailes. Il me serait difficile de mener ces activités depuis Belfast.
Ironiquement, l’un des groupes de ton label s’appelle Joyrider ? un des manifestations les plus terribles de la violence en Irlande (les joyriders sont ces gamins qui volent puis détruisent des voitures pour défier les autorités ? anglaises ou irlandaises).
Les jeunes types de Joyrider me rappellent les Undertones ? cette façon de chanter les problèmes irlandais d’un point de vue très prolétaire, sans prendre l’auditeur pour un con. Ils ont pris ce nom pour éveiller les consciences sur les ravages du kneecaping (mutilation du genou que les membres de l’IRA pratiquent sur les joyriders lorsqu’ils les identifient). Ça aussi, c’est quelque chose que j’aie vu de mes propres yeux. Lorsqu’il avait 17 ans, notre batteur Fyfe revenait d’un concert à Belfast avec un copain quand une voiture l’a pris en stop. Une fois à l’intérieur, il a réalisé qu’elle était conduite par un joyrider ? un gamin complètement déchaîné, sans doute sous acides. Après une poursuite de plusieurs minutes, ils ont fini dans un arbre ? le pote de Fyfe est maintenant dans une chaise roulante. A cette époque, l’activité préférée des joyriders, c’était d’embarquer l’idiot du village en virée. Une fois qu’ils avaient les flics ou les milices de l’IRA aux fesses, ils faisaient coucher le pauvre type sur la plage arrière de la voiture pour se protéger des balles. Je connaissais un gamin qui a fini en passoire, avec vingt trous dans le corps.
De Therapy ? comme de tous les groupes d’Irlande ? le public attend des prises de position sur tous ces problèmes. Te sens-tu à l’aise dans cet exercice
Au contraire, je refuse de jouer à ça. Je peux donner mon avis sur une question, mais en quoi cet avis sera-t-il plus important que celui de l’épicier qui habite au coin de ma rue ? Therapy n’aurait jamais pu écrire Sunday bloody Sunday, je m’en sens parfaitement incapable. C’est tellement facile de faire chialer les gens, de répéter des banalités sur la guerre, comme la fille des Cranberries. J’adore son groupe, mais le texte de Zombie est franchement affligeant. On devrait disqualifier les groupes de rock qui brandissent des drapeaux. Je trouve assez ironique qu’un type comme Jim Kerr, originaire d’Ecosse, chante un morceau intitulé Belfast child.
Avec quels groupes as-tu grandi
Les Buzzcocks occuperont toujours une place particulière dans mon c’ur ? sans doute parce que Ever fallen in love est le tout premier disque que j’ai acheté. Il y a toujours eu des larmes dans la voix de Pete Shelley, une impression de rupture qui me faisait craquer. Hier soir, j’étais dans un club de Londres et le DJ a passé What do I get . J’en ai eu des frissons dans le dos, comme au premier jour. Je vouais un amour semblable aux Specials, qui pour moi étaient très archaïques ? un genre de groupe de folk énergique. A 15 ans, je voulais leur ressembler, je connaissais tous leurs textes par c’ur. Mais le groupe qui m a vraiment donné envie de jouer, c’est Joy Division. Ils venaient de nulle part et étaient parfaits pour accompagner ma petite crise adolescente. Moi, je me sentais seul, perdu dans un monde désolé, et en écoutant Closer et Unknown pleasures, je réalisais que je n’étais pas le seul à souffrir. A Manchester aussi, des gens avaient le blues… J’ai voulu me suicider lorsque j’avais i6 ans. Mais c’était une erreur, un renoncement idiot. Depuis ce jour, j’apprécie la vie encore plus, je jouis de chaque instant. En Irlande, survivre peut devenir un véritable combat. Et celui qui gagne ce combat en ressort fier et fort… Dans un vieux poème irlandais, il y a ce vers magnifique: L’Irlande n’a pas de futur. Juste un passé et un présent qui se répètent à l’infini.?
Tu connais désormais le succès, avec tout ce qu’il implique ? confort, sécurité, argent. N’est-ce pas un peu dangereux pour ton inspiration’
Je me suis souvent posé cette question, mais je pense être assez malin pour éviter les pièges de la réussite. Je vis dans une maison modeste, je n’ai pas un train de vie démesuré. Les choses qui me mettaient en colère il y a cinq ans me mettent toujours en colère. Les rock-stars ont la sale manie de se refermer sur elles-mêmes, de s’inventer un nouvel univers ? grâce aux drogues, aux femmes, à l’argent ? mais nos fans peuvent dormir tranquille: nous ne serons jamais aussi lâches. Mon statut a peut-être changé, mais pas celui des gens de mon quartier… Et puis, je ne serai pas heureux tant que je n’aurai pas trouvé la paix intérieure ? et les douleurs intimes ne se soignent pas avec des billets de banque. J’ai toujours en moi une dose extraordinaire de colère, de révolte intime, un malaise qui me mine. Je déteste certains aspects de mon caractère : je suis égoïste, je bois trop, je suis coléreux. En quelques secondes, je peux devenir un véritable trou-du-cul…
Je ne serai jamais un modèle pour personne. Je ne suis pas assez beau pour ça (sourire)… J’ai écrit un morceau sur le sujet, Dancin’ with Manson, précisément pour me protéger des tentations du pouvoir, pour bien synthétiser mes idées sur la question. Voilà un type monstrueux, Charles Manson, qui a réussi à assujettir un troupeau de paumés simplement en leur montrant une direction. Le même rapport de force peut s’instaurer dans le monde du rock. Bono et Kurt Cobain, à leur manière, ne sont-ils pas les nouveaux Charles Manson’ Plus ou moins volontairement, ils sont devenus des messies, des guides : une certaine partie du public ? les gens les moins costauds, les plus jeunes ? a besoin de maîtres à penser, alors elle se soumet bêtement. J’ai toujours pensé que ces pouvoirs nous dépassaient, qu’il ne fallait pas jouer avec. Alors, dès qu’on me dit que je deviens un modèle, j’ai envie de fuir en courant. Au mieux, je serai une influence.
Il est difficile d’imaginer Therapy ? dans dix ans.
Dans dix ans, j’aurai 39 ans. J’espère que j’aurai trouvé la paix (sourire)… Musicalement, nous nous serons probablement consumés depuis longtemps : Therapy ne sera plus qu’un souvenir. L’avenir du groupe Encore un album ou deux et puis après, silence… Je crois que j’ai déjà réussi l’essentiel : échapper à une vie de misère, une vie de larbin chez Michelin. A la fin du livre The Dubliners, chacun des héros a la possibilité de fuir la ville, de quitter l’Irlande pour commencer une nouvelle vie. Mais par lâcheté, tous refusent de partir, de sauter dans le vide. D’une certaine manière, je suis fier d’avoir eu plus de courage que les héros de James Joyce.
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