Du sang, de l’urine et du sperme : la galerie Yvon Lambert expose les Fluids d’Andres Serrano, liturgie sacrilège d’un observateur des hauts et bas de l’âme humaine.
C’est un saint Nicolas, le protecteur des jeunes filles. Comme moi… » Comme le loup des dessins de Tex Avery, Andres Serrano cache un sourire carnassier sous son regard de velours. Planté dans le bureau de la galerie Yvon Lambert, le photographe américain caresse une statue de bois acquise le matin même aux puces de Clignancourt. Un saint destiné à rejoindre la collection d’objets d’art ancien qui habite son appartement de Brooklyn. Pour le moment, saint Nicolas est toujours à Paris et le marchand à la porte de la galerie, venu réclamer de l’argent à un Serrano royal dans sa veste Issey Miyake. « C’est sûrement sa femme qui lui a donné l’idée de venir ici. » La veille, journalistes et admirateurs ont attendu un après-midi entier que l’artiste honore ses rendez-vous. Une équipe de la chaîne Spectacle patiente quatre heures avant de l’interviewer. Andres dort encore, il prend sa douche, il vient de quitter son hôtel. Un suspens entretenu par les appels répétés des assistants de la galerie à un hôtel de la rue de Seine. A 18 h 30 précises, une grande silhouette passe nonchalamment la porte, les épaules dessinées par une veste noire qui tombe bien droit. « Désolé d’être en retard » : sourire poli de circonstance et poignée de main timide.
A 48 ans, il en fait facilement dix de moins, affiche une ligne de jeune premier et un sourire d’ange aux traits latinos. « Vous savez, ce n’est pas une grosse expo pour moi », lâche-t-il, une canette de Coca à la main, en désignant les photos qui l’entourent. Une quinzaine d’oeuvres de la fin des années 80 extraites de la série des Fluids, encore jamais montrées en France. D’étranges clichés de liquides corporels : sang, urine, lait maternel et sperme saisis dans l’abstraction la plus totale, au point d’être parfaitement méconnaissables. Un rectangle jaune canari, lisse comme un miroir, ne révèle sa vraie nature que vu de très près : gonflé de petites bulles translucides, ce liquide est bien de l’urine, versée dans un bocal transparent et photographiée en gros plan asphyxiant (Piss, 1987). Même procédé pour un rectangle blanc (du lait) et un rouge rubicond, presque synthétique. « Mais c’est bien la couleur du sang frais », précise l’artiste. A l’époque, il en achète par gallon chez son boucher et le stocke dans son réfrigérateur. Tout comme son sperme, qu’il congèle sur des plaquettes de plexi et photographie en train de fondre. Le résultat ressemble à une carte du ciel excentrique ou à un cliché médical.
« Quand j’ai commencé à faire ces photos, j’étais manoeuvre sur des chantiers et j’aimais bien faire ce travail parce que c’était une autre forme de construction. » Du sang dans de l’urine, du lait dans du sang, du sperme dans du sang (Semen and blood sera choisie par Metallica pour illustrer un de ses albums) : l’ancien étudiant de la Brooklyn Museum Art School mélange les fluides humains avec une innocence à peine feinte encore aujourd’hui : « Ce qui m’intéressait, c’était de mélanger les couleurs. J’aimais bien l’idée d’imiter la peinture. » En l’occurrence, les tableaux de Mondrian et de la Renaissance italienne. On pense aussi à Bacon. Et comme il n’a alors pas d’appareil photo suffisamment perfectionné pour photographier ses éjaculations, il emprunte celui de son voisin du dessus, qui chaque fois lui demande, un peu inquiet : « T’as pas joui sur la lentille ? » De l’abstraction corporelle, Serrano glisse vite vers l’immersion de figures dans l’urine et c’est là que les ennuis commencent. Passe encore d’immerger le visage de Dante. Mais son Piss Christ (1987) heurte un tabou religieux qui fait hurler la droite et provoque une polémique d’une rare violence contre le système de subvention des arts plastiques aux Etats-Unis (le National Endowment for the Arts). Le TV-évangéliste Pat Robertson accuse le photographe de « gifler les valeurs que chérissent la plupart des Américains ».
L’image de ce Christ en croix plongé dans l’urine auréolé d’un halo sacré et visqueux n’était pourtant « pas antichrétienne », explique Serrano. « L’idée était plus d’humaniser la figure du Christ. Mon but en fin de compte est de faire de beaux objets à partir de matériaux non orthodoxes. Mais j’étais un peu naïf. Je ne m’attendais pas à de telles réactions. J’ai été surpris par la haine que ça a suscité. A l’époque, je ne pensais pas que quelqu’un verrait ces images, encore moins qu’elles seraient vendues. » Dix ans plus tard, la photo fait de nouveau scandale en Australie. Une rétrospective Serrano ferme l’année dernière au bout de quelques jours, quand un visiteur enragé par la photo la détruit. Protestations des autorités religieuses, manifestation anti-Serrano dans les rues de Melbourne et panique du directeur du musée qui interrompt l’exposition… Commentaire du photographe : « Je ne me suis jamais senti aussi célèbre. » Ironie un brin amère qui correspond à la distance clinique qu’il entretient avec ses sujets.
Qu’il photographie les homeless (série des Nomads), le KKK, le sexe (A History of sex, réaliste et précis jusque dans les détails les plus sordides masochisme, hermaphrodisme, bondage, bouche de vieille contre sexe de jeune homme) ou la mort (The Morgue en 1992, série qui recèle entre autres merveilles le portrait d’une victime de pneumonie, le visage caché par une étoffe rouge comme un cardinal), Serrano garde une froideur scientifique imperturbable derrière sa mise en scène. « Je veux me rapprocher d’eux mais je reste un outsider. C’est au public de juger. » Une neutralité subjective propice aux malentendus. Peu après la parution de ses portraits de membres du Klan, dont l’Imperial wizard majestueux et pitoyable derrière sa cagoule verte, sa compagne reçut l’appel d’un klansman encore tout ému : « Dites à Andres que c’est bien. » Et la galerie Yvon Lambert se souvient encore de visiteurs sortant en vomissant de l’exposition de la morgue. Poser pour Andres Serrano peut aussi changer une vie. En cherchant des SDF avec qui travailler, il rencontre Rene, jeune Black à la dérive, détruit par la vie et le regard des passants. Serrano le photographie dans son anorak aux couleurs de l’ANC, un keffieh autour du cou. Le regard détourné, tel un ange déchu de Géricault. Saisi par la photo comme on est pris par la grâce, Rene s’est retrouvé et a quitté la rue.
Un catalogue rétrospectif A History of Andres Serrano, a history of sex (Groninger Museum, Pays-Bas, 1997).{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
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