Si le raï devient la nouvelle variété, ce sera malgré Cheikha Rabia, qui mange la vie par les racines et la joue rock’n’roll. Si un jour le Bedjaïa Club devient un lieu mythique, disons l’équivalent du CBGB pour le raï, ce sera grâce à Cheikha Rabia. Chaque fin de semaine, entre voies de chemin de […]
Si le raï devient la nouvelle variété, ce sera malgré Cheikha Rabia, qui mange la vie par les racines et la joue rock’n’roll.
Si un jour le Bedjaïa Club devient un lieu mythique, disons l’équivalent du CBGB pour le raï, ce sera grâce à Cheikha Rabia. Chaque fin de semaine, entre voies de chemin de fer et métro aérien, à mi-chemin des stations La Chapelle et Stalingrad, des habitudes peuvent se prendre. Arriver sur le coup de 21 h, commander un thé à la menthe et attendre que la dame veuille bien rejoindre ses musiciens. Eux caressent depuis un moment leurs instruments la gasba, flûte en roseau, et le guellal, percussion en cylindre dans ce même coin de salle près du rideau métallique. Puis, sa tignasse corbeau, sa djellaba moutarde et ses gros bijoux à cabochons emplissent le cadre de la porte d’entrée. Le temps de saluer le personnel derrière le comptoir, les habitués et aussi les quelques Françaouis qui, désormais, ont intégré son auditoire régulier, et la voilà le micro à la main à graillonner ce blues algérien comme une Etta James blédarde sur qui le couteau de la vie a creusé des encoches pour mieux interdire l’oubli. Après quelques mesures, un type lui arrache le micro et tisse une gandoura d’éloges qui doit inciter le consommateur à mettre la main à la poche. Elle reste assise, un peu étrangère au petit manège vénal qui se répète ainsi. Sa voix, ce timbre lourd où se mêlent fluides maternels et autorité masculine, nous dispense de comprendre la langue. On sait qu’il n’y a guère de place dans ses chansons pour la fantaisie et les fadaises. La forme elle-même, rêche et pulsative, s’accommode d’une seule denrée : la réalité.
Et la vie de Cheikha Rabia est un concentré de réalité. On lit dans sa biographie que son père « ancien combattant de la Première Guerre mondiale réintégra son foyer avec les deux pieds amputés » et qu’il mourut dans les années 50, laissant dans la galère ses neuf enfants. Le reste de l’histoire épouse si parfaitement les canons d’une saga de l’errance et de la survie que l’on s’étonne peu de trouver dans ce disque cette qualité d’abandon qui hissa jadis quelques soeurs, Rimitti, Djinya, Fadela, au tableau d’honneur des pétroleuses du raï. Si, dès l’origine, la fonction du raï est de transgresser les tabous, les limites, les lois, les convenances , pour les interprètes féminines ce franchissement de ligne blanche s’avère plus risqué et méritoire encore, tant pèse sur elles le poids d’une tradition patriarcale. Dans les chansons, il y a le mal d’amour mais aussi l’injustice sociale et l’ostracisme vécus par les femmes en Algérie.
Ana hak (Telle quelle) est déjà, de ce point de vue, un disque de rock’n’roll, le manifeste intime d’une révolte émotionnelle. Or, ce rapprochement facile et, convenons-en, très journalistique, se trouve éclairé par une production sans concession qui n’est enrichie par aucun effet de compensation, aucune obéissance au confort d’écoute FM. La seule intervention extérieure est, croit-on entendre, cette guitare électrique qui bourdonne en fond sur Karima ya naima et qui produit un effet inespéré, un effet punk. Cheikha Rabia est à l’opposé de ce que peuvent proposer aujourd’hui Mami ou Khaled. Sa grandeur vient de cet entêtement à coller aux racines, à inscrire jusque dans la forme ses audaces d’insoumise.
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