Bamako, furoncle urbain et capitale du Mali, mérite le détour. Surtout si vous avez la chance d’avoir pour guide un couple aveugle, Amadou & Mariam, auteurs d’un succès qui a insufflé un peu d’humanité dans les hit-parades de l’été. A travers les différents lieux qui ont balisé leur parcours, c’est l’histoire récente de la musique africaine, ses cocasseries, ses déconvenues et ses miracles, que l’on retrace.
Amadou a rencontré Mariam à l’Institut des jeunes aveugles du Mali. Atteint d’une cataracte congénitale, il a cessé de voir à 15 ans, quand le cristallin devenu opaque n’a plus laissé filtrer la lumière. Mariam a perdu la vue à l’âge de 5 ans, séquelle d’une rougeole mal soignée. Amadou et Mariam n’ont parlé du handicap qu’ils partageaient qu’à l’orée de leur liaison. Passé le premier mois, ils n’ont plus éprouvé le besoin d’aborder le sujet.
Amadou a joué au football et fait de la bicyclette comme tous les enfants de son âge. Il dit n’avoir jamais protesté contre ce mauvais coup du sort. Dans la mesure où sa cécité fut progressive, il avoue avoir planifié l’inéluctable. Plus ancienne, la nuit de Mariam semble ne pas être aussi obscure que celle de son compagnon. Elle distingue les couleurs et dispose d’une autonomie suffisante pour faire seule certaines courses. Elle aussi dit avoir accepté.
Une simple enseigne au fronton du bâtiment principal signale la nature de ce campus un peu particulier, où se succèdent des casernements en pisé ocre. Ils ont souhaité nous conduire ici, où tout a commencé. Lorsqu’il évoque son séjour à l’Institut, Amadou Bagayoko parle d’« espoir retrouvé ». Après avoir suivi une scolarité normale, il intègre cet établissement à l’âge de 20 ans pour y suivre une rééducation et y apprendre le braille. Mariam Doumbia est arrivée plus tôt. Elle avait 13 ans et suivait des cours en auditrice dans une école communale ordinaire. Pouvoir lire et écrire leur a permis de reprendre contact avec le monde, de sortir de l’isolement.
Musicien dès son plus jeune âge, Amadou a pu compléter ici des connaissances théoriques acquises à l’Institut national des arts où le multi-instrumentiste Cheick Tidiane Seck lui a servi de mentor. La musique a toujours beaucoup circulé, et très librement, à l’Institut. C’est à elle qu’il doit en partie sa bonne réputation. Si Amadou & Mariam sont des artistes reconnus, d’autres anciens élèves commencent à se faire un nom. Le pianiste Ngolo Konaré, le bassiste Allou Matadji, le batteur Lahou sont sortis des rangs de l’Institut et accompagnent souvent le couple en concert. Mariam, qui, petite, chantait lors des noces et des baptêmes, a appris le solfège en braille. Ils ont fêté leur mariage dans cette cour de terre rouge aujourd’hui déserte en raison des grandes vacances.
Dans leur entourage, beaucoup pensaient que deux aveugles ne pouvaient vivre ensemble. Car en Afrique, personne n’est entièrement maître de son destin. « Ce n’est pas possible, ça ne marchera jamais ! », disait-on. « Il a fallu imposer l’idée que deux non-voyants pouvaient se marier et fonder un foyer. » Leur entente sur la scène étant irréprochable, la musique a favorisé cette union. Aujourd’hui, tout le monde connaît Amadou & Mariam, le couple aveugle du Mali.
L’air se fige, nous emmaillote d’une gaze humide et chaude. L’orage menace et l’on s’imagine posé sous la narine d’un dragon se retenant avant d’éternuer des paquets d’eau. La Mercedes immatriculée dans le département de l’Hérault, conduite par Rasta, chauffeur attitré du couple, franchit le pont des Martyrs qui enjambe sur près d’un kilomètre le corps ondoyant du boa gris aux flancs dilatés et mouchetés de pirogues que l’on appelle Niger.
La nuit annule la nuit comme l’excès de lumière enlève la vue. Sinon comment expliquer qu’Amadou, assis sur le siège arrière droit qui lui est réservé, puisse éclairer notre route à mesure que nous traçons entre Bagadadji et le quartier du Fleuve ? « A votre gauche, la grande mosquée livrée clés en main minarets compris par l’Arabie saoudite. A votre droite, le Musée national et sa façade en banco de Djenné. Et voilà le marché aux artisans, où l’on trouve aussi les mâchoires de chiens, les crânes de chauves-souris, les gerboises desséchées pour la fabrication des grigris… » Se faire guider par un aveugle dans une ville africaine plongée dans la nuit alors que le radio-cassette déverse en grésillant l’étonnant On s’en fout du Burkinabé Black So Man peut sembler faire injure au bon sens. Une notion qui paraît périmée à peine franchi le sas de l’Airbus.
Amadou et Mariam habitent Sogoninko, près de la gare routière de Bamako. Avant, ils logeaient de l’autre côté du fleuve entre Bagadadji et Quizambougou. Ils préfèrent vivre sur la rive sud du Niger parce qu’il y a moins de bruit et qu’il y fait moins chaud. Leur appartement est situé au premier étage d’un immeuble isolé face à un terrain vague où se chamaillent herbes folles, pneus hors d’usage, carcasses de Toyota réduites en dentelle par la rouille. Dans la cour intérieure, assise sur un tabouret, une jeune fille se fait tresser les cheveux par sa grande soeur. Sourires. Trois familles se partagent le premier étage. Le salon, pièce principale de leur appartement, est meublé de bruits procurant à ceux qui occupent les lieux une géographie sonore indispensable : les pales du ventilateur qui brassent l’air épais comme un beurre de karité, le discret ronron du grand réfrigérateur d’où sortira le jus de gingembre frais et citronné, la télé servant des sitcoms ricaines à la saveur presque exotique en terre africaine, l’horloge marquant chaque heure écoulée par un carillon différent.
Jamais la maisonnée ne reste de marbre. Les enfants du couple font des va-et-vient incessants : Kadjatou, la jeune soeur, Samou, le cadet, et Ibrahima, l’aîné, dont le surnom est Papys. Les garçons occupent la même chambre avec leur oncle Ablo, frère d’Amadou, et Mohamed, ami d’Ibrahima, que l’on appelle Gabonais « parce qu’il habitait le Gabon ». Les filles résident dans une autre pièce. Outre Kadjatou, la seule des trois enfants à rencontrer des problèmes de vue, il y a Ara, la bonne, et Sanata, soeur de Mariam. Si l’on compte les amis de passage, les tablées sont souvent de quinze à vingt convives. « Dans la société africaine, le pauvre est celui qui n’a pas de parenté », dit le proverbe.
L’esprit de la famille et les rapports de réciprocité sont à ce point enracinés qu’ils constituent la seule véritable trame sociale d’un continent souvent présenté comme naufragé. Mais quelques jours passés en compagnie du couple, à sourire aux gens, à les saluer longuement, achèvent de vous convaincre que les plus à plaindre ne sont pas ceux que l’on croit. Les chansons d’Amadou & Mariam nous parlent si bien de la vie quotidienne que l’on ne s’étonne pas de se retrouver chez eux en terrain familier. Les ombres y sont pourchassées à la flamme de ce blues bambara, rond et puissant. L’angoisse y est aussi étrangère que la poussière sur le modeste mobilier. Le cynisme se dilue dans l’émail des sourires. La chronique du combat qu’ils mènent au jour le jour alimente ces textes simples, limpides et touchants. S’y reflètent à la fois la soumission aux aléas de la vie et la nécessité d’en surmonter la rudesse. Lorsqu’ils chantent ensemble, c’est leur victoire sur l’adversité que distinctement l’on entend.
Situé en dehors de la ville, sur une route où prospèrent des manguiers centenaires, le Motel de Bamako est aujourd’hui à l’abandon. Le luxe passé des lieux gît désormais sous les hautes herbes. Les dalles sont à peine visibles, la piscine n’est plus qu’une flaque stagnante recouverte d’une pellicule de lentilles d’eau et les cabines de bain en ruine se devinent à travers les broussailles. Derniers clients de cet ancien fief du divertissement malien, de gros lézards à la gorge orangée considèrent d’un air presque indigné les intrus matinaux que nous sommes.
Dans les années 70, cet établissement était le lieu de villégiature de l’élite politique et militaire du pays. Membres du gouvernement, cadres du Comité militaire de libération nationale et ressortissants étrangers friqués s’y retrouvaient pour faire la fête. L’Afrique de l’Ouest a longtemps perpétué cette tradition des hôtels de prestige où des orchestres à résidence animaient les soirées dansantes, mélangeant rythmes locaux, tubes étrangers et rigodons tropicaux. A Bamako, une concurrence sévère oppose à l’époque le Buffet-Hôtel de la Gare et le Motel. Cette rivalité se cristallise autour des orchestres maison qui, chaque soir, font danser et boire les clients. Le Rail Band appartient au Buffet-Hôtel ; Salif Keita y a débuté à la fin des années 60, avant de rejoindre en 1974 les Ambassadeurs, le groupe du Motel. Quand il y débarque, les Ambassadeurs sont dirigés par Kanté Manfila, guitariste d’origine guinéenne, descendant d’une très ancienne famille de griots à laquelle appartient Mory Kanté. La même année, Kanté Manfila engage un jeune guitariste aveugle d’une vingtaine d’années, Amadou Bagayoko.
Ses débuts professionnels, Amadou les a faits au sein de l’Orchestre National B en 1968, à 14 ans. A l’époque, la musique cubaine est reine. Amadou chante le mambo, le cha-cha-cha, la pachanga, apprend la guitare en écoutant les disques d’Arsenio Rodriguez et Guillermo Portabales, avant de s’intéresser à Deep Purple, Led Zeppelin et Ten Years After. Les Ambassadeurs font feu de tout bois. S’y côtoient Ghanéens, Ivoiriens, Sénégalais, Togolais et Maliens. Styles et répertoires se télescopent. Amadou est reconnaissant d’avoir pu lors de son séjour au Motel cultiver cette versatilité, qui aujourd’hui lui donne une telle aisance technique à la guitare, ce jeu d’une incroyable fluidité et, plus largement, acquérir une expérience professionnelle incomparable. En 1978, une moitié des Ambassadeurs, dont Kanté Manfila et Salif Keita, ont choisi de tenter leur chance en Côte d’Ivoire. Amadou a alors été promu première guitare de la nouvelle formation.
La salle des Anciens combattants, attention dérisoire consentie par la France à ceux qui en son nom se sont battus dans les bataillons africains pendant la guerre de 39-45, sert aujourd’hui de mosquée et d’abri pour les miséreux. On y organise encore des bals et des combats de boxe. Mariam a fait ici ses débuts professionnels le 20 janvier 1976. La soirée, organisée au profit de l’Institut, attire les hautes personnalités du monde politique et culturel. « Beaucoup pensaient que les aveugles n’avaient pas d’utilité pour la société. » Ce gala avait pour objet de récolter des fonds et de sensibiliser les voyants sur le sort de ceux qui ne le sont pas. Mariam était accompagnée à la guitare par Amadou. C’est la première fois qu’ils se produisaient ensemble en public.
Si leur carrière a officiellement débuté ici, dix ans leur seront nécessaires pour percer. Bien qu’il s’agisse de l’un des pays d’Afrique les plus riches musicalement, le Mali souffre toujours d’une insuffisance chronique de structures. A Bamako, il n’y avait alors aucun studio d’enregistrement et nul producteur à l’horizon. Les meilleures volontés finissant toujours par être découragées, le couple décida de s’exiler et de s’installer en 1985 en Côte d’Ivoire, devenue, depuis que Salif Keita et Mory Kanté s’y sont expatriés, une terre d’accueil pour les musiciens du continent. Ils vivent à Korogo puis emménagent à Abidjan. Les enfants sont restés à Bamako et Mariam souffre du mal du pays.
En 1989, ils font la connaissance d’Aliyu Maikano Adamu, producteur nigérien qui leur fait enregistrer leurs premières cassettes. Accompagné par la guitare d’Amadou, le couple se lance dans un blues sahélien à la poignante sécheresse et comme irrigué par la seule foi en leur amour. Les premières versions de Dounia, d’A chacun son problème et de Mon amour, ma chérie, depuis reprises sur l’album Sou ni tilé, y figurent. Aveugle et exilé, le couple se donne la main, compose des ballades dont la noblesse de sentiment rappelle les chansons françaises du temps jadis, façon A la claire fontaine, et crée sa propre légende. Deux ans et trois cassettes plus tard, ils reviennent au Mali. Les gens commencent à les reconnaître dans la rue.
Mieux qu’un long exposé, visiter une unité de production de cassettes à Bamako vous éclaire sur ce qu’est vraiment l’Afrique. Dans un réduit qui sent la térébenthine, un technicien en blouse manipule simultanément un « master » et deux « slaves » dont le travail va permettre de débiter, sur une bécane d’un autre âge, le nombre d’exemplaires souhaités. Dans un local attenant, un ouvrier tamponne à la main les deux faces de la cassette et son geste, précis, rapide, répétitif, évoque spontanément le Charlot rivé sur sa chaîne de montage des Temps modernes. A ses côtés, une femme fait passer dans un four à filament le boîtier enrobé d’une cellophane, tandis qu’une deuxième bourre dans des cartons les produits prêts à livrer.
EMI Mali K7 représente 95 % du marché intérieur malien et Khaled, l’un des responsables, nous avoue combien il est difficile d’en vivre. C’est un Français, Philippe Bertier, qui a eu l’idée d’ouvrir un petit studio d’enregistrement et de lancer à la suite une unité de duplication de K7. En 1991, la multinationale EMI, qui souhaite installer des usines en Afrique et conquérir ainsi un nouveau marché, propose de s’associer. « Assez rapidement, ils se sont aperçu que le piratage rendait les profits très aléatoires. Quatre ans plus tard, ils quittaient l’affaire. C’est l’année où Ali Farka Touré a obtenu son Grammy Award pour l’album Talkin’ Timbuktu avec Ry Cooder et comme nous recherchions de nouveaux partenaires, il semblait tout indiqué. » Depuis, le nom du bluesman de Niafunké figure sur le logo et la plaque d’entrée. Khaled supervise l’unité de production, fait tour-manager de Farka Touré « pour s’aérer la tête » et édite un fanzine Le Mag consacré aux productions locales. Ancien ingénieur du son de Double Nelson, Yves Wernert réalise quant à lui les albums enregistrés au studio Oubien, situé à deux pas dans Quizambougou, qui constitue l’autre pôle d’activité de Mali K7. Quelques-uns des meilleurs disques maliens récents Nahawa Doumbia, Neba Solo, Lobi Traoré sont sortis de ce lieu anodin, équipé d’un minuscule 24-pistes payé 25 000 f français. « On perd des clients parce qu’on n’a pas de grosse console qui clignote partout. »
Amadou & Mariam ont achevé ici Wasso, leur sixième cassette, avant d’être contactés par Polygram. Yves Wernert dit de ce pays qu’il possède un réservoir musical d’une prodigieuse richesse. « On sort d’une période creuse où il n’y avait que la répétition du folklore d’un côté et l’appât du gain de l’autre. Vingt-sept ans de dictature ont sérieusement écrasé les talents. La misère a fait le reste. Pourtant, il y a une prise de conscience des musiciens qui refusent désormais l’approximation et travaillent d’arrache-pied. Ali Farka Touré, Oumou Sangaré, Neba Solo montrent la voie. Amadou & Mariam, c’est l’une des meilleures écoles musicales de Bamako, sans doute la plus rigoureuse. On comprend pourquoi Polygram les a choisis. Ils ont un pied sur chaque continent, l’un en Afrique, l’autre en Europe, dans la tradition et dans la pop-music. » Or, si la vision se montre artistiquement optimiste, commercialement elle se révèle plus nuancée.
L’espérance de vie d’une cassette légale, Khaled l’évalue entre une semaine et un mois. EMI Mali K7 fabrique 95 % des cassettes légales. Pourtant, sur le marché réel, le producteur ne pèse plus que 5 %. Le reste appartient à la piraterie. « Le Liberia a longtemps été le principal producteur de copies pirates. Puis est venue la guerre et la fabrication s’est interrompue. La Sierra Leone a pris alors le relais. Ça passait à travers la Guinée par camions entiers. Si à une époque tu pouvais espérer vendre 15 000 exemplaires d’une cassette, avec le piratage tu peux être sûr de ne plus en vendre que 5 000, et comme la marge est très petite… Comme à toute chose malheur est bon, il y a eu aussi la guerre en Sierra Leone et le marché malien s’en porta beaucoup mieux. On a eu la paix pendant un an et demi. Toute l’industrie musicale en a profité. Le public malien pouvait écouter des produits de qualité, il y avait des émissions musicales à la télé, des marques de cigarettes se sont mises à sponsoriser des concerts au fin fond de la brousse. Même les importateurs de pirates se sont reconvertis dans le marché légal. Récemment, un producteur en quête de fonds a vendu son catalogue aux importateurs qui, avec les autorisations légales, sont partis fabriquer les produits à Bangkok. Et dans les containers, on a trouvé des cassettes piratées d’autres producteurs. On est revenu deux ans en arrière. Le marché est saturé de pirates et les producteurs hésitent à sortir leurs cassettes. » Du côté de la Sierra Leone, qui vient de sortir de la guerre, il semble que l’on reprenne les activités de piratage. Parallèlement, un projet de route pour aller jusqu’en Guinée est à l’étude. Khaled l’a déjà baptisée « autoroute de la piraterie ». Et, désabusé, il ajoute « C’est ça l’Afrique ! »
Au centre de Bamako, à quelques pas de la mairie, du ministère de l’Education et de la gare de chemin de fer, le carrefour des Jeunes répond à l’idée que son nom nous en donne. Ici viennent répéter des groupes de musique, des troupes de danse. On y organise des stages de djembé dont profitent des Européens venus spécialement au Mali pour s’initier à la percussion africaine. Depuis 1994, s’y tiennent également les réunions du syndicat des musiciens du Mali dont Amadou est le président. Vu de France, l’idée fera certainement sourire : un aveugle président d’un syndicat, ça paraît peu crédible. Pourtant, Amadou prend sa fonction à coeur. On dit de lui qu’il a une âme de chef.
Parce que son père travaillait dans l’armée, ses différentes affectations amenaient le jeune Amadou à changer fréquemment de lieu d’habitation. A Koutiala, au centre de la « sous-région », à Kita, près du pays Baoulé, ou plus au nord de la boucle du Niger, dans la ville peule de Douentza, Amadou s’imposait très naturellement comme « chef de grain ». Le « grain » dans la société mandingue, c’est un club de jeunes organisé au sein d’un quartier et pouvant comprendre entre trois et quinze membres. Dans la chanson Pauvre type, Amadou parle du grain, de ses activités qui tournent autour de soirées dansantes, de parties de cartes, de matchs de foot, d’une convivialité traditionnelle qu’il voit disparaître à regret au profit de la culture discothèque. Le chef décide des cotisations pour acheter la viande, le thé, tout ce qui est nécessaire au bien-être d’une petite communauté. Amadou a exercé cette autorité dès l’âge de 10 ans et ce jusqu’à son mariage. Et le voilà président du syndicat. Flanqué de sa moitié, dont la coquetterie ne masque pas entièrement le caractère ferme et décidé, il appartient désormais à la catégorie des personnalités importantes. Mais si les flics sont déférents à leur passage, si on les invite souvent à la radio et à la télévision, les gens du peuple qui les reconnaissent dans la rue et les saluent longuement savent qu’ils sont restés eux-mêmes. Proches.
Marc-Antoine Moreau voyageait en roue libre à travers l’Afrique de l’Ouest. Son passage à Bamako était en partie motivé par une vieille affection pour le Rail Band et le besoin d’assouvir une envie : visiter le célèbre Buffet de la Gare. Branché sur un parking par un revendeur de K7 pirates qui vous harcèle en ville comme mouches et moustiques, il achète celle intitulée Le Couple aveugle du Mali. Lorsqu’il prend ses fonctions de responsable des éditions chez Polygram, l’idée de produire un album avec Amadou & Mariam est fermement enchâssée. Il faut au moins cela, tant son entourage se montre réservé.
Au moment du passage à l’acte, et comme averti du parcours solide et dispersé d’Amadou, Marc-Antoine convoque un bouquet de sonorités hétéroclites qu’il harmonise avec la base rythmique. La terre meuble du blues mandingue absorbe avec une étonnante perméabilité le violon syrien, les tablas indiens ou la flûte égyptienne. Et d’autres parfums… « Je connaissais le trompettiste de l’Afro Cuban All Stars. Le groupe jouait à La Villette. Je suis allé le récupérer après le concert. Sur ma moto, je l’ai amené au studio pour deux morceaux. »
L’album Sou ni tilé sort au printemps 98. On y retrouve la ferveur élégiaque et religieuse des grands disques de rhythm’n’blues américain, la veine « sauvé par l’amour » que savaient développer en duo Otis Redding et Carla Thomas et les premiers Ike & Tina Turner. A la différence notable que les paroles sont en bambara, en dogon ou encore dans ce français des tirailleurs resurgi de l’époque coloniale appelé forofifon. Et que la pudeur musulmane oblige à une certaine retenue.
Le temps d’un été, Je pense à toi se change en hymne radiophonique et « le couple aveugle du Mali » en cible de marketing sur TF1. Qu’importe. Sou ni tilé Jour et nuit en bambara repose avec beaucoup d’aplomb sur l’idée que bien qu’elle soit en mutation irréversible, la musique africaine sait encore faire parler les racines.
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