Le succès de leurs deux premiers albums a offert aux Anglais de Alt-J un cadeau empoisonné : la liberté. Après quelques doutes et fausses pistes, elle est accueillie en reine et amie intime sur Relaxer, grand disque affranchi. Visite en studio pour tenter de comprendre comment naît cette musique irréelle.
“Un jour j’irai vers l’irréel/ Tester le matériel”, chantait Alain Bashung. Alors que l’on rencontre Alt-J dans son studio de répétition de Londres, c’est exactement ce que fait le groupe : il teste la matérialité de sa musique désormais rétive aux structures, aux formats. Irréelle donc, elle qui brillait tant lorsqu’elle était pop. Mais aux tubes d’antan, le groupe préfère aujourd’hui, sur le nouvel album Relaxer, des formes nettement moins rabâchées, standardisées.
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On parlera de suicide commercial et on aura tort. Car le suicide pour ce groupe aurait été de commencer à faire sagement ce qu’on attendait, ce qu’on réclamait. Et plus qu’une longue interview, les paroles d’un refrain pourraient nous éclairer sur les dispositions du groupe à la soumission. On y entend une chorale hallucinée répéter en mantra “Fuck you, I’ll do what I wanna do”…
De l’expérimentation aux stades
Et même si les trois garçons hésitent à en parler, évoquant du bout des lèvres le Brexit ou Trump, on imagine que ce slogan est plutôt réservé à ceux qui, dans leur entourage ou leur fan base, se seraient bien contentés d’une réplique des juteux An Awesome Wave (2012) et This is All Yours (2014).
Imprévisible, malicieux, leur sens combiné de l’expérimentation et de la mélodie imparable avait réalisé quelques miracles sur un premier album tout en rebondissements et jeux de piste. Mais très vite, la pop si affranchie d’Alt-J virait à la recette, à la routine, sur un deuxième album qui leur ouvrit la porte des stades, mais au prix d’un ennui et d’une lassitude que les impressionnants jeux de lumière ne masquaient qu’à peine.
“Nous sommes, je pense, inemployables dans la vraie vie. Nous ne savons rien faire d’autre que la musique d’Alt-J”
Le jeu, les astuces, les fugues et les risques laissaient soudain la place à l’efficacité, au savoir-faire. A tel point que deux farceurs anglais publiaient, pour la joie de six millions de mateurs, un tutoriel méthodique sur le thème : “Composez votre propre chanson d’Alt-J”. Ça fit très moyennement rire Alt-J. Car cette musique, ils le jurent, est beaucoup plus pour eux qu’une simple recette, un hobby gagnant.
Joe Newman (chant, guitare) : “Nous sommes, je pense, inemployables dans la vraie vie. Nous ne savons rien faire d’autre que la musique d’Alt-J. Elle représente énormément pour nous, depuis toujours… Je me revois, gamin, isolé dans ma tête, sans copains, réfléchissant déjà à ce qui permettrait de ne pas me soumettre, jamais… Je me réfugiais sans arrêt dans mon petit monde, l’écriture était ma seule porte de sortie possible.”
“Rien n’est basé sur nos propres expériences”
On leur demande si cette capacité à rêver éveillé se reflète dans leur musique, la réponse fuse, en chœur : “Enormément, s’exclame Gus Unger-Hamilton (chant, clavier). Nos paroles ne viennent pas du monde où l’on vit, mais de l’imagination. Rien n’est basé sur nos propres expériences. On se met dans la peau de personnages.” Uniquement pour écrire. Dans la vraie vie, malgré les disques d’or empilés, Alt-J reste le groupe le plus ordinaire que vous croiserez.
“Nous sommes incapables de nous comporter comme des rock-stars, de nous déguiser sur scène, confirme Joe. Nous ne sommes pas un groupe à caprices qui exige d’enregistrer avec tel producteur en vogue, dans tel studio de Los Angeles. Nous sommes très raisonnables. Et puis nous sommes trop bien élevés pour jouer les branleurs, les déglingos.”
Quand on retrouve le groupe, il répète ses prochains concerts (les premiers en dix-huit mois) dans un hangar du nord de Londres. On pourrait aussi bien être dans un laboratoire secret de la Nasa, tant se multiplient les outils non identifiables, mystérieux. Ils relient entre eux les instruments conventionnels – guitares, batterie, claviers, micros –, via de savantes circonvolutions, à des ordinateurs pilotés par ces tableaux de contrôle manipulés à la main ou au pied. Les écrans des ordinateurs occupent, comme dans un centre opérationnel, un mur impressionnant.
Le groupe semble parfois découvrir ses propres titres
Le chantier de Relaxer a visiblement été tellement accaparant qu’il semble avoir vidé, crashé le disque dur interne des trois néo-Londoniens ; ils doivent longuement tâtonner avant de maîtriser les vieux titres. Les “je n’arrive plus à me souvenir” sont légion, ils concernent les mélodies, les accords, les sons de ces anciennes productions. Parfois, des morceaux entiers. Il faut alors les retrouver sur les téléphones.
Le groupe semble même, de temps à autre, découvrir ses propres titres. Ils dodelinent à l’unisson en regardant leurs vidéos sur YouTube. Ce qu’ils voient sur le petit écran semble leur plaire.Ou pas : “Cette chanson n’a aucun sens”, entend-on après le visionnage d’un vieux morceau. Joe : “Quand je finis une tournée, j’efface de ma mémoire tout ce qu’on vient de jouer chaque soir pendant des mois. C’est comme si mon organisme rejetait un corps étranger.”
Une version merveilleuse de 3WW envahit tout l’espace du hangar, le colorie de mille teintes psychédéliques
Sans arrêt, au milieu de ces exercices de mémoire laborieux et imposés, Gus propose aux autres de jouer des nouveaux titres qui arrivent comme une libération pour les musiciens, enfin plongés dans le simple plaisir du jeu, de l’expérimentation sans garde-fous. Une version merveilleuse de 3WW envahit ainsi tout l’espace du hangar, le colorie de mille teintes psychédéliques. Ce titre, déjà un trésor de 2017, ne se laisse pas apprivoiser comme ça : il se cabre, se pâme, se tord du plaisir des orgasmes repoussés. On voudrait savoir le chant des druides, la langue des sorciers pour joindre ces psalmodies.
“I just want to love you in my own language”, dit le refrain, de manière illogique. “Nous ne sommes peut-être pas de grands musiciens, mais nous savons composer des chansons d’Alt-J, dit Joe. J’aurais été refoulé de n’importe quelle école de guitare. Par des profs qui, sans doute, enseignent aujourd’hui nos morceaux à leurs étudiants. Nos limitations sont aussi nos forces. Nous ne savons même pas comment composer une pop song normale. A nos débuts, on était même incapables de décrire notre musique. On l’imaginait comme un mélange de folk et de trip-hop. On avait appelé ce genre jump-folk. Nous en étions les seuls représentants.”
« On a remis en question toutes nos méthodes de travail”
Comme son nom l’indique, Relaxer est sans doute le meilleur calmant que vous trouverez en vente libre. On n’y entend aucune séquelle du stress de sa naissance. Gus : “L’an passé, on a fait un break de six mois, on n’a recommencé à travailler en studio qu’en août. Le premier jour, notre manager nous a dit que nous n’avions plus que six mois si on voulait sortir à temps avant les festivals d’été. On avait quelques idées de chansons sur nos téléphones, mais aucun titre prêt.
Si bien qu’au bout de quelques semaines notre producteur, Charlie Andrew, a paniqué : ‘Mais les mecs, vous n’avez rien !’ Cette deadline imposée, effrayante au départ, nous a forcés à ne pas sombrer dans la maniaquerie, à ne pas tester des milliards de sons. Pendant quelques semaines, tout ce que nous écrivions nous semblait comme une caricature d’Alt-J. Il a fallu remettre en question toutes nos méthodes de travail. Des chansons comme Adeline nous ont débarrassés du filtre Alt-J.”
Entre deux titres, le groupe s’amuse avec un vocodeur et s’autodécrit avec le timbre d’un robot strictement factuel, fonctionnel. “Alt-J, gros succès à ses débuts. Reste de la carrière en chute libre” ou “Alt-J, très bon sur deux albums. Affreux ensuite.” Rire : une forme d’exorcisme.
Un grand travail d’épure
Contrairement à ce que l’entassement rassurant de gadgets et d’instruments pourrait laisser supposer, c’est à un redoutable et féroce travail d’épure que se livre le trio. Il fait avec son catalogue ce qu’il a brillamment réussi sur son troisième album : offrir de vastes espaces entre les couches, lui qui se sentait obligé de tout remplir jusqu’à saturation dans le passé. Les anciens tubes sont ainsi dénudés, désossés, pour ne garder que l’évidence et l’essentiel : leurs mélodies.
Réduites au strict minimum, ces chansons gagnent pourtant en ampleur, en majesté. Joe : “Nous avions trop de matière sur le deuxième album, il fallait sans doute éliminer. Et puis nous l’avions enregistré en fumant beaucoup trop d’herbe. On passait nos journées en studio, mais du coup on n’y bossait que quelques heures.”
Des classiques joués à l’instinct, sans s’embarrasser de ce respect religieux et un rien con-con que les groupes réservent à leurs tubes
On imaginait les trois garçons maniaques du détail, obsédés du contrôle : on les découvre étonnamment nonchalants, bâclant ouvertement une ou deux chansons anciennes qui les encombrent – elles devront attendre que le groupe soit prêt pour elles. Même des classiques comme Matilda ou The Gospel of John Hurt ne bénéficient d’aucun passe-droit, d’aucune attention soutenue. Elles sont jouées à l’instinct, sans s’embarrasser de ce respect religieux et un rien con-con que les groupes réservent à leurs tubes, leur fonds de commerce.
Le troisième album et son radical traitement sonique sont visiblement en train d’irradier le reste des morceaux d’Alt-J. “On ne peut pas appliquer le même soin, la même obsession du détail aux versions live, éclaire Gus. Quand on est en studio, on ne se pose jamais la question de savoir si on pourra les jouer sur scène. Il y aura toujours moyen de les adapter. Même si, comme sur 3WW, on utilise un orchestre de vingt guitares classiques.”
“Notre argent a surtout payé notre liberté”
Souvent utilisée par le cinéma, la télévision ou la publicité, la musique d’Alt-J représente une industrie très bankable. On imagine pourtant mal ces garçons investir lourdement dans un parc automobile ou une garde-robe de parvenu. “Notre argent, commente Joe, il nous a surtout payé notre liberté. Celle de faire exactement la musique dont on rêvait : une pop sans futilité.”
Ce qui ressemble à une définition assez juste de ce qui caractérise Radiohead dont Alt-J cite le dernier album, A Moon Shaped Pool, dans les paroles de Hit Me Like That Snare. “On a du mal à envisager Relaxer comme un album qui change la donne, tempère Joe. Radiohead, ils jouent dans une autre catégorie que nous. C’est assez surréaliste d’être contemporain d’un groupe aussi important.”
album Relaxer (Infectious/Pias)
festivals le 30 juin au Montreux Jazz Festival (Suisse), le 1er juillet à Saint-Gall (Suisse), le 2 à Werchter (Belgique), le 4 à Lyon (Nuits de Fourvière), le 23 à Paris (Lollapalooza)
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