L’un des musiciens les plus influents du continent africain a décidé de se retirer après un dernier album, afin de se consacrer aux siens et à son pays : le Mali, où Ali Farka Touré a cultivé l’art de travailler avec les esprits, où le blues et toutes ses musiques soeurs ont leurs racines. Le patriarche nous a accueillis chez lui, à Niafunké.
A l’endroit où le Niger quitte la région veinulée d’eau du Macina, suit son cours lent et hautain entre les premières dunes herbues du Sahel avant de redescendre vers un destin plus fertile, il y a Niafunké : une petite ville faite en banco gris, mélange de glaise et de paille de riz. Parti la veille de Bamako, il a fallu environ treize heures à Ali Farka Touré pour parcourir, de nuit, les 500 kilomètres qui séparent la capitale de Niafunké, dont les trois quarts se composent de pistes mal tracées, avalant dunes hérissées de végétation spectrale et dépressions de terre rouge craquelée.
Entre Léré et Dofana, là où la piste est rendue illisible par les nombreuses empreintes de pneus se chevauchant sur le sable, Ali a aperçu dans le faisceau lumineux de son 4×4 le museau fuyant, les oreilles coniques et le flanc en creux d’un chacal. Il est descendu de voiture, a armé son fusil, mis en joue et tiré. Une fois rapportée à Niafunké, la bête fut dépecée, éviscérée, puis découpée en vingt-quatre morceaux. De son ventre on a retiré le foie qui, après cuisson, se mange et prévient de la lèpre, de la syphilis et de la tuberculose. « Si j’avais été accompagné d’une autre personne, l’animal obligatoirement aurait eu deux foies et non un seul, nous confie mystérieusement Ali. Et aussi nombreux aurions-nous été à le chasser, dix, cent, mille, autant de foies aurait eu le chacal…« Avec le chacal et l’outarde, ce grand échassier prisé pour sa chair savoureuse, le fourmilier appartient au gibier particulier convoité par Ali. Il avoue manger de préférence le groin, la langue et les orteils de l’animal, tout en se refusant à divulguer les propriétés reconnues pour chacune de ces parties parce que, dit-il, « c’est magique ».
Les douze années où il sillonna la région comme chauffeur et ambulancier l’avantagent au point de pouvoir tailler sa route de nuit. Pour nous, le voyage dura deux jours de secousses, de chaleur, de poussière et d’engueulades, âpre mélange des Nerfs à vif et d’Un Taxi pour Tobrouk. Un trip inoubliable où la poussière sèche saupoudrait un menu unique composé d’une poignée de dattes, d’une miche de pain sans levain et de quelques gobelets d’eau devenue assez chaude au fil des kilomètres pour y tremper un sachet de thé.
Arrivés au campement de Niafunké, deux douches et plusieurs décrottages successifs ne purent avoir raison de cette fine pellicule de terre ocre qui incrustait nos effets, notre épiderme, tapissait nos muqueuses. Les chambres du campement, à mi-chemin entre caserne et foyer d’hébergement, offrent le confort spartiate d’une étape sahélienne où l’important, après un tel périple, est de trouver un matelas, un peu de fraîcheur sous les pales du ventilateur, un peu d’eau sous une pomme de douche à demi obstruée et un confinement capable de nous soustraire à la folle persécution du soleil et à la raffinée torture de la poussière en suspension.
Ali, d’après son neveu Affel Bocoum, est « le centre de gravité de Niafunké. S’il est absent, tout le monde est absent. Dès qu’il revient, le village reprend vie. Les gens viennent le voir pour lui soumettre leurs problèmes. Quelqu’un menacé d’expropriation, ou devant rendre des comptes à l’administration lui demandera conseil. Il peut s’agir aussi de la construction d’une mosquée ou d’un arrangement à l’amiable pour que le mariage entre un jeune de Niafunké et la fille d’un grand propriétaire terrien puisse connaître une issue favorable. Ali a un sens très développé de la communauté, mais il a aussi le bras long. » Tout le monde sait ici que l’installation d’une station de pompage qui permet aujourd’hui l’irrigation des 9 000 hectares de rizières et de cultures fruitières de la plaine fluviale du Niger revient en partie à l’amitié le liant au ministre des Finances Soumahéli Cissé, originaire de ce même cercle. Personne n’ignore l’aide qu’il fournit chaque année à la maternité du village et dont il vous fait l’inventaire avec une amusante précision : « 20 litres d’alcool, 60 litres de pétrole pour les lampes-tempête et 3 cartons de savon. » Depuis un an, il effectue aussi une collecte de médicaments pour l’hôpital de la ville et a déjà recueilli pour 7 millions de produits pharmaceutiques en tout genre grâce à sa collaboration avec l’agence de voyage Tam Tam Tour. Ali appartient également au Groupe d’action pour la sauvegarde du Niger, dont les statuts sont ceux d’une ONG et qui lutte pour le désensablement du fleuve. Il est en outre actionnaire de Malik K7, principal éditeur de musique dans le pays, président des radios libres de la proche localité de Diré et récent propriétaire d’un domaine agricole de 20 hectares situé de l’autre côté du fleuve. Il y emploie trente personnes qui s’occupent de 1 800 pieds de manguiers, citronniers, orangers, goyaviers, mandariniers et ensemencent une rizière dont Ali espère une première récolte avant décembre. Ali possède quatre maisons à Niafunké, une à Mopti, une à Sévaré et quatre autres à Bamako.
Epoux de trois femmes, père de dix enfants et déjà onze fois grand-père, Ali Farka Touré est aussi, accessoirement oserait-on dire, musicien. L’un des plus influents que le continent africain ait donnés. A bientôt 60 ans, c’est un homme complet et comblé. Lui qui, depuis l’enfance, fut soucieux que son passage sur terre soit le plus bénéfique possible se lève encore chaque matin avec l’envie de « donner son maximum » avant que « son jour » ne vienne.
Récemment, il a fait appeler son neveu Affel pour lui annoncer qu’il allait arrêter sa carrière : « Fiston, je suis vieux, je voudrais me retirer et me consacrer à mes terres. C’est à toi maintenant de prendre ma succession, de poursuivre mon oeuvre. » Affel se sentit à la fois flatté et intimidé. « Comment faire aussi bien ? Si au moins j’avais le don. Dès qu’il joue sur sa guitare, c’est comme si son coeur s’exprimait à travers ses doigts. » Malgré ses hésitations, Affel envisage d’abandonner son poste d’agent technique d’agriculture pour donner la priorité à la musique. Conformément aux voeux formulés par son oncle, son premier album va sortir simultanément avec ce qui semblerait être l’ultime recueil de chansons enregistré par Ali. Le passage de témoin ne pouvait être plus explicite. Dans le regard d’Affel se reflète l’inquiétude du sherpa à qui l’on confie les responsabilités de chef de cordée. En énumérant toutes les réalisations, tous les bienfaits dont son oncle peut légitimement tirer orgueil, en tentant de sonder le respect et l’amour que lui porte la population de Niafunké et du Mali dans son ensemble ce qui a fini par nimber la tête de ce splendide sexagénaire d’une forte aura magnétique , Affel ne peut conclure que par « si Dieu nous donne longue vie, on pourra l’imiter ».
Vers midi, les écoliers du village rasent au plus près les murs de banco pour profiter de la mince bande d’ombre que menace d’engloutir la marche féroce du soleil. C’est l’heure choisie par Ali pour nous faire visiter Niafunké et ses environs. Revêtu d’un éclatant boubou jaune et d’un tourti du même tissu, il paraît vouloir défier l’astre diurne lui-même. Nous empruntons les rives non carrossables du lac, le soko, pour atteindre au bout d’une digue la station de pompage où les pales géantes de deux grosses turbines brassent l’eau terreuse du Niger et la propulsent de l’autre côté, sur l’étendue en contrebas, recouverte d’un frêle duvet émeraude, signe d’une prometteuse récolte de riz. Spontanément, Ali a choisi de nous mener d’abord en ce lieu comme si pour lui, de tous les attraits de sa région, cette petite prouesse technologique méritait une attention particulière et, de fait, plaçait son oeuvre personnelle au second plan. « Ici, c’est le coeur. La vie de Niafunké et des villages environnants dépend de cet endroit. L’autosuffisance alimentaire, voilà le maître mot, car si un homme n’a pas le ventre plein, comment veux-tu qu’il puisse faire l’amour pour assurer sa descendance ? »
Le cercle de Niafunké, premier grenier de la boucle du Niger, n’a jamais connu la sécheresse. Au coeur de la zone Sahel, cette situation relève plutôt de l’exception. Avant l’installation de la pompe, l’irrigation des cultures dépendait de la bonne volonté du fleuve à la période des crues, de la bienveillance du ciel au moment des pluies, entre mai et septembre. Et de la prodigalité des sacrifices annuels, qui s’effectuent sur les berges du lac. Tous les sacrifices rappellent celui du minia, le serpent : c’est lorsqu’on a coupé la tête du minia que les premières pluies fécondantes se mettent à tomber. La circoncision des jeunes garçons procède de la même symbolique. Dans un passé pas très éloigné, si l’on en croit l’étude ethnologique que Viviana Pâques a consacrée aux rites de la région de Tombouctou (1), lorsque la sécheresse devenait par trop menaçante, on exposait au soleil un nouveau-né, attaché à l’aide d’un grand turban croisé, puis on le sacrifiait. Ici, vie et mort marchent ensemble. Aux enfants on apprend que l’homme est un mort-vivant, car il contient en lui les deux principes, comme est mort-vivant cet instrument de musique qui a pour but de guider tout initié sur le chemin de la mort et de la résurrection : le djerkel.
Cela fait maintenant plusieurs années qu’Ali n’ose plus toucher au djerkel, la petite guitare monocorde traditionnelle utilisée pour appeler les esprits lors des rites du djimbala. « J’ai trop peur », nous dit cet homme de 60 ans, aussi fermement enraciné dans la vie que peut l’être un baobab dans le sol. Il nous conduit sur le lieu où, pour la première fois, il eut la révélation du pouvoir de l’instrument. Il avait une douzaine d’années et jouait de son djerkel en traversant de nuit cette partie du quai fluvial où viennent accoster les pinasses chargées de bois, lorsqu’il fut, comme il le dit lui-même, « attaqué par les génies. On était partis en causerie avec quatre personnes. J’étais le seul à jouer du monocorde lorsque, à cet endroit précis, mon pied gauche est resté en l’air et le droit immobilisé au sol. J’ai d’abord vu trois petites filles de tailles différentes disposées par ordre de grandeur, comme les marches d’un escalier. Je regardais en face de moi, il y avait un arbre, là, derrière le fleuve. Je voyais du feu qui traversait le fleuve. J’ai su que le feu fondait sur moi et j’ai entendu ces mots : « J’arrive. » C’est alors que je me suis mis à baver, ensuite j’ai perdu connaissance. » Cet épisode marque son entrée dans un autre monde, un monde où phénomènes et objets sont autant de signes destinés à éveiller la conscience, à lui permettre d’approcher la réalité ineffable, un monde où, comme l’écrivait Bernardin de Saint-Pierre, « l’éternité vient dans le temps, l’immensité dans la mesure, Dieu dans l’homme, l’invisible dans le visible, l’inaudible dans le son et le contenant dans le contenu ».
Cette seconde naissance ne rend pourtant pas la première moins digne d’être contée, car son histoire, Ali la dévide avec cette redoutable mémoire et une singulière affection pour la parole qui étreignent l’analphabète et le charmeur en lui. « Moi, Ali, je suis né au bord de ce fleuve, dans le village de Kanau à 276 kilomètres de Niafunké, le 10 octobre 1939. Ici, quand une mère perd beaucoup d’enfants à la naissance, à celui qui survit on donne, au moment du baptême, un nom d’emprunt pour que la mort soit induite en erreur. Avant de naître, j’ai perdu neuf frères de même père et mère, c’est pourquoi je m’appelle Farka, « l’âne » : pour que la mort puisse se tourner vers l’animal et épargne l’enfant. Ici, il y a des Farka mais aussi des Bari (« cheval ») et même des Niamankolo (« ordure »). Malheureusement pour moi, mon père est décédé en 1941, alors qu’il servait dans un bataillon de tirailleurs sénégalais au service de l’armée française. Il est mort pendant la Seconde Guerre mondiale sans savoir pour qui ou pourquoi il combattait. Plus tard, j’ai écrit une chanson (Keito, sur l’album Talking Timbuktu) sur ces soldats africains qui ont sacrifié leur vie pour une cause qui n’était pas la leur. A la mort de mon père, ma mère et moi sommes partis rejoindre mes grands-parents, et c’est ainsi que je suis arrivé à Niafunké sur un bateau chargé de bois. Mon grand-père, un Zarma, était charpentier. Les Zarmas sont des berbères noirs appartenant à la famille des Songhaï… » Le peuple songhaï fut à l’origine de l’une des plus
anciennes et rayonnantes civilisations d’Afrique occidentale, dont on situe le point culminant à la fin du xvème siècle. « Ma grand-mère Kounandi Samba était prêtresse. D’elle j’ai gardé beaucoup de connaissances. Je me souviens qu’un jour elle m’a amené jusqu’à l’arbre garboy, le dattier sauvage, près du fleuve, et quand elle a mis la main dans un trou au milieu du tronc, j’entendais très clairement des voix mais je ne voyais personne. Une fois retourné à la maison, elle m’a dit que ces voix appartenaient à mes ancêtres. »
Ali nous conduit à l’écart du village, jusqu’à l’arbre qui étend ses branches au large comme la mâture d’un voilier et prospère en compagnie d’autres espèces à la réputation tout aussi mystérieuse : le balanza, de la famille des acacias, le tali qu’on rencontre dans tous les bois sacrés et dont les fruits produisent un poison violent, le koubi que l’on appelle aussi la maison du Shattam (Satan), le touridja, l’arbre perroquet. « Les gens répugnent à le planter dans leur jardin, nous prévient Ali. La nuit, si tu t’assois devant lui, il s’assoit aussi et si tu te couches, il se couche avec toi. C’est un arbre très « génétique ». Comprendre : en rapport avec les génies.
Si l’ombre d’un doute demeurait encore sur la vanité rationaliste qui anima la présence coloniale française dans cette région pendant près d’un siècle, il fut totalement levé lors de cette surprenante promenade qui nous mena jusqu’au village de N’Goro à travers la savane sablonneuse du Koboro, lieu que Bilangala Baliandou, fondateur de Niafunké, désherba à l’aide d’une côte de vache, il y a bien longtemps dit la légende. Au coeur de cette petite agglomération, formée de masures en banco, touchée par une lumière crucifiante, se trouve le bancaïna littéralement la « mare étonnante », le puits aux génies, la source même du djimbala et d’une partie des pratiques occultes qui furent transplantées avec les populations mises en esclavage pour devenir l’obeah en Jamaïque, le candomblé au Brésil et le vaudou en Haïti.
Le chef du village nous ouvre le chemin. Une petite meute d’enfants nous accompagne en piaillant tandis qu’un cousin d’Ali, inexplicablement revêtu par cette chaleur d’une épaisse parka de sports d’hiver, ferme la marche. Nous débouchons au bord d’une dépression dont la partie la plus enclavée se compose d’une cavité à moitié emplie d’eau et d’un trou, le « nombril » du monde animiste. Ici, depuis la nuit des temps, se déroulent des cérémonies où l’on joue à l’aide des instruments sacrés, djerkel et njarka (un petit violon monocorde), les airs du holey, ou l’art de « travailler avec les esprits ». « Tu les fais venir avec certains chants et tu les congédies avec les mêmes chants mais interprétés à l’envers, avec d’autres phrases, des invocations différentes, sur une autre tonalité. Le danger est de fréquenter des génies que l’on ne peut pas maîtriser, qui sont plus puissants que toi. Il y a une hiérarchie à respecter. L’initiation doit se faire progressivement. » Tous les vingt ans, on sacrifie deux taureaux, un noir, un rouge, que l’on saigne au-dessus du puits pour abreuver les génies. Ali assista deux fois à ce rituel et, depuis ses 15 ans, n’a jamais manqué une cérémonie du holey. Lors des séances, les initiés tombent « en action », en transe, certains mangent de la terre.
Demba Moudou vécut au bord du puits pendant cinq ans. « Il luttait physiquement contre les djinns (génies), si bien qu’à la fin il n’avait plus de doigts. Ce n’était pas la lèpre qui avait rongé ses doigts, mais le contact direct avec les esprits.« Ali a produit une cassette de Demba Moudou, peu avant qu’il ne meure. La mention « Ne pas écouter au-delà de minuit » figure sous une photo noir et blanc de Demba qui donne l’impression de tordre quelque chose entre ses mains. On y entend le dialogue narquois entre djerkel et njarka alors que Demba chante à la manière de Roky Erickson avec ce groupe de cinglés qu’était le Thirteenth Floor Elevators. Violon monocorde recouvert d’une peau de serpent et tendu d’un crin de cheval, le njarka représente, pour la confrérie des Hawka (les gens du feu) une femme qui a un seul bras et une seule jambe.
L’approche d’une société traditionnelle en Afrique demande toujours, et en toute circonstance, que l’on puisse envisager le monde sur les deux plans de conscience, rationnel et spirituel. Ainsi, le passage de l’un à l’autre se fait sans le moindre tâtonnement et en entendant un Africain vous dire d’un tabouret que c’est une « parole », ou d’un violon que c’est « une femme », on devine le degré d’interdépendance qui finit par rendre consubstantiels symbolique et quotidien. Et l’on comprend qu’ici tout est sacré.
Ali n’a pratiquement jamais fréquenté l’école. Un matin, son grand-père se présenta dans le bureau du directeur de la communale de Niafunké. « Il a dit que si lui-même avait été l’esclave des Blancs, il n’était pas question que son petit-fils le devienne un jour. La discussion fut si chaude que le directeur m’a dit de ne plus revenir. » Ali fut dispensé d’apprendre à lire et à écrire, et cette mémoire libérée put se concentrer sur autre chose. Ainsi, en racontant sa vie, il n’omet jamais de préciser les dates et les noms se rapportant à des épisodes vieux de plus de quarante ans. Son entrée dans la vie active, Ali la situe au 23 avril 1954, jour où il fut pris sur la route par la Delahaye du commandant Pinson qui le débarque à Bamako, sans un sou vaillant. « J’ai fait tout un tas de métiers : cuisinier, tailleur, petit boy, cordonnier, pinassier. J’avais emmené avec moi mon djerkel dont je jouais le soir après le travail. Puis je suis devenu aide-chauffeur. J’ai perçu mon premier salaire le 23 février 1957, d’un montant de 5 265 f CFA. J’étais tout le temps à sillonner les routes de la Guinée entre Kankan et Kissidougou, jusqu’au jour où nous avons eu un accident. J’ai ensuite été recruté par le RDA, le Rassemblement démocratique africain, pour faire de la propagande au moment des élections de 57. Cela m’a valu une cicatrice sur la tête et une bien piètre opinion du milieu politique. Heureusement, j’ai tout de suite été recruté dans l’administration et je suis devenu chauffeur titulaire avec un nouveau salaire mensuel de 12 420 f. Je conduisais l’ambulance pour le dispensaire de Niafunké. S’il y avait un accident, une autopsie ou un accouchement, c’est moi qui y allais. Quand j’en ai eu marre, j’ai demandé à être muté. J’ai donc été nommé chauffeur de l’adjudant du commandant de cercle. Chaque fois qu’une personnalité politique arrivait dans la région, c’est moi qui étais chargé de la transporter, sur la route ou sur le fleuve. Je suis resté comme ça jusqu’en 1968 où, grâce à la Biennale de la jeunesse, j’ai eu la chance de représenter mon cercle à Bamako. Accompagné par un joueur de njarka et un flûtiste, je chantais mes propres compositions avec mon djerkel. Ma première guitare, je l’ai achetée à Sofia, en Bulgarie, après mon premier concert donné en dehors du continent africain, le 21 avril 1968. Je n’avais jamais joué de guitare, j’ai simplement transposé la technique du djerkel à la 6-cordes. »
De la guitare, personne n’en joue comme Ali. Son style laisse deviner qu’outre la technique il a réussi à transvaser le fluide du monocorde et, depuis, n’a cessé d’en user pour envoûter son monde. Les sept cassettes enregistrées pour Sonodisc seront peut-être un jour rééditées sur un support plus fiable et selon des termes contractuels plus satisfaisants. Avec les cinq albums réalisés pour World Circuit, Ali a écrit certaines des plus belles plages de la musique africaine, dominées par cette guitare qui invente son propre langage sans jamais sortir des modes et des traditions propres à sa région. On dit qu’il enregistre toujours un peu le même disque, mais c’est un défaut qui, chez JJ Cale par exemple, a valeur de qualité. Le dernier de la série s’intitule Niafunké, hommage rendu à sa terre et signe de la fin d’un cycle de vie.
Du lycée agricole il ne reste que quelques murs, livrés au vent et à la flânerie des troupeaux de chèvres qui viennent y déposer leurs crottes en billes calibrées : les entrepreneurs, dans leur empressement à faire de l’argent, ont oublié de creuser les fondations, et le projet fut abandonné. Pendant dix jours, ce lieu fantomatique fut transformé en studio d’enregistrement, alimenté par un générateur installé à quelques encablures et visité dès le coucher du soleil par des scorpions et des serpents. Pour Ali, il s’agissait intuitivement de travailler la musique à la source même de l’inspiration car, selon lui, la valeur d’un art et de ceux qui le pratiquent tient à sa faculté de célébrer la relation d’harmonie unissant l’homme et la nature un rapport qui, dans le contexte animiste de la région, ne saurait en aucun cas soumettre l’une au seul caprice de l’autre. « Pour nous, la musique n’est jamais un simple plaisir, ce n’est pas seulement un divertissement. Ici, il y a un rythme pour accompagner chacun des actes de la vie quotidienne : pêche, semences, récoltes, fiançailles, mariage, baptême, divorce, retrouvailles, circoncision, guérison. Il n’y a qu’une seule chose pour laquelle nous n’avons pas de musique, ce sont les funérailles. »
Quand le cercle de Niafunké fut en proie à l’invasion de criquets migrateurs voilà quelques années, Ali enregistra le Tangambara qui, en l’absence d’un bureau de l’Office de la protection végétale, fut utile pour informer et responsabiliser les paysans. Ici, l’artiste n’a d’utilité que lorsqu’il se conforme aux différents principes, religieux et moraux, qui travaillent à l’épanouissement de la communauté. « L’égoïste tombe toujours malade », répète le proverbe. Ainsi, sur ce dernier album, Ali a-t-il voulu témoigner de la richesse humaine de la boucle du Niger, où cohabitent populations peul, songhaï, zarma, bambara et tamascheq, utilisant musiques et langues correspondant à chacune d’elles à la manière de ces couvertures tissées artisanalement, qui utilisent des pièces de tissu de couleurs et de formes différentes pour composer un patchwork vivant et élégant. Le tendé et le takamba, par exemple, sont des modes d’expression à tempo lent qui rappellent, par leur dimension lascive, la majestueuse paresse du fleuve. D’origine tamascheq, ils utilisent une coda déjà rencontrée. « La première fois que j’ai écouté un disque de John Lee Hooker, j’ai cru que c’était un artiste tamascheq, se souvient Ali. On m’a dit alors que c’était du blues. Jamais je n’avais entendu ce mot auparavant. Pour moi, le « blues », c’était ce petit paquet que les lavandières utilisaient pour blanchir le linge près du fleuve. Je me suis dit « Mais ils sont fous, cette musique, c’est la nôtre ! »
Le lien, abondamment commenté mais bien peu vérifié, qui attache la musique du delta du Mississippi à sa racine africaine ne pouvait trouver meilleur gage de solidité que les disques d’Ali Farka Touré. Les albums The Source et The River notamment valent mieux que n’importe quelle fouille ethnographique et rendent un verdict plus confondant que ne le ferait une recherche en paternité avec prélèvement d’ADN. Si l’on comprend bien, et comme l’avance le journaliste Robert Palmer dans son essai Deep blues, la musique afro-américaine telle qu’elle était chantée et jouée dans les campagnes du Sud correspondait autant à une réponse créative en rapport avec une situation brutale et désespérée qu’à la perpétuation de traditions africaines profondément enracinées. Lorsque ces populations, en provenance notamment de villages situés sur les rives du Niger, se retrouvèrent enrôlées de force dans les plantations au bord du Mississippi, la violence du déracinement fut atténuée par la ressemblance existant entre les deux fleuves. Et ces circonstances permirent une rapide adaptation de la cosmogonie africaine à la réalité nord-américaine. Ainsi, on peut penser que la puissance quasi surnaturelle que dégagent certains blues tirés du répertoire de Charley Patton, Robert Johnson ou Son House a pour origine cet art de « travailler avec les esprits », le djimbala, dont Ali est l’un des derniers maîtres et qui, au début du siècle, trouva dans le Delta un terrain singulièrement fertile.
Dès lors, on comprend mieux l’origine du sourire un peu supérieur éclairant le visage d’Ali lorsqu’il en vient à évoquer l’album Talking Timbuktu, enregistré avec Ry Cooder et qui lui valut moult récompenses dont un Grammy Award en 1995, encadré et disposé dans sa maison aux côtés de l’ordre du Mérite malien et entre deux couvertures zarmas. « C’était comme ajouter du sucre au miel, rigole-t-il, ça n’a rien changé à ma musique. Tous les morceaux de Talking Timbuktu, je les ai enregistrés dans ma maison à Niafunké et j’ai envoyé une cassette à Ry qui s’en est imprégné pendant trois mois. Et quand je suis arrivé à Los Angeles, nous sommes restés trois jours en studio. Pour moi, c’était déjà trop long. The River et The Source, je les ai enregistrés en deux heures. Si je suis de bonne humeur, je peux te faire trois albums dans la même journée. Je te le jure. »
A Ry Cooder, signe de gratitude et témoignage d’amitié, Ali a offert un djerkel. En prenant soin de lui recommander de ne pas en jouer après minuit. Avant de mettre un terme définitif à sa carrière, Ali aimerait enregistrer un dernier disque, son « jubilé » : l’occasion pour lui d’inviter à Niafunké certains amis, Ray Lema, B. B. King, Clarence Gatemouth Brown, John Lee Hooker, l’occasion d’égorger un mouton en leur honneur, de leur faire visiter son verger et de laisser à tous l’image sobre, prospère et achevée d’Ali : l’homme qui porte le nom d’un âne et possède l’âme d’un prince.
1. Viviana Pâques, L’Arbre cosmique (Editions L’Harmattan).
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Ali Farka Touré. Niafunké (World Circuit/Night & Day).
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