Membre du duo Suicide, personnage ombrageux et maudit, admiré par Springsteen, Christophe ou Soft Cell, Alan Vega est mort le 16 juillet, à 78 ans.
Quand le superbe soundsystem de la salle Debussy du Palais des festivals cannois a envoyé un magnifique Dream Baby Dream par Bruce Springsteen en mai dernier, combien de festivaliers savaient que la chanson était l’œuvre de Suicide, duo formé de Martin Rev et Alan Vega ? Ce n’est pas American Honey, le film d’Andrea Arnold, qui aurait fourni la bonne réponse puisque le camionneur qui passe ce morceau à son auto-stoppeuse lui confie qu’il est fan du Boss.
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Ainsi fut le destin du chanteur-performeur de Suicide : révéré par une poignée de happy few, ignoré des masses (qui le connaissaient pourtant sans le savoir), décrochant un unique tube sur un malentendu – le fabuleux Jukebox Babe, qui fit se déhancher la France en 1980 et valu à Vega les “honneurs” des hit-parades et des émissions de variétés.
Ce qui étonne le plus au jour de la mort de l’as Vega, c’est son année de naissance : 1938 ! Quand Suicide publia son premier album, Vega avait donc presque 40 berges ! Un vieux à l’aune du punk, mais qui avec son compère Martin Rev formait le plus jeune des groupes. Car Suicide avait débuté en 1970, quand les Johnny Rotten ou Ramone étaient en culottes courtes et obéissaient encore sagement à leurs parents.
Enfant de la classe ouvrière de Brooklyn
Rev et Vega faisaient partie d’un de ces collectifs d’artistes qui fleurissaient sur les suites du mouvement hippie, le Project of Living Artists, sorte de petit cousin de la Factory warholienne : un squatt new-yorkais où les artistes créaient en mélangeant peinture, sculpture, musique, performance…
Enfant de la classe ouvrière de Brooklyn, Alan Vega était plutôt branché arts plastiques mais reçu ses premières épiphanies musicales façon électrochocs. “Je zonais à la fac sans grande conviction et puis j’ai vu Iggy sur scène. Là, j’ai pigé que si je voulais devenir un artiste, j’avais intérêt à prendre les choses en main.”
“A cette époque, Iggy et le Velvet ont été des influences décisives. Le Project… était en plein Village, j’en étais l’un des six fondateurs. Notre seul boulot consistait à garder cet immense espace ouvert 24 heures sur 24. C’est là que j’ai rencontré Martin Rev, c’est ainsi que Suicide a commencé.”
Un rockab irradié, entre Kraftwerk et Gene Vincent
Venu du jazz, Martin est un Géo Trouvetou des claviers et de la bidouillerie, alors qu’Alan s’intéresse à l’électronique et s’inspire du bestiaire des rockeurs, section grands fauves (Elvis, Little Richard, Iggy, Morrison…). Ils créent un son inouï en bricolant sur leur matériel cheap, inventant le rock de l’ère nucléaire, du rockab irradié par la fuite radioactive de Three Mile Island, une sorte de mix entre du Kraftwerk fauché et Gene Vincent.
Précurseurs en musique mais mauvais en affaires, ils sont parmi les derniers à signer sur un label mais leur premier album est un truc jamais entendu alors, une giclée séminale en avance de dix métros sur le mouvement punk (qu’il soit new-yorkais ou londonien).
“On a commencé à tâtonner avec notre clavier japonais pourri à 10 dollars. On a improvisé, progressé à coups de brouillons, de plantades et d’impasses. Cheree, Ghost Rider sont nés dans une sorte de big bang, à l’image des réactions chimiques dans l’univers : d’une masse gazeuse informe naissent des planètes et des systèmes solaires.”
Un carton avec Jukebox Babe
Le disque est remarqué par la critique mais se vend peu : un nom comme ça, un son comme ça, c’est évidemment moins fun que les Ramones ou Blondie, et plus radical que le Clash ou les Pistols. Un second album produit par Ric Ocasek (alchimiste des Cars) n’y changera rien.
Face à cette indifférence, le groupe se sépare et l’histoire prend un virage inattendu. Sur son premier album solo (1980), Vega s’inscrit dans la lignée de Suicide, avec plus de rockab proto-Sun Sessions et moins de bizzareries electro. C’est le carton inattendu : le single hoquetant Jukebox Babe est n° 1 en France et dans d’autres pays d’Europe (aux States, c’est toujours macache), comme si les Tuche découvraient les Cramps.
A l’époque, on se souvient avoir vu Alan Vega assurer une première partie houleuse des Stray Cats au Palace : le public crache sur sa veste pailletée, Vega ne se démonte pas. Mi-Elvis teigneux, mi-Bruce Lee, il défie les premiers rangs en arborant des poses de karatéka et un regard noir de noir puis leur balance son pied de micro dans la gueule. Rock’n’roll.
Une inspiration pour le Born in the USA de Springsteen
En 1981, Vega sort un nouvel album, le fumant Collision Drive, du psychobilly stoogien, qui n’engendre aucun tube et se ramasse commercialement. De son côté, en 1982, Springsteen publie Nebraska. “Quand j’ai découvert cet album, c’était par hasard dans les bureaux de Ze Records : je tombe sur State Trooper et j’ai sérieusement cru qu’il s’agissait d’une de mes chansons dont je n’avais plus souvenir. On y entend les mêmes cris, les mêmes hululements.”
En 1984, dans un entretien à Rolling Stone, le Boss avoue sa dette envers Vega et confie que Frankie Teardrop lui file la chair de poule. Cette chanson terrifiante sur les hallucinations posttraumatiques d’un vétéran du Vietnam qui finit par massacrer sa famille a inspiré Born in the U.S.A. dont la demo originelle ressemble aussi à du Vega. Il n’est pas abusif de prétendre que le frontman de Suicide fut à l’origine d’un des cartons les plus massifs des années 80.
Dans le rock, le plus dur est de durer. Ces vingt, trente dernières années, Alan Vega enchaînait les albums de technobilly minimale, énièmes variations sur Jukebox Babe, dans l’indifférence générale et la joie d’une poignée de fans à travers le monde.
Une dernière collaboration avec Christophe
Il avait même contredit le nom de Suicide en reformant le duo pour quelques albums et concerts toujours sur la brèche expérimentale primitive. Il peignait aussi, revenant à ses premières amours.
Le Boss a fini par reprendre Dream Baby Dream pour en faire un hymne populaire alors que le plus grand fan français de Vega, Christophe, le faisait enfin participer à un album, Les Vestiges du chaos. Sur Tangerine, on entend un beau frottement entre le falsetto usé du crooner francitalien et les râles velus du rockeur-plasticien juif new-yorkais.
“Aujourd’hui, disait-il en 1996, j’écoute surtout la musique qui joue dans ma tête. Il faut dire que le rock n’est plus une aventure, tout est récupéré, digéré par le business… Si Suicide démarrait aujourd’hui, jamais nous ne serions signés. Ou alors, il faudrait que j’apprenne à chanter.”
Les propos d’Alan Vega sont extraits d’un entretien accordé aux Inrocks en janvier 1996
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