Le Cantona du showbiz. En faisant sauter la banque avec Oasis, après avoir découvert My Bloody Valentine ou The Jesus And Mary Chain, Alan McGee est sans doute devenu l’homme le plus important du rock anglais. Depuis le poste de commandement de son influent label Creation, cet incorrigible fan de rock porte un regard averti et enthousiaste sur l’état de la production britannique et sur l’extraordinaire parcours de la fratrie Gallagher.
Lorsque tu repenses aux débuts de Creation, à cette époque où le label ne sortait que des 45t vinyle en tirage limité, quel regard portes-tu sur le chemin parcouru ? Je suis surtout heureux de constater que le genre de musique que Creation défend est devenu extrêmement populaire, une sorte de nouvelle norme, de nouveau mainstream. Les groupes que j’aime passent tous à la radio, ils font désormais partie du décor. Plus moyen de se balader dans une rue commerçante sans entendre un bon disque de pop ou de rock en fond sonore, alors qu’il y a dix ou quinze ans, on était constamment obligés de se boucher les oreilles ! Ce qui a beaucoup compté en Angleterre, c’est que BBC One est redevenu une bonne station de radio, à la pointe de la production, et que les principaux médias ont été obligés de suivre le mouvement. Les vieux dinosaures du rock sont en train de disparaître, le niveau artistique général s’est élevé et si Creation a une part de responsabilité dans tout ça, alors j’en suis très heureux. Pour ce qui est du music-business à proprement parler, je ne crois pas qu’il ait beaucoup changé en quinze ans. Les rapports de force sont toujours les mêmes : les gros cherchent toujours à contrôler les petits, mais la matière artistique s’étant bonifiée en particulier à la demande du public , des labels comme Creation ont pris une ampleur nouvelle parce que les grosses compagnies sont incapables de réagir aussi vite que nous sur les nouveaux talents.
Artistiquement, quelles attentes as-tu, quelles qualités recherches-tu dans un groupe ?
La plus grosse erreur pour moi serait d’essayer de signer un nouvel Oasis. Ça, jamais… Ce que j’attends d’un jeune groupe, c’est cette intelligence instinctive qui peut lui permettre de digérer le travail d’autres groupes pour créer quelque chose de neuf, d’excitant. C’est ce qui m’a poussé à signer 3 Colours Red, cette façon de mélanger des choses qui viennent de Clash avec des éléments de Metallica. De son côté, Oasis est bien plus qu’un simple groupe de Manchester avec un son unique, limité. Noel a écouté des tas de groupes américains, et c’est ce mélange entre ce qu’il en a tiré, ses origines mancuniennes et sa passion pour les Beatles qui donne vie aux chansons qu’il écrit. Noel, comme tous les grands songwriters, est un réceptacle : une urne dans laquelle se déposent des influences très diverses mais dont lui seul est capable de tirer une synthèse, un condensé… J’ai un avantage énorme sur tous les jeunes directeurs artistiques de ce pays : moi, j’ai passé quinze ans de ma vie à me battre pour arriver à ce niveau de reconnaissance. Ça me permet de ne jamais confondre qualité artistique et succès commercial, deux concepts complètement séparés. Pour moi, Kevin Shields est un génie absolu peut-être le plus grand avec qui j’ai bossé , mais My Bloody Valentine n’a jamais vendu plus de cent cinquante mille disques dans le monde. Il y a des tas de gens que ces chiffres désoleraient, mais pour moi, honnêtement, ça ne change rien. Succès commercial ou pas, My Bloody Valentine est un des plus grands groupes anglais. Et s’il fallait retravailler avec Kevin, je le ferais, simplement parce que j’ai gardé ce rapport de fan à sa musique comme à celle de tous les groupes Creation… Avec ce label, j’ai eu la chance de fréquenter deux génies : Noel Gallagher, un génie pop, et Kevin Shields, un génie hors catégorie. Même si je crois que Bobby Gillespie, de Primal Scream, a un talent immense, il n’est pas au niveau des deux autres. Liam Gallagher non plus, même s’il est pour moi le plus grand chanteur de rock’n’roll du monde. Et si dans mon coeur, j’ai aussi gardé une place énorme pour The Jesus And Mary Chain, seuls Noel Gallagher et Kevin Shields sont capables de me faire tomber à genoux.
Au début des années 90, Creation a connu une période très difficile. On a dit que My Bloody Valentine allait ruiner le label. As-tu eu peur pour le label ?
Il y a eu quelques nuits blanches, mais je n’ai jamais perdu la foi. Les gens qui me connaissent pourront le confirmer : j’ai toujours su que j’allais un jour signer le plus grand groupe de rock du monde. Ça ne faisait pas l’ombre d’un doute. Il suffisait d’attendre le bon moment, d’avoir les bonnes connexions et avec une telle foi en l’avenir, on ne peut pas devenir aigri, vindicatif. Dans les moments difficiles pour Creation, je me raccrochais toujours à cette certitude de devenir un jour l’homme dans l’ombre du plus grand groupe du monde. Mon but avec ce label a toujours été de produire des disques destinés au plus grand nombre et lorsque je vais à un concert d’Oasis, que j’entends tout le public reprendre en coeur Wonderwall, ça me donne envie de pleurer de joie.
A l’époque où Creation a signé Oasis, avant même la sortie du moindre 45t, vous affichiez tous au label une extraordinaire confiance en l’avenir. On sentait que le coup était quasiment gagné d’avance, que l’histoire était déjà en marche.
Je me souviens parfaitement de ces deux ou trois semaines d’euphorie, c’était une période fantastique. Mais je me souviens aussi que j’aurais été bien incapable de prédire un triomphe aussi rapide. Je pensais que la progression du groupe allait s’étaler sur deux ou trois disques. Quand les premiers 45t se sont classés très haut dans les charts, nous avons été pris par surprise. A ce moment-là, notre disque de référence était l’album Screamadelica de Primal Scream : un gros succès, mais qui avait plafonné à cinq cent mille exemplaires vendus dans le monde. Oasis a explosé ce record.
L’immense succès d’Oasis donc de Creation a-t-il pour toi des allures de revanche ?
Je mentirais si je disais que l’aventure Oasis n’est pas la plus jouissive de ma vie. Evidemment, je rigole, je jubile, mais à ma façon, c’est-à-dire plutôt discrètement, sans me faire trop remarquer (sourire)… J’ai grandi en Ecosse, dans un milieu franchement prolétaire, où l’argent était compté, où il n’y avait pas de place pour la fantaisie. Mon père bossait à l’usine, alors c’est sans doute par respect pour lui si j’évite de fanfaronner, si je fais tout pour rester modeste… En fait, le succès d’Oasis me permet surtout d’entreprendre de nouveaux trucs je veux depuis longtemps me lancer dans le monde du football. Mais pour moi, le vrai motif de satisfaction dans toute cette histoire, c’est surtout de voir un pays se réveiller, retrouver le goût de la fête. Tous ces gens aux concerts, dans les magasins de disques, c’est très excitant. Oasis a accompagné ce réveil, de la même manière que le football et la dance. Mais surtout, Oasis a été un symbole, un point de ralliement pour toute une génération. A la base, le triomphe d’Oasis, c’est ça : un phénomène démographique. Il y a plus de jeunes pour acheter les disques d’Oasis aujourd’hui que si le groupe avait existé il y a quinze ans. C’est le nombre de gamins qui ont soutenu le groupe qui a rendu son destin si spectaculaire. Pourtant, dans le fond, le phénomène était prévisible : il suffisait de regarder les statistiques démographiques pour l’anticiper. Les Spice Girls et Oasis doivent tout à la jeune génération anglaise.
A un niveau strictement personnel, comment as-tu vécu cette mini-révolution culturelle ?
Comme des tas de gens de ma génération, en me disant que j’aurais bien aimé avoir 16 ans à la sortie de Definitely maybe… Je crois que pour un gamin qui découvre le rock aujourd’hui, la période est aussi faste que celle que j’ai connue adolescent. Alors fatalement, l’époque me force à ressentir un peu de nostalgie je me revois plus jeune, avec toutes mes illusions sur le rock , mais ce qui me sauve, c’est que je n’ai pas le temps de me laisser aller à la mélancolie. Je suis quelqu’un d’extrêmement actif, incapable de me reposer sur mes lauriers. Même si Oasis et Creation ont réussi un truc extraordinaire et que les gamins d’aujourd’hui vivent un truc extraordinaire avec ce groupe, je me bats pour faire décoller les nouvelles signatures du label, comme les Diggers ou 3 Colours Red, sans oublier les vétérans, Teenage Fanclub et les autres. Voir ces gens-là décrocher des disques d’or serait aussi excitant pour moi que d’apprendre que Morning glory s’est vendu à plus de dix millions d’exemplaires.
Au quotidien, comment s’organise ton travail chez Creation ?
Je fais surtout un boulot de relations publiques. Je passe beaucoup de temps à représenter le label à l’extérieur, dans des réunions, des séminaires, auprès des stations de radio. C’est un boulot assez usant, souvent déprimant, mais je sais que ça fait partie de mes fonctions. La gestion de Creation passe aussi par là, je ne peux quand même pas rester dans mon bureau à écouter les disques d’Ed Ball en boucle pendant huit heures. Ma vraie mission, c’est plutôt d’aller expliquer aux gens pourquoi Ed Ball est aussi important pour Creation qu’Oasis. Ou encore de remettre au goût du jour des gens qui sont jugés dépassés ou largués, comme Kevin Rowland, le leader de Dexy’s Midnight Runners avec qui je viens de commencer à travailler. Je crois que Rowland peut redevenir aussi populaire que Paul Weller.
Concrètement, quel a été l’impact du succès d’Oasis sur ta façon de te comporter dans le milieu du disque ?
Avec Oasis, j’ai conscience d’être devenu une figure publique : les gens font plus attention à ce que je dis, on surveille mes choix et, surtout, on les respecte. Ça me donne une grande liberté d’action et me permet de faire profiter les jeunes artistes du label de cet intérêt pour tout ce qui touche à Creation. La période est très agréable, et même si toute cette sollicitude peut devenir stressante, j’apprécie cette impression de pouvoir, ce sentiment d’être devenu incontournable. Parce que ça fait quand même des années que j’attendais ça… Je suis probablement plus détendu, plus serein aujourd’hui, mais je reste sur mes gardes car Creation est devenu un enjeu, un sujet de convoitise. Même depuis le succès d’Oasis, j’ai souvent l’impression d’être un étranger dans ce milieu, quelqu’un qu’on regarde un peu de travers, avec méfiance. Creation occupe une place particulière : c’est un label indépendant dans l’âme, mais condamné à travailler avec les grosses compagnies pour avoir les moyens de ses ambitions. C’est un équilibre qu’il faut sans cesse préserver, ce qui n’est pas évident. J’ai souvent l’impression d’être quelqu’un qui a été invité dans une immense fête par erreur, par mégarde. Comme Eric Cantona sur un terrain de foot : on a toujours l’impression qu’il est entré sur le terrain par inadvertance et que personne n’a osé lui demander de sortir. Et puis là, au moment où tout le monde le regarde de travers, il marque un but incroyable (rires)… C’est une évidence : je suis le Cantona du show-business. Je ne peux jouer que selon mes propres règles, mais si on me laisse jouer mon jeu, alors je peux planter des chefs-d’oeuvre.
Est-il facile de travailler avec Alan McGee ?
Je crois que j’ai eu une réputation plutôt difficile pendant des années, mais j’ai changé. Je me suis entouré, j’ai délégué des tas d’aspects du travail à Creation, et maintenant, je laisse les gens bosser peinard. J’ai même recruté deux jeunes types qui font tout le travail de recherche artistique, qui écoutent les cassettes, reçoivent les groupes, puis me font des suggestions, alors qu’il y a quelques années, j’aurais été incapable de déléguer cette partie du boulot. En fait, aujourd’hui, c’est mon partenaire Dick Green qui tient la maison Creation. Il y passe chaque jour plus de temps que moi… Jusqu’à l’âge de 33 ans, j’ai vécu en me disant que j’avais 18 ans. Je refusais de mûrir, j’étais une sorte de grand gamin capricieux, qui voulait tout contrôler et gérer Creation sur des coups de tête. Maintenant, j’ai 36 ans et j’ai accepté cette idée. C’est pour ça que j’ai arrêté d’écrire des chansons et cessé toute activité avec mon groupe Biff Bang Pow. Il était important de savoir s’arrêter, de ne pas pousser le bouchon trop loin… Rien ne me rend plus heureux que d’avoir réussi à entrer dans l’âge adulte, moi, l’adolescent éternel (sourire)… De toute façon, je n’aurais pas pu continuer à gérer Creation en me prenant pour un teenager nous nous serions forcément plantés. Il fallait que le label, lui aussi, passe à l’âge adulte. Depuis Oasis, c’est fait, nous fonctionnons comme une véritable entreprise, et pourtant, il y a un truc dont je suis fier : Creation a gardé son petit côté familial. La majeure partie des gens qui bossent au label ont été recrutés par connaissance, sur des critères d’amitié, mais ce sont aussi de grands professionnels. C’est grâce à eux si j’ai réussi à prendre un peu de recul. Il y a quelques années, je voulais bâtir le label le plus influent du monde, j’étais même prêt à ouvrir un bureau Creation à Paris. Puis j’ai compris que ce n’est pas en gesticulant dans tous les sens qu’on obtient des résultats, mais en étant organisé, patient.
Depuis vingt ans, tu fais figure de baromètre pour le rock de ton pays. Tout le monde doit t’interroger à ce sujet : comment vois-tu l’avenir immédiat du rock anglais ?
Je suis persuadé que le son va se durcir. C’est fatal, on ne va quand même pas continuer à se taper des conneries comme Sleeper ou Echobelly pendant dix ans, toute cette merde de brit-pop mollassonne. Pour moi, des groupes comme Oasis, 3 Colours Red ou les Manic Street Preachers incarnent ce durcissement, cette façon de se raidir, de donner de la voix. Les gens en ont marre d’entendre des groupes qui se regardent le nombril. Maintenant, ils veulent de la hargne, de la fierté, de l’exaltation.