Bien qu’il ait commencé sa carrière en dilettante, Alain Souchon a depuis viré au phénomène de masse, témoin l’album live Défoule sentimentale. A ce niveau de popularité, forcément, on se demande ce que peut cacher l’image résolument sympathique de ce tendre aux éternels mots d’enfant.
Des chiffres publiés récemment révèlent que 30 % de la musique francophone diffusée au cours des douze derniers mois ont été répartis entre trois artistes : MC Solaar, Francis Cabrel et Alain Souchon. Ça, c’est plutôt une bonne nouvelle pour moi (sourire)… C’est quand même franchement amusant : moi qui ne croyais en rien, qui n’ai jamais pris le mot « carrière » au sérieux. Mais derrière ça, il y a quand même quelque chose de plus fâcheux : cette incapacité qu’ont les radios et les télévisions à prendre des risques, à pousser les jeunes chanteurs, à oublier les histoires de parts de marché. Aujourd’hui, c’est la grande sécurité, le règne de l’air du temps : on donne aux gens ce qu’ils veulent. Et, récemment, ils voulaient MC Solaar et Souchon. Heureusement, en ce qui me concerne, c’est une gloire passagère. Si c’était toujours comme ça, j’aurais sans doute un peu honte.
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Lorsque tu as débuté, avais-tu le sentiment que certains faisaient barrage, t’empêchaient de percer ?
Je n’ai jamais été en guerre contre ce système-là. Je ne voulais pas être star à la place des stars, je demandais simplement à vivre honnêtement de mes chansons. Il n’y avait chez moi ni stratégie ni rébellion. En fait, j’ai commencé par chanter des trucs profondément inintéressants, bêtement classiques. J’étais paniqué, j’avais peur de déplaire. Que mes chansons ne passent pas en radio n’était vraiment pas une surprise, je trouvais ça normal. Il ne faut pas sans cesse se chercher des excuses bidons : dans ce métier-là, on est responsable.
Tu sentais que tu avais une grande marge de progression ?
Pour moi, tout s’est déroulé logiquement : lorsque c’était pas bon, ça ne marchait pas. Et puis, quand j’ai rencontré Laurent Voulzy, tout a pris un sens. Les musiques de Laurent des musiques comme je rêvais d’en écrire moi-même m’ont permis de destructurer le langage et, ensemble, on a trouvé une sorte de style. Pas étonnant que le public ait commencé à accrocher. Mais j’ai mis longtemps à être apprenti dans mon boulot. Je n’étais pas très ambitieux, pas assez travailleur, alors de 20 à 30 ans, ça s’est passé un peu mollement. Par ma faute.
Tu ne rêvais pas de te retrouver en haut de l’affiche ?
Si, bien sûr. J’ai fait chanteur parce que je rêvais des chanteurs. Je me disais : je voudrais être comme Georges Brassens ou Elvis Presley. Ou Léo Ferré ou les Beatles. Ça me semblait être le boulot idéal : ils se lèvent tard ; quand on les fait chier, ils le disent et, en plus, ils ont du pognon et des filles. Je voyais là une liberté que je ne pensais pouvoir trouver nulle part ailleurs, pas même dans le cinéma un métier d’équipe, bourré de contraintes. Faire des disques, c’était du domaine du rêve. Comme d’aller visiter l’île de Pâques avec Naomi Campbell : un truc pas très probable. Simplement, j’espérais vivoter. Faire des chansons, peut-être en donner à d’autres chanteurs. Pas travailler à la BNP.
Quels sont les principaux changements que tu as connus dans ton métier depuis tes débuts ?
La technique. Quand j’ai commencé, je collais mon oreille sur ma guitare sèche et disais aux ingénieurs du son : voilà ce que je voudrais entendre. Et ça ne marchait jamais, on n’avait pas la technique. Et puis les concerts, c’était d’un barbant… Les gens restaient immobiles, sans faire de bruit. Aujourd’hui, ils participent, chantent, jouent avec le chanteur. Ils en font un roi. Les premiers Olympia que j’ai faits, c’était vraiment pas marrant : j’ai ouvert pour Jean-Jacques Debout, puis pour Thierry Le Luron. Les gens étaient gentils j’avais déjà eu un ou deux succès à la radio mais c’était quand même pas la grande folie… Côté business, le milieu n’est pas si cruel : on ne m’a jamais emmerdé. J’ai toujours fait ce que je voulais, enregistré les disques que je voulais lorsque je le voulais. J’ai débuté chez RCA après deux ou trois 45t chez Pathé et c’était un peu une maison d’avant-garde, avec Yves Simon, Voulzy, moi, puis des types pour qui ça n’a pas marché. Ensuite, je n’ai connu que Virgin, où il y a un peu la même ambiance pas conformiste.
Aujourd’hui, ton fils Pierre reprend le flambeau aux côtés du fils de Voulzy avec le groupe Cherche-Midi. Comment te situes-tu par rapport à eux ? Tu leur donnes des conseils ?
Je suis plutôt passif, dans le genre « Démerdez-vous les p’tits gars ». Quand ils m’ont dit, il y a déjà quelques années, qu’ils voulaient se lancer dans la musique, j’étais paniqué. Je pensais qu’ils allaient à un échec certain : le fils de Voulzy et le fils de Souchon, ça faisait quand même un peu lourd. Mais ils ont fait leur truc dans leur coin et, aujourd’hui, je dois admettre que j’aime assez leur travail. Je suis fier de mon fils, je trouve qu’il se débrouille très bien. Et puis, on sent une patte familiale : ils ont fatalement été influencés par ce qu’ils ont entendu dans leur jeunesse. C’était surtout sensible sur leur premier 45t, avec son petit côté voulzyesque. Sur l’album, c’est beaucoup moins évident.
Dans dix ans, les deux Souchon seront toujours chanteurs ?
Lui le sera certainement. Moi, je ne sais pas… Je n’ai pas tellement envie. C’est un métier de jeune, où il faut être en forme. Il faut sauter sur la scène, rigoler, plaire aux filles. Si j’arrive en traînant les pieds, c’est pas la peine. Regarde les Rolling Stones : ils ne peuvent quand même pas continuer comme ça pendant dix ans… Il est incroyable, Jagger, mais il va bien finir par se fatiguer. Et moi avec lui. Bientôt, je n’aurai plus la force d’y aller, d’être caustique, un peu acide, marrant. Sur scène, j’aime bien tordre les choses, pousser ma voix, la rendre plus âpre. Et pour ça, il faut une énergie que je n’aurai plus.
Tu t’es fixé une limite d’âge ?
J’avais toujours dit que j’arrêterais à 50 ans. Et j’en ai 51… Je suis lamentable : je n’arrive jamais à tenir mes engagements. Mais bon, pour l’instant, je tiens le choc. Je ne me sens pas vieux, je ne suis pas très Rotary Club. Et je n’ai pas encore l’impression de faire mal mon métier. Par contre, si ça flanche, j’arrêterai. Quand on est chanteur, on a un désir d’être léger. C’est le mot de référence : léger. Quitter le monde normal, lourd et pesant, pour un monde léger, monter sur scène comme on grimpe sur un trampoline. Malheureusement, on peut pas rester léger toute sa vie.
Dans cet exercice, quels sont pour toi les exemples de réussite ?
Brassens : je l’adorais, lui et son univers de fraîcheur, de jeunesse éternelle. C’était une grosse vedette. On l’a un peu oublié mais, quand j’étais plus jeune, on ne pouvait pas l’éviter à la plage, dans la rue, les garçons et les filles chantaient Brassens, à 15 ans comme à 40. La Mauvaise réputation, Je suis un voyou, tout le monde chantait ça. Mais c’était une autre époque, c’était avant cette obsession pour l’image qu’on connaît aujourd’hui… Je n’aime pas que les chanteurs littéraires : j’ai toujours apprécié l’autre camp, celui de la légèreté absolue, de la variété. Un type comme Claude François, avec sa légèreté bulle de savon, m’a toujours beaucoup plu. J’admire Charlebois pour avoir réussi à faire la jonction entre ces deux mondes, il a inventé un style dont je suis sans doute l’un des héritiers. Un style bien francophone, à défendre jusqu’au bout. Je n’ai jamais eu la fibre nationaliste je veux bien vendre la France au Japon si ça leur dit de l’acheter mais quand il s’agit de culture, faut pas avoir peur de monter sa garde. Chanter en français, ça compte : c’est tout un petit art magnifique. Des petites chansons bien ciselées, bien foutues, ça n’a pas de prix. Alors les quotas pour protéger la création française, je n’ai jamais été pour, mais il faudra peut-être en arriver là. Sans non plus dramatiser : la chanson française, c’est quand même pas les ours des Pyrénées.
Quel rapport entretiens-tu aujourd’hui avec le rock ? On t’a toujours senti plus distant, moins imprégné que Voulzy.
Je ne sais pas ce que c’est, le rock. Pour moi, il n’y a pas de différence entre Bob Dylan et Léo Ferré : tout ça, c’est une histoire de souffle, de hauteur, d’élévation. Que David McNeil soit rock ou pas n’est pas tellement mon problème. Dutronc, il est rock ou variété ? Je m’en fous, je l’aime bien. Ce qui me plaît plus que tout, ce sont les mots bien ajustés, qui coulent, qui glissent joliment. On trouve ça chez Randy Newman, un type extraordinaire, ou chez Leonard Cohen. J’aimais aussi Presley, son côté plus physique, même si j’ai davantage acheté les disques de Dylan. Alors que Voulzy, lui, trouvait Léo Ferré très chiant.
Tu as vécu pendant quelque temps en Angleterre, au début des années 60. Qu’en as-tu gardé ?
Là-bas, je suis toujours resté un étranger, je n’avais pas envie de devenir anglais. J’aurais bien aimé être un Beatle peut-être Ringo Starr, parce qu’il se marrait tout le temps , mais un Beatle français, avec mes mots, ma culture. Malgré tout, je me suis assez bien mêlé à la vie musicale anglaise : avec mes copains, on allait voir des tas de groupes dans des petites salles locales. J’aimais ça, je m’énervais comme tout le monde. Les gars jouaient fort, il y avait une crispation nerveuse formidable. Mais je n’ai jamais adopté le costume rock, les blousons, les chaussures pas assez de courage pour ça. J’étais plutôt du genre discret, préférant me cacher. Je ne revendiquais rien, j’étais assez terrorisé… En arrivant à Londres, j’étais censé m’inscrire au lycée français de Kensington mais, à la place, je suis allé bosser dans un pub. L’Angleterre, c’était surtout bien pour les filles : à l’époque, elles aimaient bien les Français. J’avais plus la cote avec les Anglaises je devenais un peu moins timide avec elles qu’avec les Françaises, alors ça me plaisait.
D’où venait cet effacement, cette timidité ?
J’ai toujours été comme ça. C’est-à-dire que je n’ai pas eu une enfance très agréable. J’avais des parents adorables, mais, pour des tas de raisons, ce n’était pas une bonne période. Alors, en chantant, je me suis créé une autre vie. Je me suis accroché à une sorte d’enfance idéale que, dans le fond, je n’ai jamais eue. Et ça m’a fait beaucoup de bien de m’inventer ce monde-là, cette enfance idéale, un peu refuge, un monde confortable et doux.
Lorsque tu en parles dans tes chansons, c’est toujours avec une profonde nostalgie, comme si tu évoquais un continent sacré, une espèce d’Atlantide.
Précisément parce que je n’ai jamais connu ce bonheur cotonneux. Cette nostalgie, c’est du cinéma puisqu’en réalité je ne regrette rien de mon enfance. J’aime me replonger dans cet univers : c’est une façon de rappeler aux gens que l’enfance est terriblement déterminante, qu’il faut faire très attention aux enfants, prendre soin d’eux. Moi, je n’ai pas été un papa très proche. Je fais un métier égoïste, alors j’ai été souvent absent. Mais quand j’étais là, on se marrait bien. J’aimais bien jouer avec mes gosses j’ai eu deux fils, tous les deux assez sympas (rires)… Ça doit pas être marrant d’être un môme aujourd’hui. L’enfance est devenue une espèce d’économie. La vie est extrêmement dure, les difficultés commencent dès ce moment-là. Les gamins ne sont plus protégés, on ne leur épargne plus rien.
Dans la chanson Le Dégoût, tu chantes « Tout petit déjà, j’avais le dégoût. »
J’ai toujours compris ce qui se passait. En fait, je ne me sentais pas comme mes copains, pas concerné par leurs conversations. Eux parlaient de football et moi je m’en foutais. Alors je me forçais, je faisais semblant de m’intéresser, mais c’était très hypocrite. Quand ils ne parlaient pas de foot, ils parlaient des filles. Mais les gars baratinaient, disaient n’importe quoi, s’inventaient des romances… Moi, je me sentais assez isolé. Tous les trucs des garçons m’agaçaient, j’avais envie de filer des coups de pied. C’était très frustrant.
Comment compensais-tu ?
Je ne compensais pas. Je n’avais rien. Un peu de rêvasserie, beaucoup d’ennui. Alors, très vite, je me suis acheté une guitare et me suis mis à gratouiller. Je pouvais passer des heures à ça… Je me demandais ce que j’allais devenir. Je me sentais paumé, je n’avais pas de repères. C’était des sentiments assez violents.
Tu ne pensais pas pouvoir t’en sortir par l’éducation ?
L’école, ça n’a jamais rien donné. Rien du tout : pas une seule matière ne m’intéressait. Je me sentais infirme, je me disais bien qu’il y avait quelque chose d’anormal. Alors après, j’ai fait des efforts : je suis allé dans des boums, ce genre de truc. Mais là aussi je me faisais chier dans mon coin. J’allais aux boums pour les filles. Je me sentais à part, mais j’avais quand même envie de les voir, les filles. J’avais envie de leur manger les oreilles, tout ça. Mais c’était délicat. Pour ça au moins, j’étais comme les autres garçons. Je me débrouillais toujours pour me trouver des potes un peu à part. L’un d’eux est devenu guide de montagne, une vraie force de la nature. A Paris, il craquait complètement, il voulait toujours casser la gueule à tout le monde : ça nous rapprochait, on se sentait aussi mal l’un que l’autre. Le week-end, on allait chez ses parents. On marchait dans la campagne pendant des heures, puis on passait la nuit à parler. On oubliait de dormir… Plus tard, je me suis retrouvé dans un collège à la montagne, à Cluses, un bahut où on portait des uniformes. Mais j’étais un cancre. Pas un cancre fier, un cancre honteux. Je passais mon temps à rêvasser, au fond, près du radiateur, la tête ailleurs. Ensuite, je suis devenu insolent : on m’a renvoyé. Le surgé, con comme un balai, s’appelait monsieur Pointu.
Connais-tu l’origine de ton malaise ?
Là, on entre dans des trucs assez personnels, des choses dont je n’aime pas trop parler… Tout ça s’explique probablement par la mort de mon père. Un accident de voiture. Il se trouve que j’étais dans la voiture, avec ma mère et mon frère on revenait des sports d’hiver. J’étais encore gamin, 15 ans, et d’un seul coup, tout s’est brisé. Avant, j’avais des rêves : gagner ma liberté, devenir grand, avoir une voiture, ce genre de choses. Mais après l’accident, tous ces rêves ont perdu leur saveur. Même ces choses-là me semblaient inutiles et vides de sens. Plus rien ne m’intéressait, il n’y avait plus de rêve. Ça m’a arrêté la vie : ce jour-là, j’ai commencé à être nostalgique de manière véritablement maladive. C’est-à-dire que tout ce qui s’était passé avant l’accident me semblait beau et agréable ce qui était absolument faux et que tout ce qui était concret, réel, actuel, était totalement dénué d’intérêt. Et je suis resté comme ça… Pour moi, toutes les choses du passé ont un côté maladivement beau. Ça donne une espèce de romantisme un peu bébête, que je trouve souvent assez stupide mais que je ne peux pas combattre. Mon père et moi n’étions pas très proches : c’est pour ça que cette immense cassure continue à m’étonner. Si nous avions été très complices, je comprendrais mieux que sa mort m’ait ainsi brisé. Mais il était assez distant, ce n’était pas un papa gâteau.
Cette nostalgie est-elle un sentiment que partagent ceux qui ont vécu l’accident ?
Dans la famille, on est tous ainsi. Mais on n’a plus jamais parlé de tout ça. On n’a d’ailleurs jamais parlé de rien… Après l’accident, on a fait semblant de vivre.
Ta mère écrivait des livres.
Oui, et je crois qu’elle aurait bien aimé faire ce que je fais. Elle est fière de moi. Lorsque mon père est mort, on n’avait pas d’argent. Alors elle s’est mise à écrire des romans, des histoires à l’eau de rose. Et ça marchait bien, on était tous très contents. Ma mère et moi, on s’en est chacun sorti avec nos petits trucs : elle ses bouquins, moi mes chansons. Ensuite, j’ai pris un petit appartement et j’ai découvert un autre monde la radio, les chanteurs. Avant, à la maison, j’avais l’impression d’être seul, j’aurais voulu qu’on me donne des conseils, qu’on m’indique des directions. Mon frère aîné a un peu joué ce rôle mais sinon, je me suis débrouillé tout seul. Je suis un autodidacte de la vie.
Tu ne t’intéressais pas à la politique ? Tu as dit qu’en Mai 68 tu n’avais rien vu venir.
J’étais largué, dans mon monde. Pour moi, il n’y avait pas d’issue, pas de solution, ça ne valait pas la peine de se battre. Gagner beaucoup d’argent, être président de la République, tout me semblait dérisoire. C’est d’ailleurs pour ça que j’ai toujours adoré les femmes. Une femme, ça ne veut pas devenir président de la République… Les femmes sont beaucoup plus sages et intelligentes. Elles conduisent par exemple mieux que les hommes. Un type au volant y met une espèce de vanité grotesque, veut toujours être le premier à démarrer au rouge. Une femme, non. Tout ça pour dire que la petite révolte de 68, avec ma vision des choses, je n’y comprenais rien. J’ai bien aimé le bazar mais, à part ça, je n’ai rien pigé. Avec des copains, on en a profité pour aller faire un tour à vélo. On s’est barrés à la campagne, c’était chouette, personne sur les routes. J’aimais bien cette France-là : c’était flou, calme, gai, il y avait un côté école buissonnière. Ensuite, la vie normale a repris mais je m’en foutais. Je suis resté dans mon coin, à l’abri.
Aujourd’hui, par tes chansons, tu es assez engagé. Il y a un côté chronique sociale, politique au sens originel du terme.
Petit à petit, j’ai pris une espèce de conscience politique. J’ai compris qu’il était mieux d’être de gauche que de droite. Il me semble que c’est plus sympa (sourire)… J’ai pris en aversion cette espèce de cynisme qu’ont les gens de droite, ce cynisme de l’argent, ce fatalisme. Alors, forcément, je me situe plutôt dans le camp de ceux qui veulent que ça change, qui refusent ce cynisme-là. Il y a le même combat dans les textes de Dylan et de Ferré : voilà des modèles d’engagement social. Quand on atteint ce niveau-là, on se sent des responsabilités. On sait qu’on ne peut pas dire n’importe quoi. C’est un peu ce que je reprocherais aux jeunes auteurs : leurs textes sont un peu évasifs, ils se planquent derrière la poésie. Je comprends qu’on puisse ainsi avoir envie de se cacher pendant des années, je n’ai parlé que de moi-même mais, personnellement, je suis passé à autre chose : je me suis ouvert sur le monde. Et puis, j’aime bien faire des chansons sur les gens, c’est un beau sujet. Arlette Laguiller est un sujet formidable : cette femme est touchante, exemplaire, puisqu’elle fait partie de ces gens qui ne vendent rien. C’est devenu tellement rare, les gens qui ne vendent rien.
Tu pourrais écrire une chanson sur Florence Rey ?
(Il lève les bras au ciel). Oh là, attention ! Cette fille me touche énormément, mais on ne peut quand même pas chanter aux gamins de 15 ans qu’elle est formidable : ce qu’elle a fait, ça ne va pas. Cette fille m’émeut, elle a une tête bouleversante, un visage magnifique. Mais quelqu’un qui a tué, je ne peux pas en parler même si elle mériterait qu’on fasse un opéra pour elle. Qu’il y ait tout un aspect touchant, nihiliste dans son aventure n’y change rien. Pareil pour Mesrine : il a un côté attachant mais il a tué des gens et ça me dégoûte. Mais attention : cette violence, ces explosions, je peux les comprendre. Je me souviens d’être allé à La Courneuve, sur le tournage d’un film avec Depardieu. En revenant de là-bas, je me suis dit que si j’avais grandi dans ce monde-là, je serais certainement devenu délinquant.
On ne te connaît aucune violence, aucun excès : tu ne laisses transparaître que l’image d’un type paisible, nostalgique, pacifique.
Il y avait peut-être une violence, mais alors elle est enfouie. Quand on parle, quand on chante, je crois qu’on doit donner aux gens un petit message amoureux. Et c’est ce que j’essaye depuis toujours. C’est peut-être pour ça que les gens se reconnaissent dans mes chansons, elles ont un petit côté universel : le playboy riche et bien dans sa peau n’existe pas, on a tous nos petites blessures. Et je n’ai pas le sentiment d’exploiter un filon, je me contente de chanter sur ce que je sens, avec du c’ur et des jolis mots. Par contre, dans le cinéma, il m’est arrivé de penser que j’étais un peu un usurpateur. Quand les gens me disent qu’ils me trouvent formidable au cinéma, j’ai envie de leur dire qu’ils se trompent, qu’ils font fausse route. Mais pas lorsqu’ils me parlent de mes chansons parce que, là, j’ai toujours bossé consciencieusement. Je me suis fait chier pour ces chansons, même si certaines paraissent toutes simples.
Tu projettes également une image très romantique. Est-elle sincère ?
Je suis comme tous les hommes, alors il y a forcément autre chose que du romantisme. Je vis un mariage très heureux depuis vingt ans… mais ça ne m’empêche pas de penser qu’il y a un paquet de filles bien roulées (sourire)… Enfin, globalement, c’est quand même le romantisme qui l’emporte. Cette nonchalance, cette tendresse me vient peut-être de la fascination que j’ai pour l’Afrique du Nord, où j’ai passé un peu de temps lorsque j’étais gamin. J’ai toujours été admiratif de cette douceur, de cette façon d’appréhender le temps, la vie, la mort. J’aime ces gens, leur façon de s’asseoir en tailleur au bord de la route, d’y rester pendant des heures, de prendre le temps. Je suis fasciné par cette placidité, cette lenteur, et terrifié à l’idée que la France ait voulu imposer sa façon d’être, de gouverner. J’ai tourné quelques films là-bas et, à chaque fois, c’était le choc de deux civilisations. Les machinos marocains restaient des heures planqués sous les camions pour ne pas travailler : je trouvais ça beau. Les Français passaient leur temps à gueuler « Mais il est où, Ahmed, qu’est-ce qu’il fout ? » et pendant ce temps, les gars étaient peinards, à l’ombre, à fumer de l’herbe. Moi, forcément, je me sentais plus proche des Marocains que de mes chers concitoyens.
Emmanuel Tellier & Francis Dordor
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