Il y avait les souris de Garcimore, il y a les chats d’Alain Séchas. Depuis vingt ans, ces sales animaux, dessinés, sculptés et peints, parlent du fascisme ambiant, introduisant le doute et le douteux dans le domaine du bon goût. Aujourd’hui, ce punk au look de dentiste fait entrer un extraterrestre dans ses fables foldingues.
Vous avez bu tout ça, m’sieur ? », demande un petit chat en désignant une montagne de bouteilles vides. « Ouais, et j’ai pissé tout ça ! », lui répond un grand chat, montrant une rivière. Ce texte (celui de l’un des quarante-cinq nouveaux dessins d’Alain Séchas), on vous l’accorde, détonne avec le bon goût un peu faux cul qui décore souvent les murs des lieux d’exposition même sous couvert d’engagement social ou politique. « Tenez, mon malheureux ami… prenez la moitié de ma veste Kenzo… », dit encore un chat en voiture de sport à un autre, façon homeless. Ici au moins, les choses sont claires. Et c’est toujours comme ça avec Séchas, ses uvres se lisent tout d’abord comme une bonne blague, rapide, directe. Comme l’art minimal : droit au but, sans fioritures, pour un meilleur contact, un effet maximal. Et rapidement un commentaire apparaît, qui concerne les mécanismes de l’art, désigne les comportements sociaux, stigmatise l’époque. Voyez ce groupe de chats-rappeurs qui se donnent en spectacle devant un parterre de chats qui répètent en chœur « Rap, rap, rapounet !!! », tandis qu’un chat-animateur s’exclame « Ils sont formidables ! On reprend tous ensemble ! »
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Alain Séchas n’est pas un jeune artiste. Depuis vingt ans (il a débuté en 1983, même si sa popularité est relativement récente), il installe dans les lieux d’exposition sculptures, dessins, films d’animation, peintures, néons, tous figuratifs et racontant des histoires, utilisant un principe qui a apparemment plus à voir avec la bande dessinée qu’avec l’art conceptuel. Et pourtant… Ce que Séchas fait de ses chats n’est pas très loin de ce que Buren fait avec ses bandes. On comprendra mieux ce travail en le replaçant dans sa génération : celle de Mike Kelley, de Jim Shaw ou Jeff Koons. Et si l’on cite ici des artistes américains, c’est aussi parce qu’ils ont, comme Séchas, fait le choix d’un mode d’expression qui indexe en priorité le dessin : son immédiateté, son efficacité, sa fulgurance et sa dimension « décalée » dans un panorama alors dominé, finalement, par tout, sauf ça.
Apparus en cours de route, les chats habitent désormais son uvre de façon notoire, sortes d’interfaces entre le récit, le spectateur et l’artiste. Signature provisoire (tout autant que l’impeccable finition des pièces un peu de perfection dans un monde de tocards), ils sont tour à tour transformés en saucisse ou en petit facho (Les Enfants gâtés : sculpture représentant des chatons dans des parcs à enfants ornés de croix gammées, leur moustache ressemblant à celle d’Hitler…). Ils endossent toutes les responsabilités, tous les rôles, se soumettent aux situations les plus extravagantes. Ils nous incarnent, définitivement.
L’exposition à la galerie Jennifer Flay prend acte de l’arrivée d’une nouvelle population dans le registre de Séchas : les extraterrestres. Figure ultime de l’altérité, leur présence permet toutes sortes de digressions sur le rapport à l’autre et, au passage, permet l’introduction de la couleur verte dans l’exposition. Car les shows de Séchas sont pensés de A à Z, de la surface du dessin à l’espace de la galerie, du passage de deux à trois dimensions, immergeant le spectateur dans ce qui, plus qu’une exposition, est une expérience. Toutes les techniques sont convoquées : muséographie, scénographie, publicité, avec produits d’appel en tête de gondole et raretés dans les coins outillage de base d’une séduction indexée sur ses chances de réussite. Aux chats la « période orange » (couleur souvent utilisée par Séchas pour peindre les murs, permettant aux chats noirs ou blancs de se détacher mieux encore sur ce fond coloré), tandis qu’aux Martiens revient, logiquement, la « période verte ». La galerie est gaie comme un tapis d’éveil, et Séchas, c’est Picasso revu et corrigé par le journal de 20 h. Car l’ uvre ne se résout pas dans la consommation d’un texte ou d’un dessin, qui ne sont finalement que l’appât qui harponne le spectateur pour l’obliger à jouer sur le terrain de l’artiste. Effet Kiss Cool, c’est ensuite qu’on prend la claque. L’ uvre explose alors dans le lent strip-tease de son ampleur, dans la précision de ses mécanismes, tandis qu’un à un se dévoilent ses points d’appui dans les pratiques artistiques contemporaines, ses affirmations stylistiques, ses présupposés théoriques. Pourquoi aimons-nous ces dessins ? Pourquoi sommes-nous irrémédiablement du côté de ces sculptures ? Qu’est-ce qui en nous est sensible à cela ? Pourquoi ne comparerions-nous pas ces dessins aux plus nobles peintures ? Pourquoi n’inscririons-nous pas ces sculptures aux côtés de celles de Bertrand Lavier, de Philip King ? Séchas, ses chats et ses Martiens transportent en douceur nos grilles de valeurs pas si bêtes mais un peu engoncées vers le confort d’un costume coupé différemment. Alors seulement on peut envisager son travail sous un angle parfaitement classique (c’est un travail classique) qui inscrit en préambule la volonté de ne rien respecter des conventions ordinaires du bon goût « artistique » moyen sans pour autant faire de la provocation une de ces trop simples armes, trop souvent fourbies. Qu’il fasse une bande dessinée pour le magazine Elle, réalise une sculpture (Triplechaton) pour le parvis du centre culturel d’Amiens, ou une exposition, Alain Séchas redistribue simplement les attentes, contraint le regard, assujettit le comportement.
A l’apparente rapidité et simplicité d’exécution répond la lenteur de circulation des spectateurs dans l’exposition. Rue Louise-Weiss, dans le xiiie arrondissement, l’offre ne manque pas (sept galeries côte à côte), on pousse une porte après l’autre, Machin succède à Truc, et Bidule expose plus loin. Mais chez Jennifer Flay, le soir du vernissage, on stationnait dans la salle basse de la galerie (plus souvent qu’à l’ordinaire où on ne jette qu’un rapide coup d’œil en surplomb), on lisait et relisait les dessins, ressortait pour voir à travers la vitre le wall painting et les sculptures en regard, on goûtait tous les points de vue, on se laissait avoir. Et Séchas pendant ce temps, ce punk camouflé sous un look de dentiste du xvie, accoudé à la balustrade, semblait appréhender calmement cet indiscutable et légitime triomphe parisien.
Eric Troncy
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