Déboulé il y a deux ans sur la scène internationale avec Bonjour madame, comment allez-vous aujourd’hui, il fait beau, il va sans doute pleuvoir, etc., Alain Platel dynamite fissa les bonnes manières du monde chorégraphique. Un ex-pédiatre au chevet du monde et d’Avignon.
La violence me préoccupe et me fascine. J’ai un problème passionnel : je suis totalement non violent, pratiquement jamais agressif mais, en même temps, perpétuellement agressé par ce qui se passe autour de moi et dans le monde. Ça paraît être du sentimentalisme bon marché de dire ça tout le monde est touché mais c’est une chose qui me préoccupe et m’habite en permanence. Je suis en guerre constante avec moi-même parce que je fais un métier de luxe. Travailler à faire quelque chose que j’aime et prendre le temps de rencontrer les gens, je trouve que c’est un luxe. J’ai appris à ne pas nier les histoires avec lesquelles les danseurs ou les acteurs entrent dans le studio de répétitions. Des choses extrêmement simples, un danseur qui rêve de chanter une chanson de Michael Jackson par exemple. Pour Bonjour madame, comment allez-vous…, les danseurs arrivaient chaque jour avec des envies ou des histoires sur ce qu’ils voyaient ou entendaient autour d’eux. Dans mes premiers spectacles, je travaillais plutôt sur des univers fantaisistes, assez anecdotiques mais, petit à petit, j’ai été trop bouleversé par le monde pour ne pas en parler plus directement, sans nier la violence. Dans les studios, une ambiance se crée, peut-être de mon fait, qui invite tout le monde à en parler, à proposer des choses très facilement, sans pudeur ni censure. C’est après un voyage au Brésil en 92 que j’ai eu envie, ou plutôt besoin de faire Bonjour madame, comment allez-vous… Là-bas, je me suis sans cesse retrouvé en contradiction, par rapport aux enfants notamment. On m’avait dit « Ne prends pas tel ou tel chemin, tu risques de te faire agresser. » J’ai pris les chemins interdits et me suis retrouvé face à des enfants agresseurs. Il ne s’est rien passé mais je me suis dit qu’ils auraient pu me tuer ou que j’aurais pu les tuer et cette violence-là est très troublante.
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Tes spectacles montrent surtout une population plutôt en marge. Te sens-tu toi-même dans cette position marginale ?
C’est très difficile, très ambigu. Au départ, ces gens représentaient un autre monde, un monde qui me fascine. J’ai toujours été chercher de ce côté. Ça me semble une nécessité de parler d’eux, même si moi je viens d’une bonne famille de la bourgeoisie provinciale, et que je ne m’en plains pas. J’ai grandi à Gand, dans un nid très chaleureux. Mes parents nous ont toujours poussés à faire ce que l’on voulait. Quand j’ai eu 17 ans, je suis allé un an aux Etats-Unis, à Bristol dans l’Oklahoma, dans le cadre d’échanges scolaires. Je suis tombé dans une famille qui n’était pas très riche et je devais trouver des petits boulots pour gagner de quoi faire ce que je voulais. Là, j’ai rencontré une femme qui donnait des cours à des enfants en difficulté, tous issus d’un milieu social très dur. C’est elle qui m’a montré l’autre côté de l’Amérique. Venant d’une famille très bourgeoise et très unie, j’ai pris ça en pleine figure, j’ai vu des choses que je n’aurais jamais imaginées. Depuis, j’ai toujours lorgné du côté où ça ne se passe pas très bien. Quand j’ai présenté Moeder und Kind un spectacle inspiré par le travail du photographe britannique Nick Waplington , beaucoup de gens m’ont demandé si j’avais le droit de montrer ce milieu, des chômeurs longue durée imbibés de télé et de bière, et j’avais envie de répondre par une autre question : a-t-on le droit de monter un drame de Shakespeare sans rien connaître aux rois et aux reines ? Le milieu, c’est un prétexte. Ce qui compte, c’est ce que l’on raconte à travers, que ce soient les rois, les reines ou les RMistes. Je me rends bien compte que mon choix dérange les gens, mais Bonjour madame, comment allez-vous… est un spectacle universel. Il m’a été inspiré par mon expérience au Brésil, mais quand on le joue à Vilnius, les gens reconnaissent leur situation, leurs émotions.
C’est ce qui permet d’éviter de tomber dans le misérabilisme ?
Le milieu est une métaphore. Ce qui est intéressant, ce n’est pas de culpabiliser le spectateur devant la misère du monde : on est tous d’accord pour trouver ça horrible. C’est plutôt de le confronter à lui-même, de le renvoyer à ses pensées les plus petites, qu’il se dise « Tiens, mais au fond, je suis raciste, sexiste, j’ai des pensées pédophiles… » Pour ma conscience personnelle, il est très important de savoir qu’on est tous traversés par ce genre de pensées, même l’individu le plus droit. En travaillant avec Arne Sierens sur la mise en scène de Moeder und Kind, il me disait que, pour lui, le théâtre consistait à pouvoir mettre ses démons sur scène. Je trouve ça très fort. C’est vrai que la scène où le petit garçon danse autour de son père en faisant un numéro sexy me trouble comme individu, et je suppose qu’elle trouble le spectateur de la même façon. Cette scène, je ne l’ai pas demandée, c’est lui qui l’a proposée. Et je me suis immédiatement trouvé confronté à tous les sentiments pédophiles la culpabilité, l’inceste. Je ne pouvais rien dire. Après, j’ai constaté que l’effet était général. Pour moi, il est important de se confronter à ce genre de choses.
Il y a toujours des enfants dans tes spectacles ?
Travailler avec des enfants, c’est très spécial. Je travaille avec certains depuis cinq-six ans. Ça a commencé par un spectacle pour lequel je voulais un enfant sur scène. Je pensais naïvement pouvoir donner au spectateur la vision du spectacle à travers le regard de l’enfant. C’était en fait une idée sans grande valeur, et ce ne fut d’ailleurs pas un bon spectacle. Mais l’enfant a beaucoup aimé travailler avec nous, il nous a demandé s’il pouvait rester. Il est venu en tournée. Il ne dansait pas, mais petit à petit il a commencé à faire quelques exercices avec les danseurs, et je voyais qu’il se sentait à l’aise. J’ai donc accepté qu’il reste. Depuis, je ne conçois pas de faire un spectacle sans enfants ou jeunes gens. C’est un autre regard, une autre atmosphère, et en plus ce sont les meilleurs critiques. Quand ils regardent les répétitions et que ça ne leur plaît pas, ils sont très directs. Je prends très au sérieux leurs remarques.
Comment travailles-tu ? En partant d’un thème, d’improvisations ?
C’est très gênant à dire, mais quand je commence, j’ai très peu d’informations sur ce que je vais faire. J’ai quelques obsessions. Sur La Tristeza complice, par exemple, c’était l’idée de cette musique de Purcell et le syndrome Gilles de La Tourette une maladie nerveuse qui me fascine. Les gens qui l’ont sont apparemment très normaux et, tout à coup, ont des gestes répétitifs très brusques qui s’accompagnent d’injures, c’est très étonnant. Ces gens sont parfaitement conscients mais, au moment des crises, ils ne peuvent pas contrôler ce qui se passe. Pour le travail, j’ai montré un documentaire sur un enfant de 14 ans atteint de cette maladie. C’était très touchant parce qu’il pouvait en parler. Et, en le regardant, je me disais qu’il y a des moments où j’aimerais bien avoir cette maladie pour pouvoir exprimer ce qu’on vit ou ce qu’on voit avec cette violence-là.
Politiquement, tes spectacles dérangent certains. Dans La Tristeza complice, ta dernière création, une femme hurle qu’elle est belge, des enfants turcs s’enroulent dans le drapeau français. C’est de la provocation ?
Les enfants s’enroulent dans le drapeau du pays où l’on joue, et ça choque toujours un peu les gens du pays. Je sens la réaction de la salle. Ces éléments, j’ai absolument voulu qu’ils existent. C’est comme la jeune femme dansant sur une musique marocaine qui vient du mégaphone. Ce qui est drôle, c’est que lorsqu’on fait chanter une chanson en arabe dans un mégaphone, on l’associe directement à l’islam. Alors que la chanson est une chanson d’amour marocaine ! J’aime beaucoup flirter avec ces images, ces pensées, ces regards où rien n’est totalement simple, où l’on ne va pas dire c’est bien ou mal. Je ne veux pas être un spectateur indifférent à ce qui se passe dans le monde, mais je n’ai pas non plus envie de faire des spectacles de barricades. Je préfère déranger. Peu de gens prennent le risque d’essayer de se positionner politiquement à travers les spectacles surtout dans la danse.
Tu étais pédiatre avant d’être chorégraphe.
J’ai exercé ce métier quelques années tout en faisant du théâtre et de la danse à côté. Et puis c’est devenu plus qu’un hobby, j’ai décidé de m’y consacrer entièrement. La compagnie Les Ballets Contemporains de la Belgique a été constituée en 1984. Mon ancien métier me sert sûrement inconsciemment sur le plateau, mais pas volontairement.
Tu prenais des cours de danse et de théâtre ?
J’ai rencontré à Paris une femme, Barbara Pierce, qui m’a enseigné la danse. Elle travaillait avec des sculpteurs, des musiciens, des gens de toutes sortes. Un jour, elle m’a demandé de remplacer un danseur pour un rôle c’est comme ça que j’ai commencé. De retour en Belgique, j’ai repris ce type de travail à mon compte. Cette époque, dans les années 80, était très dynamique pour la danse et le théâtre. A Gand, pas mal de gens travaillaient comme ça, dans les squatts, les appartements.
Comment s’est formé le groupe ?
Nous étions un cercle d’amis : l’un était sculpteur, une fille était serveuse, un copain faisait du fromage, un autre était médecin. On ne pensait pas du tout à la gloire ! Les choses se sont passées un peu par hasard. Un organisateur de festival a vu l’un des premiers spectacles que l’on a fait dans mon appartement et nous a demandé de le reprendre pour sa manifestation et là, il y avait un autre directeur de théâtre qui nous a invités… On s’est mis à jouer de plus en plus, pour finalement ne faire plus que ça. Les Ballets C. de la B. ne m’appartiennent pas, c’est avant tout l’histoire d’un groupe. Hans Van den Broeck danse mais il signe également ses chorégraphies pour Les Ballets. Depuis trois ans, nous sommes subventionnés. Pendant très longtemps, on n’a rien eu parce qu’on a appelé notre compagnie Les Ballets C. de la B. un nom français alors que je suis flamand. Le ministère de la Culture flamand pensait que nous étions wallons et ne s’intéressait donc pas à nous.
Ce nom, c’est une petite provocation au séparatisme ?
Pour nous, c’était ironique et cynique. Nous ne faisons pas de ballets, et en plus nous sommes flamands. C’est un pied de nez à l’institution.
As-tu le sentiment d’être en phase avec l’époque ?
Je crois que j’ai le talent de savoir regarder. En ce sens, je suis en phase, je pointe les gens tels qu’ils sont aujourd’hui, le monde dans son état actuel. Le reste est un travail de groupe : faire un spectacle, c’est d’abord rencontrer des gens très différents. Les premiers mois, on fait des rencontres très amusantes, avec un danseur de hip-hop et un danseur classique, par exemple. Ma méthode, qui n’en est pas une, consiste à faire faire des exercices très simples, à demander aux gens de me montrer une phrase de danse. Chacun va construire une phrase à partir de sa propre histoire, de sa propre formation ou méthode, et souvent ce sont des choses très évidentes, très cliché. Alors, je demande au danseur de hip-hop de travailler la phrase du danseur classique et, petit à petit, des constructions s’élaborent. Au fur et à mesure que l’on avance dans le travail, c’est de plus en plus difficile. Très vite, des frictions, des difficultés apparaissent pour savoir qui a raison, qui a tort… Je note des milliers de petites choses dans des cahiers. Je regarde aussi beaucoup la télévision, les programmes très populaires me fascinent. Je me demande pourquoi je n’arrive pas à les regarder simplement, sans me poser de questions, pourquoi je ne peux pas juste m’amuser comme les gens qui les regardent.
Penses-tu être en train de créer un nouveau langage chorégraphique ?
Ce qui m’importe, c’est de travailler avec des gens différents, de me confronter à d’autres. Je voudrais éviter de construire un style. Ça ne m’intéresse pas.
Comment expliquer que la Belgique connaisse une telle concentration de chorégraphes de qualité qui, chacun dans leur genre, marquent le monde de la danse ?
C’est lié à l’histoire de la Belgique. Ça fait très peu de temps que l’on est indépendants. On a toujours fait partie d’un autre pays, le sentiment de culture nationale n’est donc pas très fort. Le pays est déchiré par cette histoire de Flamands et de Wallons. C’est une identité très bizarre. On a été influencés par tout le monde et j’ai l’impression que, du coup, on a moins de références uniques. On est moins dépendants des « écoles », il nous est plus facile de créer des mouvements qui ne sont pas des écoles. Et puis, même s’ils se développent maintenant, il y a peu de moyens. Du coup, quand tu as envie de faire quelque chose, tu le fais, tu n’attends pas d’avoir les coproducteurs, les subventions… C’est un peu mon histoire. Après trois spectacles, on était tellement fauchés qu’on a fait une vente publique, on a tout vendu pour pouvoir monter un autre spectacle. C’est le désir qui est le plus fort. On existe parce qu’on a le désir de faire des choses, on se fiche un peu de savoir en référence à quoi ou à qui. Pour moi, c’est un plaisir très fort. Quand on a fait Moeder und Kind, une semaine avant la première, je me suis dit que ça n’allait jamais marcher parce qu’on s’était trop amusés.
Quels sont tes projets ?
Un spectacle avec ma compagnie de théâtre, la compagnie Victoria. Le personnage central sera Bernadette Soubirous, Bernadette Soubirous dans un décor d’autos tamponneuses. Pour le moment, je n’en sais pas plus.
Pourquoi donneras-tu à Avignon les dernières représentations de Bonjour madame, comment allez-vous… ?
Parce que c’est l’essence même du spectacle vivant : il faut s’arrêter. A un moment, ça n’a plus de sens. Bonjour madame… a été créé en 93, ça commence à être daté. Pour La Tristeza, on nous a proposé une date en Australie en 98. Ce sera la dernière aussi. Je ne veux pas créer de catalogue ou de répertoire. Tout ça doit rester éphémère, pointer le moment.
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