Une semaine après la sortie de leur EP collaboratif, porté par le single “Whisky glace”, les deux dandys de la pop française conversent longuement depuis un salon de l’Hôtel Raphaël, à Paris. Interview exclusive.
Quelle image aviez-vous l’un de l’autre avant d’enregistrer cet EP commun ?
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Sébastien Tellier – J’étais fan… Je trouvais le personnage d’Alain très intrigant, ne sachant pas trop qui il était, à part un artiste d’un grand raffinement. J’adorais ses tubes sucrés-salés et ses chansons de très haute qualité. Je me disais que l’homme qui les avait composées était forcément intéressant. Car on ne peut pas être banal et proposer ce genre de musique. J’étais donc extrêmement fasciné. Pour moi, Alain représentait aussi les années du Top 50, je me souviens encore du clip dans le désert.
Alain Chamfort – Ah oui, le clip de Traces de toi tourné en Grèce. Alors, moi, j’ai un fils de 43 ans qui m’a parlé de Sébastien avant même que je ne découvre son travail. Il est fan de l’album où tu as le visage bariolé (Politics, en 2004, ndlr). Une chanson comme La Ritournelle est évidemment imparable, ça relève d’un classicisme revisité qui m’avait bluffé. À chaque fois que j’entendais un morceau de Sébastien à la radio, je portais donc une attention particulière. Il y a un côté ultra sexy dans sa musique et le tempo, qui est à la fois chic et entraînant. Il me rappelle parfois un compositeur que j’écoutais beaucoup dans les années 1960, Burt Bacharach.
Sébastien Tellier – Je suis obsédé par le tempo.
Quels tubes d’Alain Chamfort t’ont-ils particulièrement marqué dans ta jeunesse ?
Sébastien Tellier – Manureva, Traces de toi, Bambou… Quand j’étais petit, dans ma banlieue pourrie du 95, je ne prenais jamais le petit-déjeuner à la maison, mais toujours au café avec mes parents. Du Plessis-Bouchard, on allait donc à Sannois et j’entendais Manureva tous les matins dans un bar-tabac, avec cette ligne de basse de disco monolithique et l’Arpeggio fantastique, joué par Alain. J’étais, comment dire, emporté par cette musique et galvanisé par cette chanson, tout en jouant au flipper. À force de nous voir, les patrons m’offraient un Raider – enfin, on dit un Twix aujourd’hui – ou un Mars, j’étais donc bourré de sucre. J’étais dans un état limite de transe, avant même d’aller à l’école. Je suis d’ailleurs resté dans le même état depuis… (Sourire) Ce sont des souvenirs à la fois lointains et puissants, qui font partie de ma vie intime, au-delà même de la musique. Les albums d’Alain Chamfort étaient du niveau de ceux de Grace Jones.
Alain Chamfort – C’est marrant que tu parles du Val-d’Oise, car j’ai grandi à Eaubonne, entre mes 4 et 18 ans.
Sébastien Tellier – C’est ça qui est fou, nous passons pour des dandys alors que nous sommes des enfants du 95 ! (Sourire)
Vous avez en commun de composer au piano.
Alain Chamfort – Ça induit une forme d’harmonisation différente qu’à la guitare. Pianistiquement, on a la chance de pouvoir enrichir une composition, sans tomber dans les vieux réflexes des guitaristes, entre leurs quatre accords de base et les riffs.
Sébastien Tellier – J’adore la guitare aussi, mais c’est vrai qu’en commençant à travailler avec Alain dans mon studio, j’étais étonné de sa précision des accords : un neuvième ne pouvait pas être un septième. Quand j’ai découvert les chansons de l’EP sur son dictaphone, j’entendais l’harmonie, au milieu d’un brouhaha de grésillements. La musique d’Alain n’est qu’un enchaînement de nuances. C’est l’inverse de la culture DJ. Moi-même, je suis un acharné de l’accord précis. On était faits pour s’entendre car on partage le respect total de l’accord. Dans la culture du sample que l’on connaît, les accords ont tendance à frotter par-dessus. Or, ça insupporte mes oreilles. Comme l’a toujours dit mon père, la musique, c’est avant tout l’harmonie. C’est le seul moyen d’enjamber les décennies avec ta musique. Avec Alain, nous sommes obsédés par l’harmonie.
Comment avez-vous commencé à travailler sur cet EP, Alain Chamfort produit par Sébastien Tellier ?
Alain Chamfort – Je suis venu à son studio rue des Martyrs. J’avais des bouts de chansons dans lesquels il pouvait picorer dedans et retenir ce qui l’intéressait. On a fait une première sélection, avant que Sébastien ne poursuive le chemin – c’est tout l’intérêt d’une collaboration artistique. Ce qu’il a apporté et complété correspondait exactement à l’esprit initial. Il a trouvé sa place naturellement, sans multiplier les allers-retours. C’est assez rare pour le souligner.
Sébastien Tellier – Tout était fluide, on discutait de tel ou tel accord de transition.
Alain Chamfort – Cela a vraiment été une rencontre facile et naturelle, comme si on avait déjà travaillé ensemble depuis longtemps.
Sébastien Tellier – J’étais tellement surexcité, comme si j’avais mangé le piment le plus fort du monde. Dans les maquettes d’Alain, il y avait déjà de vraies belles harmonies. Pourtant, j’étais plongé dans mon futur album, mais j’ai tout laissé en plan. Et quand Alain chantonnait sur le canapé, j’avais l’impression d’entendre ses disques car il a la même voix en studio que gravée sur un sillon. On fonctionnait en ping-pong. Par exemple, le couplet de Whisky glace se termine par un Fa majeur alors que le refrain débute par un Fa mineur – ce qui n’est pas commun. Plus personne ne fait ça aujourd’hui. Comme dirait mon notaire, c’est entre le mur et le papier peint. (Sourire)
Quel est le premier morceau achevé qui vous a donné envie de poursuivre ?
Sébastien Tellier – Whisky glace, avant d’enquiller sur Féminin, dont la démo était déjà fidèle au morceau final, même sans les arrangements de cordes. C’est une chanson d’une telle beauté. Alain avait des centaines de maquettes. Alors, on les appelait la 253 ou la 104. (Sourire)
Alain Chamfort – Pour Whisky glace, on n’avait pas encore le texte. J’ai donc demandé à Pierre-Dominique Burgaud, un parolier avec qui j’ai l’habitude de travailler, de s’y pencher. Et ses paroles ont rapidement justifié d’imaginer un duo.
Sébastien Tellier – En studio, on s’est laissés porter par la vibe. On a démultiplié les essais. C’était un EP très empirique. On voulait atteindre une certaine vérité sans avoir aucune certitude. Et c’était extrêmement facile à produire car les notes d’Alain étaient jouissives. D’ailleurs, l’EP pourrait largement supporter une version piano/voix. C’était vraiment l’éclate entre nous. J’avais l’impression d’être comme ma fille dans un magasin de bonbons. Tout était possible. J’ai passé certaines nuits à m’arracher les cheveux car tout était bien. De rares difficultés dans un océan de plaisir.
Au générique, on retrouve certains de tes musiciens habituels : le batteur Louis Delorme, le saxophoniste Adrien Soleiman, le claviériste Corentin Kerdraon, sans oublier François Poggio à la guitare.
Sébastien Tellier – Une bonne équipe d’amoureux de la zique, qui savent jouer de leurs instruments tout en maîtrisant les plugs de l’ordinateur. Moi, me j’en fous de la nouvelle ou de l’ancienne école. C’est la chanson qui dicte ce qu’il faut faire, l’accord ne demande qu’à vivre. C’est ensuite à toi de t’en occuper comme d’un Tamagotchi.
Alain Chamfort – Les musiciens étaient avides de propositions.
Sébastien Tellier – Les gens ont envie de travailler avec Alain. Il agit comme un aimant. Il y a plein d’artistes qui créent une forme de rejet et pour lesquels les musiciens viennent cachetonner. Alain Chamfort, c’est pas Enrico Macias. (Sourire) L’amour du travail bien fait irradie sur les autres. Chez Motorbass, les musiciens étaient très motivés et impressionnés par Alain, comme s’ils étaient en train de passer leur bac.
Alain, Whisky glace figurera dans une autre version sur ton prochain album, L’Impermanence, mais pas Féminin.
Alain Chamfort – Oui, car elle pouvait doublonner avec d’autres titres dont on a mûrement pensé le tracklisting.
Sébastien Tellier – J’aimerai revenir sur Féminin, car c’est l’une des plus belles chansons que j’ai entendues ces dernières années. C’est une chanson entièrement composée par Alain, avec des paroles au diapason et dont le message est fabuleux : les femmes vont sauver le monde. Après Whisky glace, où l’on regarde le monde s’effondrer, on ressent immédiatement l’émotion de Féminin. On dirait le lever du soleil. Beaucoup de gens vont être émus en la découvrant.
Sébastien, tu travailles actuellement sur ton prochain disque.
Sébastien Tellier – Oui, c’est un projet au long cours. J’essaie tellement de me renouveler que j’ai presque hésité à changer de nom. Après tant d’années passées à expérimenter, j’ai enfin des certitudes. Auparavant, je touchais à tout, je m’amusais autant avec Mr. Oizo qu’avec Tony Allen. J’avais envie que ma musique soit comme des villes-mondes. Désormais, je fais le tri. Je fonce uniquement dans ce que j’aime. Je suis enfin sorti de mes roulés-boulés dans une vague géante. Je n’ai pas besoin d’élan tellement je m’éclate. C’est comme si j’étais dans un Grand huit avec des aimants partout. J’aimerais hurler au monde à quel point la musique provoque des sensations. C’est comme l’Everest, mais sans avoir froid.
Alain Chamfort produit par Sébastien Tellier (Tessland/BMG). Sorti depuis le 12 janvier.
{"type":"Banniere-Basse"}