Arbitre des élégances pop françaises, Alain Chamfort célèbre cinquante ans de carrière avec un nouvel album en forme de portrait à facettes. Le magnifique Le Désordre des choses est (peut-être) le point final d’une belle aventure. On a suivi le chanteur dandy en Irlande.
Devant le mur sans joie d’un restaurant d’hôtel à Cork, Alain Chamfort murmure les paroles d’“Exister”, son prochain single, pour les besoins d’un clip : “Exister comme on a pu, sans le moindre tohu-bohu…” A trois mètres en retrait, le parolier de la chanson, Pierre-Dominique Burgaud, se moque de lui-même : “Tohu-bohu, ce mot aurait dû définitivement rester au XXe siècle.” Et Chamfort de surenchérir : “Oui, c’est très Balladur comme expression.” Coincée pendant six jours en Irlande par une tempête de neige historique qui a cryogénisé tout le pays, la fine équipe fait de l’antienne balladurienne (“Je vous demande d’arrêter ce tohu-bohu”) un running gag pour se tenir chaud.
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Le réalisateur François Goetghebeur, baroudeur hilarant et rompu aux situations épineuses – il a filmé le dernier road-trip de Johnny –, forme avec Burgaud et Chamfort un trio qui manie un humour à trois bandes presque sans temps morts. Au cours de cette astreinte météorologique, Alain Chamfort fêtera (un peu dépité) ses 69 ans, avant de célébrer cinquante ans d’une carrière assez folle avec la sortie de son quatorzième album, Le Désordre des choses.
Les bluettes avec l’élégance
Dans les pubs et les restos où l’on tente de s’abriter, Burgaud introduit Chamfort aux Irlandais, et surtout aux Irlandaises, comme “The French Bryan Ferry”, comparaison qui a du sens pour un tas de raisons. L’élégance à perpétuité, une certaine forme de détachement suave face à une réalité souvent moins distinguée, une réputation de lover jamais démentie et cette chance physiologique de vieillir avec panache font en effet du chanteur français comme de son équivalent britannique des cas presque uniques. A cette nuance près que lorsque Bryan réinventait le rock avec Roxy Music en 1973, Alain chantait Je pense à elle, elle pense à moi, L’amour n’est pas une chanson et autres bluettes mouille-culottes orchestrées comme des meringues pour les Disques Flèche de son chaperon Claude François.
Outre quelques images furtives tournées à Cork, le clip d’Exister fait également office de bande-annonce du cinquantenaire en faisant défiler des images d’archives où le chanteur à minettes au brushing d’épagneul se transforme au fil des époques en play-boy pop, celui des années Manureva, Chasseur d’ivoire et autres Bambou parolées par Gainsbourg. On le voit ainsi passer avantageusement des pelles à tarte aux costards cintrés de créateurs et du kitsch Maritie & Gilbert Carpentier au chic intemporel qui le caractérise depuis maintenant plusieurs décennies.
“L’homme que j’aperçois dans la glace a été façonné par ce désir inouï et artificiel de plaire”
Bientôt septuagénaire et néoprovincial – il a quitté Paris depuis peu pour s’installer en Normandie –, Chamfort sait que les heures de gala et les fastes du pop business sont désormais loin derrière, ce qui le soulage plutôt. L’homme n’est pas un compétiteur, il ne l’a jamais vraiment été, et encore moins un vieux Narcisse qui mourrait pour qu’on lui tende un miroir cerclé d’or. Dans Intime, son “anti-biographie musicale” parue en 2016, il fait cet aveu : “L’homme que j’aperçois dans la glace a été façonné par ce désir inouï et artificiel de plaire.” L’Ennemi dans la glace était déjà le titre d’un de ses plus beaux morceaux, clipé par Mondino, au zénith de sa sexitude (1993), et cela n’a donc rien à voir avec une fausse coquetterie de vieux beau.
Aussi, à l’heure où d’autres se font retendre la peau au rouleau-compresseur, lui se laisse écrire une chanson subtile sur les rides (Les Microsillons) qui parle aussi du succès fané et de ce qu’il subsiste d’une vie d’artiste. Son Quand j’étais chanteur à lui, ou pas loin. Au fond de cet Irlande frigorifiée, il nous confie même à demi-mot que Le Désordre des choses sera sans doute son dernier album.
Une rencontre décisive avec Frédéric Lo
“Cette chanson sur le fait de vieillir concerne aussi l’activité de chanteur, ce moment où tu commences à te poser la question de la légitimité. Après Une vie Saint Laurent (magnifique biopic musical de 2010, déjà en binôme avec Pierre-Dominique Burgaud – ndlr), les propositions pour faire un disque ne se bousculaient pas et j’avais fini par me résigner qu’il n’y en aurait plus jamais d’autres. Un ami m’a fait rencontrer Frédéric Lo, qui s’est montré persuasif et m’a convaincu qu’il ne fallait pas lâcher ce format, alors que moi je souhaitais à l’époque poster uniquement des morceaux sur internet, donner des rendez-vous tous les trois ou quatre mois, pour les gens qui m’aimaient bien. Finalement, on a trouvé un label qui m’a signé pour deux albums, et après celui sorti il a trois ans on en arrive au second…” On devine que les points de suspension ont valeur d’exclamation polie chez cet homme économe en effets de manche.
Son parolier historique, Jacques Duvall, a montré avant lui des signes de lassitude. Après avoir un peu tiré à la ligne sur le précédent album, il a renoncé à rempiler pour celui-ci. L’album de 2015 avait failli s’appeler On meurt !, ce qui en disait déjà beaucoup sur la cuisson des carottes. Mais avec Burgaud de nouveau à la machine à écrire, Chamfort reprend à la fois des couleurs et du plaisir à égrener la petite litanie mélancolique et distanciée des derniers tours de piste. “J’aimais bien cette image du séducteur sur le retour, du mec qui se fait rembarrer, mais avec Jacques on a beaucoup donné sur la question, à un moment il faut s’avoir arrêter. Sur le nouvel album, je ne voulais plus jouer un personnage, je souhaitais être raccord avec la réalité de ma vie.”
Depuis Une vie Saint Laurent, on tient Pierre-Dominique Burgaud comme le parolier français haute couture, qui a trouvé en Chamfort son Brummell idéal. La trouille qu’il avait de devoir passer après des éminences telles que Serge Gainsbourg ou Jacques Duvall était injustifiée, les dix textes de l’album tombant comme velours et soie sur les compositions du chanteur. En coda, question matière, on trouve également un Linoleum sur lequel glissent les larmes et le temps, seconde peau qui répond à celle, crevassée, des Microsillons du départ. Le piano nu et fragile a laissé place à un maelström electro, et si Chamfort doit prendre sa retraite sur ces notes, ce seront celles entremêlées du chaos et de l’apaisement.
Un portrait-puzzle
Au gré des titres, il est question de Palmyre et de l’impossible anéantissement de la beauté, même après les pires outrages, ou encore de la sagesse hors du tumulte des Salamandres, de l’envie de tout laisser derrière En regardant la mer, bref, autant de pièces d’un portrait-puzzle que suggère explicitement la pochette de ce Désordre des choses en réalité bien ordonné.
Passer du temps avec Chamfort, c’est observer avec une certaine fascination un homme en perpétuelle lévitation, d’une exquise discrétion, qui ne sait quoi répondre lorsque la douanière de l’aéroport le reconnaît sans le connaître et lui demande s’il n’est pas “un acteur connu…” Burgaud raconte cette scène lors d’une soirée mondaine, où un relou interpella Chamfort en lui demandant s’il “nous chanterait pas une petite chanson”. Réponse de l’interprète de Je laisse couler : “Bien sûr, je vais attendre un peu que les gens aient fini de manger et je vais monter sur la table pour faire mon tour de chant.” Chamfort a pratiqué le bouddhisme, ça l’aide en ces circonstances embarrassantes à conserver une zenitude exemplaire.
“Quand ton image n’est pas celle d’un type infaillible qui garantit le succès, on ne vient pas trop te chercher. Et puis les gens que j’aime bien écrivent eux-mêmes leurs chansons”
A la fin des années 1970, lorsqu’il s’était exfiltré des mâchoires de Claude François pour aller à Los Angeles enregistrer son premier disque un peu consistant (Rock’n rose), il s’était même fait embarquer par l’arrangeur de Diana Ross, David Bloomberg, au sein de l’organisation japonaise Soka Gakkai, avant de s’apercevoir que le bouddhisme y était pratiqué selon des rites frontaliers de ceux d’une secte. La naïveté est souvent la compagne des hommes trop tendres, et Chamfort a en l’espèce pas mal encaissé, comme lorsque Gainsbourg profitait de lui pour glisser dans Malaise en Malaisie des messages à l’adresse de Bambou, ou le plantait en plein enregistrement du même album (Amour année zéro, chef-d’œuvre de 1981) pour les beaux yeux impatients de Catherine Deneuve.
On a ainsi suivi au fil du temps les petites injustices du métier à l’égard de celui qui n’était peut-être pas assez cynique pour son époque : son débarquement sans ménagement d’une major après l’album Le Plaisir (autre chef-d’œuvre de 2003) ou encore les promesses d’une maison de disques qui le força à enregistrer un album de duos sans intérêt (Elles et lui, en 2012) en lui faisant miroiter un contrat qui a dû s’égarer à la poste restante des illusions perdues. Il songe un moment à se mettre à écrire pour d’autres, mais reste lucide : “Quand ton image n’est pas celle d’un type infaillible qui garantit le succès, on ne vient pas trop te chercher. Et puis les gens que j’aime bien écrivent eux-mêmes leurs chansons.” S’effacer comme on a vécu, à voix basse, était une option, heureusement sans cesse repoussée.
Une référence pour la jeune garde electro-pop
Face à tout ça, Le Désordre des choses constitue une belle revanche, ni froide ni amère. Mis en relief par le Danois Johan Dalgaard, déjà repéré chez Keren Ann, Gaëtan Roussel ou Camille, c’est à la fois l’album de l’effervescence retrouvée et des pentes douces pavées de diamants. Chamfort n’est pas par hasard l’un des référents de la jeune garde electro-pop, de Paradis (qui doit son nom à sa chanson de 81) à Juliette Armanet, qui l’a invité récemment sur scène. Le revoilà donc à sa juste place, parrain bienveillant et beaucoup moins largué musicalement que Françoise Hardy, arbitre des élégances sans forcer, et qui tape souvent dans le mille de l’époque.
Sur le tubesque Tout est pop, un morceau qu’il fallait absolument écrire, Burgaud et Chamfort épinglent avec humour le confusionnisme contemporain et ses carambolages numériques, où tout se vaut, “Pape et Poutine, pipe en full screen, les saintes comme les salopes, le visage de Gregory ou La Joconde de Vinci…” Tout est pop mais personne n’est pop en France depuis aussi longtemps que Chamfort. Et si jamais il dit vrai, si cet album splendide est bel est bien le point final de ces cinquante glorieuses, alors il l’aura abordé Comme un géant. Et sans le moindre tohu-bohu.
Album Le Désordre des choses (Pias Le Label)
Concerts Le 19 octobre à Saint-Malo, le 15 novembre à Paris (Trianon), le 29 à Nantes
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