Revenu à la danse après sept ans d’arrêt, Alain Buffard présente à Paris au Centre Pompidou Dispositifs 3.1 en compagnie de deux danseuses, Claudia Triozzi et Anne Laurent, et de Laurence Louppe, historienne de la danse et, pour une fois, interprète !
A la fin des années 80, tu étais danseur, chez Daniel Larrieu et Brigitte Farges notamment. Puis tu as cessé de danser, tu t es occupé de production et, dix ans plus tard, tu reviens comme danseur et chorégraphe. Comment revenir après une telle coupure, et pourquoi ?
Pourquoi j’ai arrêté ? Parce que j’en avais marre d’exécuter, lever la jambe ou bouger l’auriculaire sans qu’on me donne plus d’explications’ Quant tu es interprète, tu as deux possibilités : être dans un rapport mimétique au chorégraphe ou bien improviser jusqu’à plus soif et te laisser vampiriser par le chorégraphe. Ça n’avait plus aucun sens. Par ailleurs, j’ai toujours été très branché par l’art contemporain. Ces scènes-là me parlaient et me parlent toujours plus.
J’ai d’ailleurs essayé de travailler dans une galerie, celle d’Anne de Villepoix, où j’ai rencontré des artistes comme Chris Burdon, Vito Acconci (mon Panthéon d’artistes performers, du body art ). J’ai fait l’ouverture de sa galerie et il se trouve qu’elle déménage dans un mois et qu’on inaugure son nouveau lieu avec un de mes projets qui ne sera pas présenté comme une chorégraphie, mais comme une uvre d’artiste. J’ai encore une Carte blanche au Centre d’Art Contemporain, le CRESTET, et je serai prochainement commissaire d’exposition pour le Centre d’Art La Criée de Rennes. Ce qu’il y a de bien avec le milieu des arts plastiques, c’est qu’on me considère bien comme un chorégraphe mais on me traite plus comme un artiste au sens large. Je travaille selon un principe de recyclage de certaines uvres (mais pas avec des citations comme les post-modernes’) à partir de matériaux rejetés ou abandonnés. Dans ma pièce précédente, In/time, Ex/time, je faisais clairement référence à Marina Abramovitch et à Vito Acconci.
Par ailleurs, j’ai fait deux rencontres décisives : avec Yvonne Rainer et Anna Halprin. Lorsque je m occupais de production pour la reconstruction de Continuous Project ? Altered Daily par le Quatuor Albert Knust, Yvonne Rainer était venue pour travailler avec les danseurs et j’ai réalisé que je commençais à passer bien plus de temps dans le studio que dans mon bureau. J’ai fini par faire partie intégrante du projet. Ça a tout atomisé dans ma tête après sept ans d’arrêt de danse. D’avoir Yvonne Rainer en face de moi, de pouvoir lui poser toutes les questions que je me posais depuis sept ans et qu’elle a résolu dans sa danse et en accord avec les gens avec qui elle travaille, de pouvoir évoquer les raisons pour lesquelles elle a arrêté de danser ? maintenant, elle réalise des films -, m a donné beaucoup de réponses sur le partage du pouvoir entre la danse et la chorégraphie, sur le minimalisme. Le minimalisme a été majeur mais jamais questionné en danse, quoi qu’on en dise. Or, en faire le moins pour montrer le plus, c’est bien l’angle d’attaque de mon travail. Et la personne détonatrice de tout ça, c’est Anna Halprin.
En 1996, je suis parti trois mois à San Francisco, grâce à une bourse de l’AFAA, pour suivre un stage avec elle. Elle avait 76 ans et était toujours en bonne forme. J’avais fait auparavant deux autres stages avec elle en Allemagne. Anna, qui est une forte tête, m a beaucoup aidée. Dans les années 50-60, elle a fait des choses déterminantes dans le cadre du mouvement Fluxux.. c’est vraiment une chorégraphe beatnik ! Aujourd’hui, elle est très en dehors de la logique spectacle-représentations. Pendant ces trois mois, on s’est immergé dans la nature californienne. Il y avait quelques danseurs, des comédiens, des vidéastes et des thérapeutes et on travaillait selon ses systèmes d’improvisation et d’exploration. Elle nous a lâchés trois jours dans la forêt avec un kit de survie et on devait choisir un élément de travail. J’ai choisi un tronc d’arbre. C’était important d’expérimenter ça, cette liberté et cette absence de contraintes esthétiques, de montrer mon corps comme j’ai pu le faire, de crier, d’utiliser la voix : ça prenait sens d’une manière très autobiographique et je pouvais jeter des bases pour requestionner la forme. A mon retour, j’ai débarqué avec un solo. Ce que je ne pouvais plus faire, c’était très clair. Dans Good boy, plus que la maladie , c’est la conscience des corps que l’on montre (performant, glorieux) ou que l’on ne montre jamais (malade, vieillissant) qui m intéressait. Notre finitude est très peu abordée en danse.
Dispositifs 3.1 réunit trois danseurs (Anne Laurent, Claudia Triozz et toi-même) et une historienne de la danse, Laurence Louppe, qui opère ainsi, d’une certaine façon, une traversée du miroir en devenant partie prenante d’un projet artistique. Comment est né ce projet ?
Avec Laurence, on se connaît depuis longtemps et nous avons l’un pour l’autre une grande estime. Elle faisait déjà partie du projet Continuous Project ? Altered Daily sur Yvonne Rainer avec le Quatuor Knust où elle intervenait en tant que lectrice. A un moment donné, elle a commencé à prendre plus de place sur le plateau ! J’avais fait deux pièces et voulais travailler sur l’idée de l’esthétique camp, peu connue en France. J’ai travaillé sur des films et des performances de Jack Smith (notamment Flaming Creatures, film interdit dès sa sortie, dont Jonas Mekas a retrouvé une copie ) : c’est une esthétique un peu trash avec des contours d’identité sexuelle extrêmement flous, filmée sur des pellicules usées. Smith a été pillé par tout le monde (Bob Wilson, Andy Wahrol’). Pour ce qui est du camp, Laurence est idéale, elle est camp. Très vite, ce qui m a intéressé avec elle a été d’inverser la vapeur : de la mettre en situation de corps sur le plateau, en sachant quelles sont ses limites physiques. C’est assez sulfureux en soi. Mais d’autres envies liées à la physicalité se rencontrent sur le plateau : Claudia Triozzi est elle aussi une ex-danseuse, devenue performeuse et chanteuse. Et puis, nous n’avons pas tous le même âge : la cinquantaine de Laurence, la petite trentaine d’Anne et nos quarante ans à Claudia et moi, ça fait certaines différences.. Le fait que je m inscrive dans le projet m a poussé à affirmer : soyons deleuzien ! Trouvons mon devenir femme D’où la perruque. Nous les portons à l’envers et, pendant la moitié de la pièce, on ne voit que les postures du corps, pas les visages. Autrement dit, qu’avons-nous en commun, que faire ensemble ? J’essaye d’engranger des références communes. Il n’y a pas d’héritage générationnel en danse et les références qui te constituent sensiblement peuvent être très différentes. L’intelligence consiste à mettre en rapport des éléments apparemment hétérogènes et à mettre en perspective les rencontres ou les impossibilités de rencontres. Tu veux un descriptif plus précis de Dispositifs 3.1. ?
Allons-y
Le dispositif scénique est bi-frontal : le public se fait face et nous ne sommes jamais face au public. C’est une manière de dire non à ce que je vois toujours : la danse et les danseurs de face.
On débarque à quatre, perruqués, avec le même costume, une espèce de tablier qui renvoie à tout ce qu’on va traverser par la suite : le travail, la tâche, l’éducation. La perruque, elle, est à la fois un masque et une extension à l’envers du système pileux. Comme le dit très justement Sabine Prokhoris, une amie qui suit notre travail, ce sont des « Tchador Barbie ». Donc, on traverse tout ce qu’on impose à la femme comme posture, tout ce qu’elle est censée remplir comme tâches, en tant que productrice du capitalisme : tout est superbement ficelé du berceau à la tombe. Et puis, je me sens incapable de parler de production de mouvement, je préfère parler de tâches, d’actions, de situations’ On commence par une marche, la chose la plus compliquée à exécuter pour un danseur : comment se mettre debout et marcher ? Idem à quatre pattes et en rampant. Le spectacle s’avérant assez polémique, nous avons préparé un programme très précis à l’attention du public, avec notamment cette mise en garde concernant l’ouverture du spectacle avec marche debout, à quatre pattes et en rampant : il ne s’agit nullement de la suite logique de la philogenèse ou d’un rapport évolutionniste darwinien de l’homme. Anne, Laurence et moi suivons chacun notre ligne le long d’un couloir. Face à nous, Claudia est assise et nous appelle. D’abord, c’est calme, puis ça monte, devient rock’n roll et on passe de Patty Smith à Diamanda Callas. C’est une séquence difficilement supportable qui dure dix à douze minutes, on va à la limite de la fatigue physique ça porte sur les nerfs !
Deuxième séquence : quand je suis revenu à la danse, la seule technique qui m intéressait encore était le contact-improvisation. En même temps, le côté » peace and love » me fait chier. Là, dans la continuité de la première séquence, Claudia se met à quatre pattes et porte Anne sur laquelle je rampe. On fait une ligne de corps’ et Laurence arrive en rampant sur nous tout en disant un texte où il est question d’un fils de roi, nourri par une nourrice à qui on coupe un sein que l’enfant touche toujours, afin d’exciter sa curiosité et accélérer son accès au langage. Le mot qui vient est « abricot »? C’est une séquence extrêmement fragile : Laurence a peur de nous faire mal, tout est très attentionné.
De là, on passe à un moment musical sous forme de défilé, avec Patti Smith, encore, sur l’album Babelogue. Il est vrai que je suis devenu danseur à cause de Patti Smith et reste fondamentalement quelqu’un de rock et pas du tout techno. Cet album est politique et parle de la condition des femmes, des Noirs, de la censure américaine. On est dans un espace de défilé de mode, mais il s’agit juste de présenter des parties du corps en secouant la chair : des cuisses, des seins, des fesses, des bras. Comme le dit à nouveau très justement Sabine Prokhoris, « ce sont quatre femmes dont un homme« ! C’est une attitude affirmée mais pas arrogante : on ne vous montre pas du Gucci, c’est clair.
La musique a aussi valeur de transition pour passer à autre chose, un grand moment polémique et très controversé où intervient majoritairement Laurence Louppe. Claudia, Anne et moi, nous installons une fausse exposition d’art contemporain avec des objets trouvés dans les théâtres où nous sommes accueillis. On n’a surtout pas demandé à quelqu’un de nous fabriquer des objets. On préfère glaner dans les théâtres avec les techniciens. Hier, j’ai fait les poubelles de Beaubourg, c’était extra ! D’abord, Laurence se maquille sans se voir après avoir remonté sa perruque et elle commence à faire une fausse conférence sur l’art contemporain. C’est totalement improvisé et elle prend appui sur les » uvres » qu’on montre et qui changent à chaque représentation, à l’exception d’un carton qui est toujours là. Ce qui est visé, c’est plutôt le discours, un certain type de discours où on peut dire n’importe quoi sur n’importe quoi, genre l’esthétique relationnelle Laurence prend un plaisir extrême à sur-jouer : elle ne parle pas, elle crie. On peut faire référence aux discours actuels’ Pendant ce temps, Claudia, Anne et moi sommes transformés en sculptures vivantes, ce qui crée un effet d’optique : à qui appartiennent ces jambes, comment les distinguer ? Ça se finit par mon hommage au minimalisme avec la pièce en carton et un discours en anglais qui évoque le fameux « White Cube » tant fantasmé : la forme pour la forme. C’est un grand moment de performance théâtrale
Ensuite, on a droit à un petit amusement où je règle mes comptes avec la danse. Quelqu’un propose une marche un peu chiadée, dans un système d’aller-retour où la démarche change chaque fois : glissée, rythmée, etc. Les trois autres doivent l’interpréter en étant à quatre pattes. Ça remet en perspective tout ce qu’un danseur a pu connaître avec un chorégraphe. On s’aperçoit que la copie (les trois versions différentes du modèle) est souvent plus intéressante que le modèle. La claque !
Dernière séquence, également très controversée : Heidi. Tout le monde connaît Heidi ! Donc, Anne se fait une petite coiffure et dit un texte que l’on a écrit mais que chacun reconnaît (voir le film avec Shirley Temple, cette tête à claques que tu rêves de bazzoker ou encore le film de Mike Kelley, un peu scatologique !) Laurence, les yeux bandés, doit dire ce texte en allemand et Anne fait la répétitrice pendant que Claudia, placée derrière Laurence, la manipule pour lui faire faire tous les gestes nécessaires à la préparation d’un repas : couper, attendrir la viande, etc.. En fait, on prend tous les termes de Laban’ adaptés à la cuisine. Après l’épuisement physique de la première séquence, on est dans l’épuisement psychique. On voit que Laurence n’en peut plus. Dans une bassine en fer se trouvent des tomates. Claudia les prend, les presse, les balance sur la scène : un travail proprement improductif. Tout devient crade. C’est un tronc commun d’expérience pour nous, danseurs, que d’apprendre jusqu’à épuisement des gestes inutiles.
Pendant ce temps, j’installe des micros, je m allonge et je fais des bruits de ventouse qui ressemblent vaguement au bruit des tomates qui s’écrasent. Les autres me rejoignent et on lance un concert de bruits de corps, moi avec le dos, Claudia avec le ventre, Anne avec le mollet. Puis, tous trois sur le ventre, on frappe, à la façon d’une percussion, et on joue Put the Blame on Name, l’air de Rita Hayworth dans Gilda. On le chuchote, on enlève nos perruques. Reste le bordel sur le plateau’
Finalement, ça tourne autour de l’apprentissage, le rapport entre pouvoir et savoir. La conférence donnée par Laurence est forcément reçue de manière individuelle et oblige à une certaine activité du public.