Tous les jeudis, Alain Bernardini se rend au parc municipal de Grigny en banlieue parisienne. Observateur maniaque de la vie des jardiniers, son art hésite entre la compilation et l’obsessionnel.
Un parc municipal au petit matin. Deux jardiniers en tenue de travail, bleu et casquette enfoncée sur les yeux, s’entretiennent des choses de la vie et s’adressent de façon un brin goguenarde au cameraman en train de les filmer. L’un d’eux prend son élan, se lance dans le camion rempli de feuilles mortes et exécute une monstrueuse galipette. Scène ordinaire de la vie d’un jardinier. Scène ordinaire de la vie d’Alain Bernardini, artiste multiforme qui, depuis dix ans maintenant, sillonne les allées des parcs municipaux de la région parisienne, suivant les jardiniers de Grigny parfois mutés ailleurs, pour y traquer de quoi alimenter sa douce folie. Il a choisi le parc municipal comme il aurait choisi le chantier des ouvriers du bâtiment ou les lieux d’exposition. Peu importe. La vie est un immense laboratoire qui permet à l’art de prendre forme. Une véritable mine d’or, une banque de données où il pioche, au gré de ses choix, de la matière à faire de l’art : vidéos, photos, récits ou diaporamas, installations ou CD. « Ce qui m’intéresse dans la réalité, c’est de choper le moindre événement qui ait l’air en apparence succinct ou inintéressant. Le fait de le décontextualiser, le serrer, de lui enlever tout son hors-champ et de le présenter de façon décalée dans une exposition, dans l’écriture ou dans le cinéma. Tout cela donne de la fiction, et l’on ne sait plus où est la réalité. »
C’est donc armé d’un caméscope, d’un appareil photo et d’un carnet de notes qu’il arpente les allées avec une régularité sans faille une fois par semaine pour capter de l’image et des dialogues. Même s’il ne se passe pas grand-chose, il rapporte des bribes pour en faire une histoire. « Depuis quelques années, il y a un intérêt pour le quotidien parmi les artistes, en photo ou vidéo. Je voulais y apporter l’écriture.« On aurait tort de prendre ses travaux pour des essais sociologiques sur une tranche de population : « Le risque pour moi, c’est de trouver la limite entre le documentaire et la fiction. Je ne suis pas documentariste, je suis artiste. On pourrait croire que les jardiniers jouent une scène que j’ai préparée, pas du tout. Je ne mets pas en scène, mais cette confusion m’intéresse. En regardant le quotidien, on peut ne pas s’ennuyer. Ça ne m’intéresse pas d’inventer, je préfère me dire que, là aussi, c’est du cinéma, de la littérature, du théâtre. »
Plutôt autodidacte avec une licence d’arts plastiques en poche , son goût prononcé pour la littérature et le monde alentour suffisent à propulser sa création monomaniaque. Partie d’un événement personnel et intime dont nous ne saurons rien, son activité artistique se résume délibérément à ces histoires de jardiniers. Seules une ou deux aventures du côté de Düsseldorf en 97 où, de la même manière distanciée, il investit la ville et met en boîte ses habitants et ses touristes. L’interrogation sur l’espace public est toujours présente (même si on sent que l’intérêt est ailleurs) avec une réflexion sur la liberté et l’autonomie de l’individu dans la cité, dont le parc municipal est un exemple des plus clairs : « C’est un espace public et un espace privé, un lieu de travail, ou de plaisir, un lieu de transition qui peut avoir plusieurs fonctions. C’est déjà un lieu préparé, que l’on peut voir aussi comme un tableau, pour faire croire à une nature, l’idée d’une autre vie où l’on aurait envie de faire quelque chose. L’idée de municipalité est importante, les jardiniers sont en liberté cloisonnée, ils doivent donner une certaine image des choses à la française, rectiligne. S’ils font des erreurs, ils peuvent être punis, on les déplace. »
Sur l’écran vidéo, beaucoup de plans fixes, des jardiniers hors champ qui réapparaissent au hasard de leur travail, beaucoup d’actions et de gestes sans cesse répétés autour des machines, tracteurs et coups de fourche. Bernardini aime filmer les ratages, les machines qui ne démarrent pas, le local à outils des jardiniers. Ne craignant pas la référence directe au cinéma : un sac plastique blanc s’envole doucement en travelling dans un paysage verdoyant mais étrangement désert, un lieu chargé d’inquiétude.
Bernardini filme à froid une humanité qui ne l’est pourtant pas, rappelant les pratiques du Nouveau Roman : ses personnages n’ont pas de nom. Sur l’écran apparaît la tête rougie par le froid de l’homme qui travaille dehors, c’est le Jardinier numéro 1 ou le Jeune jardinier. Quelques transgressions au principe, et apparaît le Jardinier orphelin. Jamais de pathos (« Je déteste l’affectif »), mais plutôt une impression de grande distance entre l’artiste et ses personnages, qui oscillent entre consentement et manipulation. Aux limites de l’absurde, il tisse son univers étrange, saturé d’images froides et d’histoires formelles. Un manque délibéré d’humanité qui laisse la place à l’interrogation. « Peut-être est-ce la peur de vivre réellement… » Laboratoire d’expériences formelles pour un art délibérément hyperconceptuel, sa démarche répétitive et obsessionnelle voisine la thérapie. On regrette presque que l’immense potentiel de départ ne déborde pas au final sur plus de créativité. La relation aux jardiniers est pourtant personnelle : « On parle de la pluie et du beau temps, de leur famille. Je ne parle jamais de moi. Je viens d’un milieu ouvrier, je m’intéresse donc à un milieu que je connais. Je pourrais faire la même chose avec les vernissages d’expos ou des médecins dans leur cabinet mais je ne serais pas à l’aise. Le choix n’est pas neutre. Je me sens bien avec eux, on a un rapport sain et de respect. » L’habitude, le rituel deviennent des centres d’intérêt exclusifs. « J’aime insister dans un même endroit, pour capter une habitude, comme on se lève tous les matins. On mange, on baise, on fume, on regarde des films, on vit. Je fais rentrer cette habitude dans mon quotidien. »
L’orientation conceptuelle de son travail facilite le discours. « On a encore des idées reçues sur l’art. L’art, c’est comment mettre en scène n’importe quelle situation. C’est la forme qui compte, et la relation entre le public et celui qui le fait. Après, on peut dire que ça ressemble à Strip-tease… Mon travail tourne autour de la question de comment représenter aujourd’hui.« Sa manière de montrer emprunte d’ailleurs toutes les directions : à Overgaden, pour l’exposition « Pinpoint », il évacue histoires et textes pour accrocher des dessins de jardiniers au marqueur noir sur les murs ; à Nantes, le visiteur est convié à démarrer une machine d’où sortiront trois histoires racontées par l’artiste. En Suisse, il montre ses vidéos dans une salle de cinéma. A Paris, il investit les cabines téléphoniques via le 3672 où l’auditeur peut écouter sept jours sur sept les histoires du parc municipal Bellevue et, dernière opération en date, la bouche de métro République qui sera dès la rentrée le lieu de rendez-vous pour des histoires à un rythme hebdomadaire durant toute la durée de l’exposition.
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