D’un côté, Alain Bashung, vieux sage sans grimaces ni sermons, la voix plus voilée et les idées plus claires que jamais. De l’autre, Christophe Miossec, débutant pas dupe, qu’on sait décapé de toute naïveté inutile.
On se doutait que ces deux-là, naviguant à leur façon, sans repères, dans le beau brouillard d’une chanson française enfin désarrimée, se croiseraient un jour ou l’autre : ce fut chose faite, pour la cause joliment gratuite d’un entretien sans motif officiel. Par-delà les années et le style qui les séparent, ces deux singuliers n’auront de mots que pour ce qui, au fond, leur ressemble et les rassemble : leur goût du plongeon, leurs audaces de grands timides, leur rapport à la solitude, leur souci de justesse, leur façon de rire dans le noir.
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Alain Bashung Je suis en train d’écrire mon prochain album. Je suis donc un peu la tête dans le casque, avec les bigoudis. C’est vrai que dans ces périodes-là, je n’ai pas très envie de parler. C’est un peu du viol. Mais c’est bien aussi, dans des moments pareils, de s’échapper un peu. D’autant qu’actuellement je ne me sens pas saturé par des tonnes d’interviews. Et puis ton disque est bien. Je connaissais plusieurs chansons de toi, mais pas l’album en entier. J’avais lu des choses sur toi. J’avais l’impression de déjà connaître ton caractère, ta façon de t’exprimer.
Christophe Miossec Là, tu travailles chez toi, ou vous enregistrez déjà ?
Bashung Je suis sur des brouillons. Je travaille dans un petit appart que j’ai à Belleville, avec un 8-pistes. Aujourd’hui, on peut travailler avec un matériel moins gigantesque. Enfin, c’est toujours trop dur à comprendre pour moi. J’adore les avantages que ça crée, mais je suis toujours aussi nul. Même une télécommande, j’ai du mal… Heureusement, j’ai un copain qui m’aide. Etre tout seul, c’est quand même terrible. Au début, d’accord, mais au bout d’un moment… A l’époque où j’ai commencé, j’acceptais mieux de travailler et de me sentir seul. Aujourd’hui, ça me paraîtrait pathétique. C’est marrant d’échanger, ça stimule. Enfin, je suppose qu’au départ tu n’as pas le choix, tu ne peux pas l’éviter, la solitude. Et puis c’est une autre excitation… T’étais tout seul, toi, quand tu as fait tes maquettes ?
Miossec Au départ, oui. C’est pas si vieux… J’avais coupé les ponts avec tout le monde. C’était vraiment n’importe quoi. Trop de solitude, c’est pas bon. Ensuite, j’ai trouvé un acolyte, Guillaume, le guitariste. Je ne sais pas si ça va durer cent sept ans comme ça, mais on s’entend bien. Et comme je préfère ce qu’il fait à ce que je fais… Et puis Miossec, c’est mon nom, c’est ma gueule. Mais en fait, on est une bande. On est tous à fond là-dedans. C’est une façon de survivre. Rester ensemble, c’est important. C’est drôle, quand on passait dans des salles et qu’on voyait des techniciens, on leur demandait parfois « Et Bashung, il est comment ? » Le premier mot qui revenait tout le temps, c’était « timide ». Les premières fois, j’ai été étonné. Ce mot-là, « timidité », ne collait pas du tout avec ce que j’écoutais ou avec ce que je reliais à tes concerts.
Bashung Mais justement… Je suis timide, et je peux en même temps avoir l’attitude complètement opposée. A la limite, je peux être à la fois le mec le plus réservé et le mec le plus audacieux. C’est souvent le cas d’un timide. C’est lui qui est capable d’oser à un moment plus que les autres. Je peux traverser des moments de mélancolie totale et, dans une autre situation, avec d’autres gens, être sans me forcer le type le plus enthousiaste, le mec qui tire pour emballer toute une équipe. Tout ça doit aller ensemble, je ne cherche pas à l’analyser plus que ça.
Miossec Personnellement, depuis que je fais des concerts, je me dis que je suis peut-être moins une grosse merde. Faire de la scène, ça dégage une impression d’utilité que je ne ressens pas ailleurs. C’est un jugement perso, mais je trouve que tout ce qui est disque, enregistrement, c’est d’un égoïsme complet. Ça n’est vraiment que pour sa gueule qu’on le fait.
Bashung On me bassine souvent avec ces histoires d’égoïsme. Pour des artistes, ce n’est quand même pas tout à fait juste, on ne peut pas utiliser ce terme-là. S’il y a égoïsme à un moment donné, c’est pour pouvoir mieux redonner ensuite. Il y a un moment où tu dois penser à toi, où tu as besoin de rassembler tous tes moyens pour fixer les choses. Mais ce n’est pas pour tout garder, c’est pour les rebalancer ailleurs. Etre égoïste, ça voudrait dire être pingre et tout ce bordel… Ce n’est quand même pas ça.
Miossec C’est plutôt une réappropriation de soi, rassembler les morceaux. Comme un mec écrivant son bouquin, je suppose. Il y a encore certains sujets sur lesquels je ne sais pas trop quoi penser. Comme je suis un nouveau dans le métier, et comme c’est peut-être bientôt fini aussi…
Bashung Tu ne rêves pas d’une carrière fulgurante, comme ça ? Il y a tellement de mecs qui, en trois ans, ont fait des choses beaucoup plus importantes que d’autres en cinquante.
Miossec Je crois que si je pense en termes de carrière, je suis mort. Ça reste de la musique, il vaut mieux pas trop réfléchir.
Bashung De toute façon, la vie se charge de te déstabiliser, de répondre à tout ça. Tu n’as même pas besoin de décider certaines choses, tu prends des baffes dans la gueule.
Miossec Je me dis quand même que ça n’aurait pas pu s’arrêter après le premier album… Parce que je crois que quand on a envie de faire de la musique, ça continue quand même. Je ne veux pas que ce soit des contingences matérielles qui entrent en jeu. Si Boire n’avait pas marché, on ne m’aurait sûrement pas donné de quoi en faire un deuxième. Toi, je pense que tu aurais pu disparaître après Play blessures.
Bashung Mais c’était mon rêve ! A ce moment-là, je me suis dit « J’ai fait ce disque, très bien, maintenant on va arrêter… » Ça a été une catastrophe pour ma tête de me dire « Bon, ben, il faut continuer. » J’avais fait un tube ou deux, des albums où j’avais l’impression d’avoir raconté l’essentiel. Je ne voyais pas l’intérêt. Parce qu’après tu te dis « Mais alors, qu’est-ce qu’on attend d’un chanteur ? » Tout peut porter à croire qu’on attend que la quantité. Moi, j’étais persuadé qu’en trois disques tu pouvais tout boucler. Il y a des moments de flou, quand on arrive comme ça à la fin d’un cycle.
Miossec Play blessures, c’est une copine avec qui j’étais qui l’avait acheté. Et là, ça a vraiment été une claque monstrueuse. Pourtant, je me rappelle que quand il y avait eu Gaby, je m’étais dit « Bashung, c’est pas Capdevielle, mais presque. » C’était classé. Je refusais d’aimer cette chanson. Dans mon esprit, je dédiais cette chanson à un chanteur disparu.
Bashung Mais ça m’a fait du bien. En gros, il n’y aurait pas eu Play blessures s’il n’y avait pas eu Gaby. C’est ça, l’atrocité du truc. Mais quand même, ça m’intéressait énormément de m’exprimer avec des facettes différentes. En même temps, c’était risqué, parce que changer comme ça, d’un album à l’autre… Rien que Gaby, c’était un risque à l’époque. Je me souviens que quand c’est sorti, ça a mis beaucoup de temps, des mois et des mois. Et puis au bout de six, neuf mois, c’est devenu un vrai phénomène. Avec le recul, on se dit que c’était un truc évident ; mais en fait, au départ, ça ne l’était pas du tout. Les gens ont tout de suite dit « Mais qu’est-ce que c’est que ce machin, on comprend rien, il mélange tout. »
Miossec Je ne sais pas si je déforme ou pas, mais je crois que dans les interviews de l’époque, tu présentais Gaby comme le truc de la dernière chance.
Bashung J’avais fait un album, précédemment, qui s’appelait Roulette russe. Je l’aimais bien. J’avais de très bonnes critiques, on a dû en vendre 3 000. J’étais dans une espèce de flou, je me demandais si on accepterait que je fasse encore un album. Et j’ai enregistré un single. Ce qui ne m’arrangeait pas ça ne m’amuse pas de tout miser sur un titre. Je n’aime pas me dire « Bon, il y a un couplet, un refrain, un gimmick… » A la limite, je peux le faire, mais je ne me retrouve pas là-dedans. Ça ne rehausse pas mon orgueil.
Miossec J’avais l’impression que la France t’en voulait pour les concerts qui ont suivi : les gens s’attendaient à des trucs très consensuels. Et je m’en souviens, de ces concerts. On voyait quelqu’un de plutôt dur, et pas le bon chanteur sympathique.
Bashung C’était très curieux. Il y a eu une période où, dans la salle, il y avait à la fois tous les alcoolos du coin et des mères de famille qui venaient écouter le tube et qui étaient ahuries : « Mais attends, on l’a vu à la télé, et là, il se roule par terre ! » Et moi, j’adorais ça. Je trouvais ça bien, parce que j’étais comme ça dans ma vie quotidienne. Ce qui m’intéressait, c’était de ne pas arriver sur scène en faisant le chanteur, mais en étant le prolongement de ce que j’étais. Ne pas me dire « Bon, je fais un métier, il y a forcément un décalage entre ce que je suis dans la vie et le personnage que je compose. » Et puis j’avais un groupe superbe. C’était inventif, le guitariste était magique. Alors je sentais quand même que ça plaisait à certains : « Putain, y’a un Français qui va là-dedans, aussi loin que ça, c’est bien, on est sauvés »… A d’autres, ça a fait peur. Ce n’était pas voulu. Mais on est obligé de faire un peu peur à quelqu’un. Certains pensaient que c’était morbide. Pour moi, c’était le comble de la vie.
Miossec En plus de Play blessures, il y avait eu le fameux quarante minutes des Enfants du rock. Il y avait eu beaucoup de papiers là-dessus. C’était le début des années 80 et de la télé socialiste. Des gens citaient ce tournage en disant « Regardez la décadence »…
Bashung Oh ! oui, ça avait été épique. La télé pouvait déjà être très perverse : les gens pouvaient critiquer mon attitude et, en même temps, c’est ce qui les intéressait. Ils jouaient à un jeu un peu minable. Ils focalisaient sur le côté picole. Tout d’un coup tu as en face de toi quelqu’un, journaliste ou pas, qui ne s’intéressera qu’à ça. Je me suis très longtemps éloigné de la télévision, il y avait de la trahison dans l’air.
Miossec Moi, on m’avait invité chez Delarue, à l’émission Faut-il brûler sa vie ? : « Allez, connard, parle-nous de ta picole »…
Bashung Va leur expliquer que c’est beaucoup plus nuancé que ça, que tu sais très bien ce que tu fais. C’est un jeu merdique.
Miossec Moi, j’ai agi de manière un peu naïve, je ne pensais pas à tout ça. Avec Boire, j’en ramasse plein la gueule depuis un an et demi. En même temps, d’une certaine manière, je m’en contrebranle. Parfois, c’est énervant. Parce que les gens viennent te taper sur l’épaule en disant « Alors le pochetron, ça va mieux ? » Tu n’es pas agacé, toi, de constater cette envie profonde de voir chez toi le côté loser, mec perdu ?
Bashung Si, mais j’ai arrêté pendant longtemps de dire quoi que ce soit à quiconque. Je ne vais pas constamment avoir les mêmes conversations avec les gens. On te fabrique une prison, tu vas pas passer ton temps à la déconstruire.
Miossec C’est vrai que pour en revenir à Play blessures, ce n’est pas courant de voir quelqu’un se brûler, se cramer sur place. Dans l’histoire du rock français, je ne connais rien qui ressemble à ça. C’est ce que les gens de la maison de disques ont dû se dire : « Mais attends, il est en train de tout foutre en l’air. Ce mec est un vrai con, il pourrait avoir sa piscine avec une petite pépée… »
Bashung J’allais jusqu’à déplaire à des rockers. Parce que pour eux non plus je n’avais pas l’attitude. Le côté rouflaquettes, je trouvais ça très bien à l’époque de Gene Vincent. Mais vingt ans après… J’ai constaté que le monde du rock était beaucoup trop conventionnel pour moi. On se serait cru au parti communiste avant Robert Hue il y avait des doctrines. J’étais pas là pour suivre des rails. Ce qui m’amusait, c’était d’aller ailleurs. Prendre le rock comme point de départ, et ensuite…
Miossec C’est un peu équivalent pour moi. Je suis vachement content des concerts parce que beaucoup de gens s’attendent tellement à tout ce truc de nouvelle chanson française… Et en fait, il y a des concerts où ils ne voient qu’un furieux de première. Ils attendent le genre chanteuse pédale à texte ce que le disque est assez, beaucoup même. Nos concerts, c’est quand même autre chose. Je sais que du coup il y a des gens qui aiment notre disque et qui nous détestent sur scène et vice versa. Mais pour nous, pour toute la bande, ça paraît le plus cohérent du monde. Enfin, on a de la chance, on est en 96 : il y a moins de staliniens à rouflaquettes. Mais il y a aussi des jeunes gens modernes très pénibles.
Bashung Et puis à la limite, quand tu démarres, ça t’agace plutôt de plaire à tout le monde. C’est une petite fierté d’être méprisé par certains, c’est presque excitant.
Miossec Les gens, je sais que j’aime bien les chercher.
Bashung Comme tous les timides. Juste pour provoquer une réaction, c’est intéressant. Que les types sortent du concert avec un point d’interrogation, et qu’ensuite ils s’en souviennent pendant longtemps parce qu’ils n’ont pas tout compris. Ça va jusqu’à l’idée que ça peut être raté. Il y a des ratages sublimes.
Miossec L’un de mes concerts préférés, c’était Richard Hell aux Transmusicales en 82 ou 83. Une sorte de chaos monstrueux avec un public tétanisé. Je ne sais pas si eux étaient ultra-défoncés. Mais c’est le truc le plus touchant que j’aie jamais vu sur scène. C’est pas comme quand on fait des concerts à la con, comme des fonctionnaires. En même temps, tu es hyper-protégé : il n’y a pas de décalage véritable entre le bonhomme que tu es et celui qui chante. Et si un jour il n’y a plus personne, tu changes de métier, et puis c’est tout.
Bashung Oui, tu peux mourir et ça s’arrête là. Mais au moins, tu ne trichais pas. Tu avais tellement l’impression d’être dans le vrai. Dans un moment de vérité. Il y avait quand même d’autres contextes, des choses que je n’aimerais pas trop revivre. A l’époque, tout ce qui était technique était beaucoup moins performant. Il fallait parfois que je fasse le con pour compenser une sono de merde ou des salles épouvantables. Ça ne m’amuserait plus du tout aujourd’hui.
Miossec Aujourd’hui, pour un petit groupe comme nous, tout ça n’existe plus, c’est tout confort. En France, je crois qu’il y a un luxe incroyable. Il y a quinze ans, c’était impossible.
Bashung Donc, faire exprès de tout démolir, aujourd’hui, ce n’est pas très honnête.
Miossec Ben, moi, je démolis des trucs, quand même. Justement par rapport à la technique… Et parfois t’as envie de terminer en sang, pratiquement. Je voulais savoir : moi, je suis sur un petit label, Play It Again Sam, pour une idée d’indépendance ; toi qui es signé par une grosse maison de disques, tu as dû être emmerdé plein de fois, non ?
Bashung Je les ai éduqués… Il y a beaucoup plus de compréhension. Au début, c’était impossible à vivre. Mais là, les choses sont plus nuancées. Sur la tournée Play blessures, je ne jouais pas Gaby il y avait des raisons, comme ça, des fixettes. C’était très orgueilleux, parce que je préférais qu’il y ait moins de gens qui m’aiment, mais qu’ils m’aiment mieux. Je voulais que ce soit net. Ça m’a fait du bien pour la suite : j’ai gagné en sérénité. On doit s’imposer à son public. On ne peut pas échanger une émotion sur quelque chose qui n’est pas naturel. L’émotion, ça ne truande pas, ce n’est pas un trafic. Pour être bien, juste, donner quelque chose de fort. Et non pas faire une règle de trois.
Miossec C’est ce qui m’a toujours étonné, justement, dans le fait que tu sois sur une major qui, normalement, prévoit, calibre, fait en sorte que tout corresponde.
Bashung Il faut vraiment assumer sinon tu ne trouves pas la force et tu as l’impression d’être un comédien qui joue un rôle. Dans ta vie de chanteur, tu es dans ta peau. J’ai l’impression qu’aujourd’hui il y a plus de gens qui sentent qu’il vaut mieux avoir en face de soi un artiste qui se sente bien plutôt qu’un type qu’on va essayer de coincer, foutre dans un entonnoir et qui va flipper au bout d’un moment. Ce n’était pas le cas avant. Maintenant, il reste quand même une espèce de pression latente.
Miossec Nous, on fait les disques les moins chers possible, justement pour ne rien avoir à rentabiliser, ne même pas avoir à prononcer ce mot. Mais c’est vrai que c’est affolant. Je vois difficilement comment aujourd’hui on pourrait faire la liaison entre Gaby et Play blessures, comment ça pourrait être perçu, être vivable.
Bashung Je pense qu’aujourd’hui plus personne ne me signerait. J’ai eu la chance d’arriver à un moment où on avait accepté, dans une espèce de petite brèche fulgurante, des gens un peu insolents. Le punk a aidé à faire sortir des gens qui avaient l’air un peu délurés. Ça a duré deux, trois ans. Ensuite, ça s’est refermé à nouveau. Il ne faut pas se leurrer : on a eu de la chance, quand même.
Miossec Personne n’a réagi dans les maisons de disques quand on a envoyé les maquettes, personne. On en a envoyé 70, 80. Ça n’a décollé qu’avec les Inrocks.
Bashung J’ai peur que pour des artistes spécifiques, ce soit toujours comme ça : accidentel. On acceptera toujours quelqu’un qui ressemble à un truc qui marche. Mais toutes les musiques à personnalité, même il y a quarante ans, ça a dû se passer comme ça.
Miossec Je pense que tout sort au bout d’un moment, il y a tout un tas de petits labels. A moins de ne pas se produire sur scène, l’artiste à la rue, incompris, je ne crois pas que ça existe. Rien qu’au niveau local, avec tous ces canards régionaux. Dans les années 70, je ne pense pas qu’il y avait de rubriques rock.
Bashung La grosse différence, c’est que j’ai vécu une période où le rêve, c’est vrai, existait encore. Bon, c’est bien joli d’avoir cette idée dans la tête, mais si tu ne peux plus la mettre en pratique pour des tas de raisons… Ça reste, quand même. C’est important individuellement : tu ne t’interdis pas le rêve. Mais c’est le rêve général qui n’existe pas. Tu te dis « Bon, ben, mon petit rêve, je vais le garder pour moi. Ou bien le communiquer dans une chanson. Ou encore par petites doses à quelqu’un, comme ça, dans l’intimité. Mais surtout pas balancer dans la généralité. » Je n’ai jamais été d’accord avec quoi que ce soit, à n’importe quelle époque c’est encore ce que j’avais de mieux à faire. Je continuerai comme ça.
Miossec Quel a été le premier album avec lequel tu étais totalement en accord ?
Bashung Sûrement Roulette russe. J’ai mis beaucoup de temps à voir ce qu’on pouvait raconter, comment s’impliquer, comment parler des choses. J’ai découvert qu’on pouvait vraiment mélanger sa propre vie à tout ça c’était assez agréable. Je pouvais sortir des choses celles qui blessent, qui t’ont fait mal avec un certain langage, et non pas avec des mots que tout le monde utilise.
Miossec Ça m’a toujours étonné, cette constance dans ton vocabulaire, alors que tu travailles avec des personnes différentes. C’est très cohérent, bien que tu aies écrit avec Fauque, Bergman, Gainsbourg. Si on ne lit pas les crédits… Enfin, sur Play blessures, moi, je ne sens pas du tout Gainsbourg.
Bashung Il y a beaucoup de concertation, de ping-pong, je ne sais pas comment appeler ça… On passait des journées entières à s’échanger des choses, pour arriver à créer presque une troisième personne. Ça a encore à voir avec la solitude, sûrement. Ça m’a toujours créé des problèmes d’écrire totalement dans mon coin. Je n’ai jamais vraiment eu envie de finir une chanson tout seul. Ça a certainement un rapport avec un divan quelconque… J’ai l’illusion de croire que c’est stimulant de travailler comme ça. Parce que je n’aime pas trop non plus raconter totalement la vie comme ça, tout ce côté « auteur ». Il y en a qui le font très bien, qui savent trouver la fiction qui aide à digérer le vécu grave. Avec un autre, j’ai l’impression que je peux arriver à quelque chose. Parce que l’autre n’est pas tout à fait dans ma tête et moi je prends ce qui m’intéresse. A la limite, il faut qu’on se connaisse et qu’en même temps on ne se connaisse pas trop. C’est pour ça qu’il a parfois fallu que les collaborations s’arrêtent : il y avait un deuxième moi-même et ça ne m’arrangeait pas non plus. Je préférais que l’autre soit vraiment différent.
Miossec Moi, je deviendrais hyper-violent si quelqu’un s’amusait à s’immiscer dans l’écriture des textes.
Bashung Ah, ça, notre démarche est très différente. C’est très touchant, ce que tu écris. Il y a des écritures où tu t’aperçois que ça a l’air juste. Le type sait très bien de quoi il parle et le dit bien. Et puis il y en a d’autres où tu sens que le type a été un peu malin, a pris un peu à droite, un peu à gauche. C’est ce qui est beau : ça a l’air juste ce que tu racontes. En plus, ce n’est pas seulement toi qui l’as vécu, tu le fais de telle manière que d’autres se reconnaissent. C’est ça, le but.
Miossec C’est vraiment ça. L’objectif, c’est de toucher. Personnellement, je n’aime pas beaucoup mon disque, mais je me dis « Merde, il s’est quand même pas mal vendu, c’est qu’il doit toucher. » Je me dis ça pour ne pas trop cracher dessus… Parce que pour l’instant je me sens peut-être plus près de tous ces chanteurs à texte à la con. Ceux que j’appelle les chanteurs-tabourets. Je sais que sur le prochain, je dis les choses beaucoup plus crûment. Les choses trop bien tournées me déplaisent. En même temps, quand j’entends chez toi « Où veux-tu que je te dépose/Tu m’as encore rien dit »… Quand j’ai commencé à travailler, je voulais faire du Bashung dans le texte. Ça a été d’un ridicule complet. C’est là que tu te rends compte que ce n’est pas du jeu de mots, ce n’est pas du calembour. Moi, quand l’écriture devient torturante, en général c’est pas bon. Dès que je me mets à travailler et que ça devient un peu laborieux, pesant, ça ne va plus couler. Je n’en suis qu’au deuxième disque mais je sais que ça doit couler et être torché le plus vite possible. Je ne sais pas jouer au ping-pong, moi. L’écriture est un plaisir, c’est clair. Mais je ne le gâche pas, je n’écris pas souvent. Par superstition peut-être, je me dis que si je me prends à trop écrire, ça va tuer quelque chose. Ce qui me fait souvent marrer avec tes textes, c’est la façon dont ils sont interprétés, compris. Ma petite entreprise, je l’ai entendu tellement de fois illustrer des reportages où on parlait de PME.
Bashung J’ai même eu à ce sujet un papier dans L’Expansion, je crois, qui disait « C’est bien ce qu’il fait, ce petit Bashung, il fait la promotion des petites entreprises. Voilà un bon petit gars. » C’est inattendu. Un mec du parti communiste, lui, avait réagi négativement : « Ah non, je ne suis pas d’accord du tout »… Tout avait été pris au pied de la lettre. Quand je raconte un truc positif, c’est vrai que dans ma tête, en général, ça ne l’est pas vraiment. Il faut presque penser le contraire… C’est dans les moments où ça va le plus mal que je fais du positivisme désespéré, que je me dis « Allez, quand même, faut y aller. » Tu parlais tout à l’heure de Play blessures : certains pensaient que ça s’était passé dans la torpeur, alors que c’est l’un des albums où l’on s’est le plus marrés. Parce que justement tout ce qui grinçait, tout ce qui était un peu baudelairien, c’était bon, ça nous faisait rire. C’est ça, le malentendu parfois : tu vois un type, il a l’air noir, c’est en fait celui qui a le plus d’humour. Alors que le mec qui se marre tout le temps est profondément mal.
Miossec Souvent, les mecs qui font du funk, c’est des types tendus, pas drôles du tout. Quand j’étais gamin, on essayait de faire de la new-wave, du Wire. C’était sinistre, mais qu’est-ce qu’on se bananait… Il y a toujours eu ce décalage-là. Notre album, Boire, est sinistre aussi. Pourtant, avec Guillaume, on a passé trois semaines dessus à se poiler…
Bashung Parce que ça fait du bien de raconter tous ces trucs-là ! Tu sors tes poubelles, ça fait du bien. Le mec qui chante « J’ai la pêche », il faut qu’il le dise tout le temps. Un comique qui doit être drôle tous les jours, ça doit être terrible. Le jour où ça tombe… On est privilégiés de pouvoir faire la gueule, à la limite. Comme ça, on rigole quand on veut. On n’est pas tenus de sourire à tout prix. Et ça n’empêche pas d’entrer dans une forme de romantisme ce n’est pas du tout incompatible. Dans d’autres pays, j’ai vu comme ça des trucs qui semblaient incompatibles et qui ne l’étaient pas. Il y a quelque temps, je suis allé en Chine pour un tournage. On était dans un endroit appelé les Montagnes Sacrées. Tous les ans, pendant trois, quatre jours, les gens y allaient en pèlerinage comme à Lourdes. Eh bien, je n’ai jamais vu autant de karaokés que dans cet endroit sacré… La Chine, ça a été un truc très fort, j’y pense encore. Quand tu reviens, c’est bizarre. Tu en parles aux gens, et ils te regardent… c’est très curieux, tu peux pas partager ça. Tu reviens avec encore plus de doutes qu’auparavant. Et tu regrettes que les gens intelligents n’approfondissent pas ça, n’aillent pas davantage contre les certitudes.
Miossec La certitude, je trouve ça dégoûtant. Il n’y a que les failles qui m’intéressent. J’ai toujours un problème avec les gens trop sûrs d’eux. J’essaie vraiment de savoir ce qu’ils veulent planquer. Parce que ce sont d’abord des gens qui essaient de se faire croire qu’ils ont des certitudes. Et c’est ça qui flingue beaucoup de choses. Moi, j’ai bien quelques certitudes, mais…
Bashung Tout est très fragile. Ce que j’ai appris depuis quelque temps, c’est à avoir la notion du temps présent. La seule certitude que j’aie, c’est ce que je ressens sur le moment. J’ai froid, j’ai chaud, j’ai mal, je suis bien… Le reste, ça bouge.
Miossec J’ai 32 balais, je ne fais ça que depuis deux ans… Au niveau du chant, je me sens un peu imposteur. Toi, à 16, 17 ans, t’étais déjà chanteur, non ?
Bashung Non, c’était trop flou. Je ne savais pas quoi faire. J’avais suivi des études commerciales et je n’étais pas du tout fait pour ça. Je cherchais des petits boulots. Le premier à se présenter, c’était de chanter dans une brasserie, l’été à Royan. J’ai gagné ma vie comme ça.
Miossec Mais tu avais déjà intégré l’idée que tu pouvais être chanteur ?
Bashung Non, non. Moi, j’étais dans un milieu où on avait une image des chanteurs à travers France Dimanche et Ici-Paris… Alors faire le chanteur… Et puis comment veux-tu y croire quand tu vois Ray Charles ou Charles Aznavour ? Aznavour, il m’a toujours fasciné : c’est quand même la classe totale. Alors tu ne peux pas prétendre… Je suis obligé de lutter pour ne pas me croire imposteur tout le temps.
Miossec Je me souviens qu’un journaliste t’avait posé une question sur ton registre vocal limité. Tu avais répondu en disant que merde, non, tu pouvais aussi chanter des classiques américains. Moi, je pourrais pas…
Bashung Mais n’importe quel chanteur de base peut faire ça, ça ne suffit pas. Il faut une spécificité. C’est quand même plus important de se sentir unique que de savoir tout faire. Moi, ça m’a pris du temps. Pour les autres, le fait que je sois à part a parfois été plus évident que pour moi.
Miossec De toute façon, la musique, au-delà des lacunes, a toujours été présente. Depuis longtemps, j’ai l’impression de vivre une bande-son plutôt qu’autre chose… Ça m’a toujours étonné que les gens ne fassent pas le pas plus facilement avec la musique. Malgré tout, nous deux, on fait le même genre de musique, c’est du trois ou du quatre temps, c’est rarement plus compliqué. Ça m’étonne toujours, parce qu’on parle beaucoup de musique, il y en a partout, et tu te rends compte qu’il n’y a pas tant de gens qui s’y mettent complètement. C’est drôle qu’il n’y ait pas un minimum de… pas de courage, mais peut-être d’inconscience, pour se jeter dedans, larguer les amarres et surtout ne pas prendre de sécurité. As-tu déjà été complètement découragé ?
Bashung Les moments de découragement, on les a connus différemment, toi et moi. Tu en parles d’une certaine façon dans ton disque. Moi, avant Roulette russe, j’avais essayé de concocter un album avec Bergman. Il y avait des choses pas forcément vilaines, ça avait marchoté sans avoir un impact décisif. A ce moment-là, je me suis dit « Il n’y a pas trente-six solutions, il faut aller jusqu’au bout de ce que je suis, et on verra. » J’ai senti que la tiédeur ne me réussissait pas du tout. Alors que par ailleurs ça réussit plutôt. Il en faut, aussi. On peut pas écouter que des trucs jusqu’au-boutistes, à personnalité. Moi, je ne peux pas. J’écoute aussi des trucs légers de temps en temps, pour me calmer un peu… Donc il y avait ce semi-échec d’un disque où je n’étais pas allé franco. J’avais déjà réussi à en faire un, c’était un début. Le suivant, ça allait être du quitte ou double. J’ai traité des sujets qui me touchaient, raconté un peu ma vie avec une expression qui me convenait. Et ça a changé, ça a libéré des forces. Je me suis dit « Ça y est, on peut y aller. » Ça, ça a été un grand moment de liberté.
Miossec Même chose pour moi. Tu te mets à écrire des trucs et tu te rends compte que tu tournes autour du pot. Et puis une fois que tu es dans le pot… Quand je dis que j’ai commencé il y a deux ans, c’est en prenant la sortie du disque comme point de départ. Mais auparavant, il y a eu du gros marnage. Et puis une incompréhension complète…
Bashung Il y a une façon d’être acculé qui t’aide parfois. Là, c’est plus un choix de tête, c’est viscéral.
Miossec Une affaire de sincérité. Surtout ne pas renier ce qu’on fait. Du coup, tu ne peux plus reculer. Moi, j’ai tout largué à ce moment-là. Quand je me suis rendu compte que j’étais parti dans un truc avec une certaine cohérence. Après, c’est une autre paire de manches on aime ou pas. Mais au moins tu sais que tu es en justesse par rapport à toi-même. Normalement, ça doit faire caisse de résonance ailleurs. Tu te dis que c’est bon. Mais ça nous a pris du temps… Au fond, je crois que c’est mieux que ça prenne du temps. Si j’avais fait un disque plus tôt…
Bashung Les Américains, quand ils font leur musique, se disent « Je peux avoir des modèles, suivre quelque chose. » Ici, c’était difficile. Ça m’a manqué, ça, parfois. C’est encore une autre solitude. A un moment donné, il a fallu trouver sa place, ça ne coulait pas de source, il fallait faire la synthèse de plusieurs trucs. Si tu avais une personnalité forte, tu pouvais éventuellement y arriver. Je sens quand même qu’il faut être un petit peu fier de quelque chose. Sinon, on n’y arrive pas. Tout ça, ça pouvait quand même mal se terminer. Et ça, sans s’en glorifier, il faut le prendre comme un bon signe.
Miossec Le fait que ça puisse mal se terminer, ça peut être formidable aussi. Tout se termine mal, de toute façon. L’important, dans tout ça, c’est quand même de ne pas mégoter.
Elisabeth Féret & Richard Robert
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