Croisé il y a quelques jours au festival Oasis à Marrakech, au Maroc, le producteur et DJ français évoque la santé de la techno aujourd’hui, l’avenir des rapports hommes-machines et son nouvel album à paraître en 2016. Entretien.
Clac, clac. C’est le bruit des pieds nus, mouillés par la piscine toute proche, des festivaliers s’agitant devant Agoria. Nous sommes le 11 septembre à l’ouverture de la première édition de l’Oasis Festival, qui secouait Marrakech (ou plutôt les jardins de l’Hôtel Fellah, au Sud) le temps d’un week-end dans la chaleur locale. Et si la ville marocaine, haut lieu de tourisme expansif, n’est pas vraiment connue pour sa scène électronique, elle recevait toutefois quelques jolis noms venus d’autres contrées : Âme, Carl Craig, Chloé, DJ Tennis, Ellen Alien, Adriatique, Eli & Fur. Et Agoria, donc.
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Figure devenue incontournable dans la techno française (outre ses disques, il a co-fondé le festival Nuits sonores et le label InFine), le Lyonnais s’apprête à publier un nouvel album, plus de 15 ans après ses premiers maxis. Mais avant ça, quelques news à prévoir : un remix pour New Order, un nouvel ep sur Ellum, des projets pour le cinéma et l’art contemporain, le lancement des soirées « Agoria Invite » et une tournée qui continue en France et ailleurs. Pour le reste, Agoria n’est pas du genre à se regarder le nombril. Quelques minutes avant de se mettre aux platines, il discute avec nous du monde qui défile autour de lui.
J’imagine que ce n’est pas la première fois que tu joues à Marrakech…
Agoria –Non, en effet. J’ai dû jouer deux ou trois fois ici.
Tu penses quoi de ce nouveau festival ?
Je viens d’arriver, je n’ai pas encore dépassé ces murs ! Mais les gens ont l’air content, il y a de bonnes vibrations. J’adore venir à Marrakech parce qu’il y a une vraie énergie, de la bonhomie, une empathie très positive. Demain je vais à Varsovie en passant par Copenhague, ce sont des ambiances très différentes… En Afrique du Nord, c’est toujours très positif : quand je viens, je ne dors pas, je rencontre plein de gens… L’année dernière, je suis venu à Marrakech avec Jamel Debbouze. Il est évidemment très généreux. Trop généreux, même. Il donne beaucoup aux gens. Je me souviens qu’il m’avait emmené au pied des Atlas Mountains, au souk… On ne repart pas inchangé de Marrakech.
Un peu partout, ces dernières années, on voit se multiplier les festivals autour de la techno…
J’ai envie de dire : tant mieux… Ce qu’on peut observer, c’est que ça accompagne souvent des périodes de crises. Quand il y a de vrais soucis économiques et sociaux, les gens ont envie de s’amuser : les festivals apparaissent alors comme un bon prétexte pour se réunir, pour communier. Un festival, au-delà de la musique, c’est une passerelle entre les individus. J’ai évidemment envie de croire que les gens viennent pour m’écouter, mais il ne faut pas se voiler la face : ils veulent aussi communier, être ensemble. Surtout aujourd’hui, avec les réseaux sociaux, les gens se regroupent de moins en moins, alors qu’ils ont besoin de partager, de sentir de la proximité, et les festivals sont tout indiqués pour cela.
Et sur la musique électronique en particulier ?
Ça, c’est générationnel. Je n’ai pas d’enfants, mais quand je regarde autour de moi, dès 10 ou 15 ans, les enfants écoutent de la musique électronique. C’est leur musique, ils sont nés avec ça. Et ce qui est drôle, c’est qu’il n’y a plus aucune rébellion là-dedans. Quand, moi, j’écoutais cette musique plus jeune, c’était une rébellion totale. Ma mère est quand même chanteuse d’opéra… Pour elle, ce n’était pas de la musique.
La techno s’est institutionnalisée.
Ce qui est paradoxal, c’est que malgré cette institutionnalisation – et je vois que c’est un peu négatif quand tu dis ça – …
Pas forcément ! L’aura de cette musique change de nature, c’est tout.
Okay. Mais comme je le disais, ce qui me semble paradoxal et frappant, c’est que malgré cette reconnaissance, la musique électronique reste sans visage la plupart du temps. A part les mecs de l’EDM… Moi, je peux me balader tranquillement dans la rue. Même ici, en plein festival techno, peut-être que seulement 5 % des gens vont me reconnaître. Et encore. Cette musique est punk, quelque part. Il faut des codes pour la comprendre. Les gens sont là pour la communion. Cette musique, on ne l’entend pas partout. Certaines choses que je publie, je les vends à 300 exemplaires, mais c’est positif : c’est cette marginalité qui prouve la bonne santé de cette musique. C’est l’inverse de l’institutionnalisation. Beaucoup de gens qui font des festivals n’écoutent pas de techno chez eux. Alors que cette musique peut changer des vies – et je dis ça très sérieusement.
Ce succès de la techno, en ce moment, est-ce qu’on peut le voir, d’une autre façon, comme une réaction à l’esthétique électronique française des années 2000, très pop, à la Ed Banger ?
C’est cyclique. Ed Banger, c’est plus proche des codes du rock et de la pub que de ceux de la techno. Justice, ils portent des perfectos, ils ont des amplis Marshall sur scène… Cette musique, on l’appelait parfois la maximale, en opposition à la techno, qui est beaucoup plus minimaliste. Je peux dire, sans prendre de grands risques, que dans deux ou trois ans, il y aura un retour de l’electro-pop… Parce que les gens en auront marre d’écouter des morceaux de 10 minutes en boucle. Et c’est normal. Après la musique de Detroit on a eu Daft Punk ; après Daft Punk on a eu la minimale allemande ; entre les deux on a eu l’electroclash ; et ensuite Ed Banger ; et maintenant, on a un retour à la techno de Detroit… A chaque fois, je ne crois pas que ce soit un rejet de ce qu’il y avait avant, on a juste besoin de changement. D’ailleurs, la majorité des musiciens ne fait que mettre au goût du jour des choses qui ont déjà été faites dans le passé.
Toi, tu as découvert la techno en écoutant directement les pionniers…
Oui, mais sans savoir que c’était de la techno ! Quand j’achetais Inner City ou Underground Resistance, je ne savais pas du tout qu’ils venaient de Detroit, ni que cette musique avait un nom spécifique…
Tu as conscience qu’aujourd’hui, les jeunes peuvent découvrir la techno en écoutant… Agoria ?
Ça fait plaisir… Non pas que je fasse partie des meubles, mais c’est toujours agréable d’être dans le salon des gens : c’est mieux que de rester à la porte.
Tu t’intéresses à la nouvelle scène techno française ? Des mecs comme François X, Antigone…
Il y a environ un an, j’ai fait un mix pour Tsugi et j’ai utilisé un morceau d’Antigone, qui figurait sur un des premiers maxis de Concrete, je crois. Je suis très proche de cette nouvelle génération. Bambounou, par exemple, qui est de plus en plus reconnu. Mais j’aimerais bien me prendre une claque de temps en temps, écouter un truc et me dire : « Ça, je n’avais jamais entendu avant. » Ça me manque un peu. Mais on est dans la culture de l’abondance… On reçoit tellement de morceaux chaque jour que ça devient impossible de tout écouter.
Des mecs comme Torb ont la spécificité de fabriquer eux-mêmes leurs machines – et ils le disent. C’est-à-dire qu’ils intègrent au discours artistique une démarche matérielle.
J’ai joué avec eux une fois, à Biarritz il me semble : c’était incroyable ! C’est une approche très louable. A ce propos, je bosse avec un sound designer qui s’appelle Nicolas Becker, qui a une approche similaire mais plus organique : il part dans la forêt et il enregistre tout, d’un tremblement de terre au bruit d’une vipère qui passe sur une feuille… C’est son truc. En fait, il fait des musiques de film – il a fait Gravity, Harry Potter, des gros trucs comme ça – et il m’a donné accès à sa librairie de sons. Ce que j’essaye de faire avec, c’est déceler la mélodie qui existe dans ces sons, pour en faire moi-même des morceaux.
Ce qui est intéressant dans la musique électronique, c’est que la matière est infinie. Ce que fait Torb, en fait, c’est qu’ils fabriquent leur propre matière. Et cette matière est potentiellement présente tout autour de nous. C’est pour ça que je suis persuadé que c’est une musique qui a énormément d’avenir, notamment avec les possibilités neuronales qui s’ouvrent à nous actuellement. Quelle musique pourra-t-on créer demain en étant câblés à des machines ? Et si on enregistrait nos rêves pour en faire de la musique ?
C’est un peu le fantasme du pianocktail de Boris Vian, mais inversé…
Exactement !
Et celui de l’homme-machine depuis Kraftwerk…
Je suis entièrement d’accord avec tout ça. Ce qui m’intéresse dans ces idées, c’est de détourner des choses réelles, organiques, qui existent ailleurs, pour en faire un son de machine. Un son d’oiseau pour un son d’oiseau, ça ne m’intéresse pas. Mais prendre ce son d’oiseau, découvrir la mélodie naturelle de ce son, puis en faire quelque chose de synthétique : ça, c’est intéressant. On demande souvent aux machines de faire un son de violon ou de piano : moi, je veux demander l’inverse aux machines.
Tu as l’impression, implicitement, de développer un discours sur le rapprochement de l’homme et de la machine ?
Quoi qu’on en dise, la machine contrôle toujours. On a beau toucher un bouton, c’est elle qui a le dernier mot. Même dans ce que j’ai enregistré, il y a beaucoup d’accidents, de choses que je n’avais pas prévues. On contrôlera vraiment les machines le jour où on n’aura plus besoin de toucher des boutons, c’est-à-dire quand on pourra communiquer directement avec elles. Ça paraît taré tout ça, mais il y a quelque chose de mystique dans le fait de faire de la musique. En studio, l’espace-temps n’est plus le même.
Certains considèrent la musique électronique et la danse associée comme de nouvelles pratiques tribales.
La musique répétitive n’est pas neuve, surtout vue d’ici, en Afrique. De ce point de vue, la musique occidentale est jeune – même si Bach n’a pas attendu pour être dans la répétition et la transe. Beaucoup d’artistes de musique électronique aiment venir travailler en Afrique. Un jour, je sais que je le ferai aussi. Je viendrai quelques jours ou quelques semaines en résidence.
Tu te sentirais prêt à faire un premier bilan de ta carrière ?
J’espère que ce n’est pas à moi de le faire ! Ce n’est pas l’heure, de toute façon. On verra dans 10 ans, tu me redemanderas ! J’aime bâtir, mais à la manière d’un architecte à qui on ne demande pas de vivre dans tous les immeubles qu’il crée. Je suis content d’avoir contribué à la création de Nuits sonores, de InFiné et d’autres choses. Je suis content de voir que ce sont des projets pérennes : c’est surtout ça qui m’excite. Un de mes moteurs, c’est de me dire que ça peut s’arrêter n’importe quand.
Tu en es où de ton prochain album ?
Il est quasiment fini. J’ai fait énormément de morceaux. Là, je me pose la question de l’indépendance. Moi qui ai toujours été sur des labels indés – même si Pias est un peu une major -, est-ce que j’ai envie de rester dans ce cheminement ou de faire autre chose ? J’ai travaillé avec plein de gens sur cet album. Phoebe Killdeer, par exemple, que j’ai rencontrée à Berlin. Et puis quelques autres chanteurs, mais je ne vais peut-être pas tout dire tout de suite ! Ce que je peux dire, c’est que ça va être un album assez pop. J’imagine qu’il sortira courant 2016.
Tu travailles régulièrement pour le cinéma. Comment tu expliques les liens – qui semblent naturels – avec la musique électronique ? Est-ce qu’on peut la considérer comme une musique facilement décorative ?
Ça dépend de chaque morceau (à ce moment, l’attachée de presse du festival vient lui taper sur l’épaule : c’est l’heure de monter sur scène – ndlr). Si tu es sur un morceau pop, et que tu ne veux pas qu’il soit dégoulinant, il faut travailler sur les textures. En général, un bon morceau, c’est tout ce que tu n’entends pas. Une bonne mélodie avec un mauvais son : ce sera horrible. Parfois, ça tient à ce qu’on n’entend pas vraiment : du bruit blanc, du souffle… La musique électronique, c’est un travail de chef d’orchestre.
On va donc devoir se quitter. Pour terminer : tu te souviens du moment où tu as su que tu allais consacrer ta vie à la musique ?
J’étais une espèce de Tanguy. Je suis resté chez mes parents très longtemps. Ils ont donc fini par me mettre à la porte et à partir de là, il a bien fallu faire quelque chose ! C’est vrai, hein. Mes potes m’ont alors encouragé à faire de la musique. Aujourd’hui, je les en remercie.
propos recueillis par Maxime de Abreu
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