Formé par deux étudiants des Beaux-Arts, Agar Agar entend subvertir toutes les normes imposées. Entre expérimentations musicales et trips sous acide, le duo publie son premier album, The Dog & the Future.
Il y a les groupes que l’on découvre par hasard dans un dédale de vinyles chez un disquaire, au détour d’une conversation ou par l’intermédiaire d’un calcul algorithmique élaboré ; certains d’entre eux n’ont rien sorti de plus qu’un single, d’autres viennent de publier un ep, d’autres encore en sont à leur premier album. Et puis, il y a ceux que l’on traque avant même que la parcelle la plus incandescente de leur talent ne se détache et n’enflamme l’époque. Agar Agar fait partie de cette deuxième catégorie.
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On a d’ailleurs beaucoup croisé la route de Clara et Armand ces dernières années. La première fois, c’était dans l’arrière-boutique du Glazart, en 2016 : bénéficiant d’une hype un peu folle comme seul internet sait en créer, et après avoir signé un deal avec le label Cracki Records et lâché le tube Prettiest Virgin, Agar Agar donnait le coup d’envoi de la saison d’été de la salle parisienne. Pas encore très assuré, les idées confuses quant à savoir où le carton de ce single venu de l’espace pourrait le mener, le duo se montre néanmoins gouailleur et libre, les épaules dégagées des affres du business de la musique.
La voix à la fois soul et métallique de Clara
Les souvenirs sont flous, mais on se rappelle de l’excitation du moment et du temps pourri qu’il faisait dehors. Qui se pointerait au-delà du périphérique avec une météo pareille ? Tout le monde semble s’en foutre. Clara, elle, se marre et signale au passage qu’elle est “la seule fille du label”, tandis qu’Armand, plus taiseux ce soir-là, évoque le sujet de la création aux synthés et de l’alchimie parfaite entre les sonorités synthétiques des compositions du groupe et la voix à la fois soul et métallique de Clara.
Quelques mois plus tard, au moment de la sortie de Cardan, le premier ep avec lequel ils tourneront pendant près de deux ans, jusqu’à jouer à guichets fermés à la Gaîté Lyrique et à la Cigale, Armand nous confiait cette idée étrange, qui sonne aujourd’hui comme une relecture hédoniste et asymétrique de la pensée de Descartes : “On s’autorise tout, car on ne sait pas qui on est.”
L’histoire, on la connaît : Clara et Armand se rencontrent sur les bancs des Beaux-Arts de Cergy. Les deux kids ont l’habitude de jouer ensemble de la “musique bien punk”, comme la définie Armand, dans un atelier à l’acoustique pérave, mais ne forment pas encore l’entité que l’on pourrait appeler un groupe. Une poignée d’élèves organisent des concerts l’après-midi, un rendez-vous baptisé La grosse journée, avec un line-up composé d’étudiants de l’école.
Un truc très instinctif, punk et DIY
Clara ne veut pas jouer seule, Armand la rejoint et les grandes lignes du projet Agar Agar se dessinent alors à la faveur d’un track intitulé Claudine Love, en hommage à la bibliothécaire de l’école partie à la retraite. “On projetait au mur des speedrun de jeux vidéos”, se souvient Armand. Un truc très instinctif, punk et DIY, en phase avec l’idée que l’on peut se faire des termes alors en vogue de “post-internet” et fourre-tout d’“art brut” : “C’est intéressant que tu parles d’art brut, Dubuffet est l’un des artistes les plus influents pour moi, nous confie-t-il. Quand j’étais petit et que je rentrais dans la grotte, il me faisait aussi entrer dans les tripes de sa perception des choses. Il me faisait vivre une expérience. Jouer avec les sens comme ça, c’est magnifique.”
Sens, formes, perceptions : trois axes de lecture qu’il faut appréhender si l’on veut aborder sereinement l’objet discographique non identifié qu’est The Dog & the Future. Le premier album d’Agar Agar convoque ainsi ce triptyque à travers les motifs du chien (les sens), de l’œuf (les formes) et une idée vague et à peine esquissée du futur (les perceptions). Le tout cristallisé dans des compositions musicales protéiformes où se télescopent les ad lib de Clara sur des productions flirtant avec le UK garage et l’afro-beat (Fangs out, Lunatic Fight Jungle), un slow décharné joué sur le pont d’un astronef avec vue sur une planète en flammes (Gigi Song), une chanson de geste au chant monodique (Duke), une marche funèbre façon Henry Purcell, revisité par des synthétiseurs modulaires (Requiem), ou encore une berceuse interstellaire et instrumentale aux sonorités French Touch (Schlaflied für Gestern).
Si l’on ajoute à cela une pochette aux perspectives géométriques improbables s’inscrivant dans le très vaste mouvement artistique du surréalisme (difficile de ne pas penser à Salvador Dalí), tout pourrait sembler ici destiné à nous faire tomber dans le panneau dressé par un couple de “beauxsardeux” en mal de travaux pratiques : “Aux Beaux-Arts, on nous apprend à justifier notre travail et à créer du discours”, nous précise Clara. Le genre de formatage dont Agar Agar veut justement s’éloigner le plus possible, tout en pensant une sur-conscience de classe et des logiques de domination que sous-tend l’étiquette “artiste”.
“C’est un truc à la Bourdieu : patrimoine économique et patrimoine culturel”
Une volonté qui a poussé la chanteuse à laisser un message sur les réseaux sociaux l’an dernier demandant à sa communauté de l’abreuver de sources diverses et variées susceptibles de lui ouvrir de nouvelles perspectives : “J’avais l’impression d’être enfermée dans un truc artistique. La majorité des gens que je fréquente sont du même milieu. Même mes potes de lycée sont aux Beaux-Arts ! Je voulais avoir l’opportunité de me retrouver avec des gens qui sortent de ça”, continue-t-elle. “C’est un truc à la Bourdieu : patrimoine économique et patrimoine culturel”, renchérit Armand.
Il enfonce ensuite le clou en convoquant l’écrivain et philosophe britannique Aldous Huxley, avec en ligne de mire des questionnements qui filent le vertige. Du genre : comment se défier des mécanismes de reproduction et de domination qui nous maintiennent dans notre état comme dans un manège à force centrifuge : “C’est vraiment toute la question du Meilleur des mondes, où Huxley montre que les castes dominantes sont dans le jeu permanent. Nous, on a ce côté on fait la fête tout le temps, on s’amuse et on crée. On se retrouve dans une caste et on en fait le constat : est-ce que mes apports ne sont pas seulement destinés à cette caste ? Est-ce que je ne m’isole pas d’un monde qui est beaucoup plus vaste et est-ce que je ne suis pas moi-même dangereux pour ce monde sans le savoir ?”
Après un concert houleux à la Gaîté Lyrique en septembre 2017, Clara nous disait travailler d’arrache-pied sur ce premier album façon full time job, avec un avertissement quand même : The Dog and the Future ne sera pas une collection de tubes et serait peut-être même carrément anticommercial : “On se posait ce genre de question. L’ep avait du succès, mais on savait aussi que faire de la musique ce n’était pas se cantonner à devoir faire une carrière, ni faire monter la sauce, mais se faire plaisir. Il y a quand même eu une petite angoisse à un moment. On s’est dit : ‘on est tout jeune, on est fragile, si on se laisse complètement aller, est-ce qu’on ne prend pas un risque ?’ Et puis, ça a disparu”, reconnaît Armand.
« On avait envie d’être libres »
“La chose qui était dominante dans notre réflexion, c’est qu’on avait envie d’être libres, poursuit Clara. Et d’être le plus curieux possible. C’est devenu un métier, OK, c’est magnifique de pouvoir vivre de son art, mais il faut en faire quelque chose après.”
C’est quelque part dans ces sursauts et prises de conscience que réside la beauté de ce disque imparfait et en mutation constante. Il ne produit aucun discours, il les stimule au contraire, en suscitant une certaine forme un peu naïve d’émerveillement. Le chien, l’œuf, le tapis agissent sur l’album comme des motifs interchangeables, lui conférant ainsi un caractère organique et polymorphe. Quand le communiqué de presse parle de structure en deux parties, l’une pop, l’autre expérimentale, il se plante. Tout l’intérêt de l’album réside dans le fait qu’il n’a pas besoin d’être objectivé, mais plutôt expérimenté.
“Quand tu crées une forme, tu suscites la curiosité et l’émerveillement chez l’autre, acquiesce Armand. Le but n’est pas d’expliquer pourquoi l’œuf et pourquoi le chien. Le but est cette espèce d’élan de curiosité envers certains objets, certaines formes, certains caractères et certains sons que l’on triture pour d’abord nous émerveiller nous-mêmes. Nous, quand on voit un œuf ou un chien, ça nous émerveille.”
« C’était une défonce très geek »
Lancer des pistes, expérimenter, travailler sur les perceptions plutôt qu’assener des réponses définitives, une démarche adoptée très tôt par Armand à travers des trips sous acide façon Aldous Huxley (encore lui) dans Les Portes de la perception, sorte de journal de bord méthodique dans lequel le philosophe-écrivain rendait compte des effets du LSD sur sa perception du monde sensible. Avec une bande de potes, Armand s’intéresse en effet aux travaux du pharmacologue Alexander Shulgin, l’un des papes de la contre-culture et des drogues de synthèse. Et se défonce : “C’est très éloigné de la défonce punk. Au contraire, c’était une défonce très geek. On partait à la recherche de nouvelles expériences en faisant attention à bien construire un cadre qui nous plaisait. On se préparait à l’avance, ce que l’on appelle le set and setting ; c’était comme si on partait dans l’espace. J’ai fait des purs trips”, se rappelle-t-il. La drogue n’aide pas à la création selon lui, mais la démarche émancipatrice reste la même.
Armand et Clara estiment d’ailleurs que l’album est loin d’être parfait : “Il y a des échecs. Je considère qu’on n’a pas atteint la liberté totale. C’est un cheminement, précise Armand. Le but, c’est d’ouvrir de nouvelles portes.” Dans son bouquin Pop Yoga, l’écrivain Pacôme Thiellement évoque le thème de la liberté dans l’œuvre de William Burroughs : “Cette liberté n’est pas naturelle, mais elle s’obtient à partir d’expérimentations, de voyages et de combats. C’est un combat contre les déterminations et les conditionnements…” Synthèse parfaite des préoccupations d’un duo en quête d’émancipation totale.
The Dog & the Future (Cracki Records/Sony Also)
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