Afterglow, son nouvel album, se présente comme un hommage délicat et documenté rendu à la musique qui a bercé son enfance: le jazz feutré, sentimental, de Nat King Cole, Joe Williams, Charles Brown et autres crooners des années 40. Une façon très symbolique pour John McRebennack, alias Doctor John, de porter un regard enfin apaisé […]
Afterglow, son nouvel album, se présente comme un hommage délicat et documenté rendu à la musique qui a bercé son enfance: le jazz feutré, sentimental, de Nat King Cole, Joe Williams, Charles Brown et autres crooners des années 40. Une façon très symbolique pour John McRebennack, alias Doctor John, de porter un regard enfin apaisé sur une carrière et une vie où s’enchevêtrent débauche, tribulations et écarts de conduite.
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Doctor John «Jusqu’à l’âge de 6 ans, j’ai été élevé par mes grands-parents maternels. Mon grandpère, immobilisé sur un fauteuil roulant après un accident sur un chantier, me chantait de sa voix chevrotante sur le porche de notre maison des chansons d’envoûtements, de loups-garous guettant à la pleine lune leurs proies à l’orée de la forêt. C’est à lui que je dois mes premiers souvenirs musicaux. Quand vous grandissez à La Nouvelle-Orléans, il y a deux choses auxquelles vous ne pouvez échapper, la musique et la magie. Ma grand-mère possédait certains pouvoirs surnaturels. On la craignait dans tout le quartier. Elle avait, disait-on, le mauvais oeil. Une nuit, elle était assise à la table du salon. C’était une lourde table en chêne massif avec des feuilles de vigne gravées et des pieds en forme de pattes de lion que des prisonniers du pénitencier d’Angola avaient assemblée. Elle posa ses poignets sur le rebord de la table et les pieds de la table se mirent à trembler puis la table se souleva du sol et commença à explorer tous les recoins de la pièce. Ma mère et ses sœurs quittèrent la maison en hurlant et s’en allèrent trouver un exorciste qui arriva sur le champ avec un flacon d’eau bénite. L’un des souvenirs les plus précis que je conserve de mon enfance, c’est ce grand piano blanc Kimball qui trônait dans le living-room. Les touches d’ivoire, le bois blanc patiné par la lumière du soir, les sonorités profondes et claires, tout cela m hypnotisait littéralement. La Nouvelle-Orléans a toujours donné naissance à d’exceptionnels pianistes. Cette tradition remonte aux orchestres de ragtime qui jouaient sur les bateaux à vapeur faisant le va-et-vient entre les grandes villes du Nord et le Delta. Tuts Washington, Salvador Doucette, Herbert Santina, sans parler de Professor Longhair, Huey Piano Smith, Fats Domino ou Little Richard étaient des musiciens hors norme, alliant virtuosité et approche physique de leur instrument. Ils possédaient une telle aura sur la scène locale que, par crainte du ridicule, j’ai commencé par apprendre la guitare. Je suis venu au piano bien plus tard. Je prenais des leçons avec AI Guma, un musicien très respecté à La Nouvelle-Orléans. Mais il renonça rapidement à Vouloir m’enseigner le solfège. De la guitare je n’attendais qu’une chose: pouvoir imiter Lightin’ Hopkins et T Bone Walker. Je voulais être comme eux. Je me disais: « Si je n’arrive pas à devenir TBone Walker, j’essaierai d’être Lightin’Hopkins. »
Papoose Nelson, mon second prof, m a fait comprendre que ce ne serait pas aussi simple. Il était le guitariste du groupe de Fats Domino et avait joué autrefois avec Louis Armstrong. Papoose m interdisait de n’écouter que du blues. Il m initia au jazz, traditionnel et progressif Papoose me cassait les couilles mais il m a imposé une discipline musicale sans laquelle je n’aurais jamais pu progresser. J’avais 53 ans et j’étais déjà un habitué du circuit des night-clubs de la ville. A l’époque, mon emploi du temps se décomposait ainsi : après la classe, je filais chez Shank ? un musicien de mon âge que j’avais rencontré sur Canal Street et avec lequel je commençais un orchestre. On passait la soirée à écumer les clubs, à côtoyer les musiciens, à étudier leurs habitudes, leurs coquetteries vestimentaires, leurs tics de langage pour ensuite se les approprier. Au bout d’un certain temps, je me suis mis à sécher les cours. Mais il y avait une autre raison à mon manque d’assiduité scolaire : je venais de découvrir la drogue… J’ai fumé mon premier joint à 12 ans. J’ai aussitôt adoré les effets et le style de vie qui allaient avec. De nous deux, Shank était le plus aventureux en matière de narcotique. Moi je suivais. Tout y est passé: Nembutal, Seconal, Phenobarbital. Ensuite est venu le temps des drogues que l’on injecte. J’ai commencé le Dilaudid avec mon cousin Snake, vint ensuite la morphine, la codéine et pour finir la reine de toutes: l’héroïne. On cachait les doses sous les escaliers de certaines maisons de la ville. Il suffisait de ramper sous les marches pour déposer nos sachets. On les cachait si bien qu’il nous arrivait de ne plus pouvoir les retrouver. Le music business ne connaissait aucune règle à l’époque. C’était la jungle et chacun avait à charge d’imposer sa loi pour survivre. Je me souviens que pour se faire payer certaines séances de studio auprès de Johnny Vincent, un ancien de Specialty Records qui avait fondé Ace, il m a fallu l’attendre avec un flingue sur le parking et fouiller jusqu’à ses chaussettes. Il ne s’en est pas ému le moins du monde. Pour lui, c’était une démarche presque naturelle. Récupérer les droits sur certaines chansons que j’avais composées était une tâche beaucoup plus délicate. Le métier était peuplé de braconniers, de charognards qui pillaient votre travail ou en détournaient l’esprit. Si j’ai pu placer quelques chansons dans le répertoire de Little Richard ou de Art Neville, beaucoup ont fait carrière sous un autre titre et attribués à d’autres auteurs. Lloyd Price (rendu célèbre avec Lawdy Miss Clawdy et son interprétation de Stagger Lee) m a volé une chanson que j’avais écrite pour Willie West. Elle s’intitulait Try not to think about you et fut enregistrée par Lloyd Price en 1960 sous le nom de Lady luck. J’avais eu vent d’un concert qu’il devait donner en ville. J’avais projeté de l’attendre avec un flingue et de lui exploser la tête. Mais le concert fut annulé au dernier moment. Heureusement pour lui nos chemins ne se croisèrent que bien plus tard et le temps du pardon avait sonné.
A 19 ans, je suis devenu président de Ric and Ron Records et je produisais Martha Carter, Chris Kenner (auteur de Land of 1000 dances), Johnny Adams, Tommy Ridgley. C’est à cette époque que la musique de La Nouvelle-Orléans a changé sous l’impulsion de certains batteurs comme Earl Palmer, Smokey Joe Johnson ou John Boudreaux qui accentuèrent l’aspect funky. Parallèlement à la musique, je m’essayais à d’autres activités rémunératrices toutes plus illégales les unes que les autres. Je rédigeais de fausses ordonnances que je vendais à des junkies. J’essayais de monter un réseau de prostituées. J’avais déniché une fille qui voulait bien travailler pour moi mais qui se révéla être la femme d’un agent de la police des mœurs. Je me suis même associé à un toubib qui faisait tourner un business d’avortement clandestin. Il avait exercé en Europe pendant la guerre et s’était spécialisé dans le curetage à discrétion. Mon boulot consistait à faire disparaître les f tus. Il me confiait un bocal avec les embryons et j’allais le jeter dans le canal. Des années durant, la vision ces petites vies coulant à pic dans les eaux usagées a hanté mes nuits. Un jour, les flics ont trouvé deux grammes d’héroïne que j’avais planqués dans le papier d’une tablette de chewing-gum et c’est ainsi que j’ai fait connaissance avec la prison. J’ai connu l’enfer. D’abord le manque, ensuite les humiliations. J’ai entamé ma peine en prenant un job d’éboueur. Puis je me suis porté volontaire en tant que cobaye pour des expériences médicales. On m injectait des produits qui me rendaient malade mais il y avait deux avantages à cette situation : je ne souffrais plus du manque et ma peine était réduite… A ma sortie, je suis allé m installer à Hollywood où j’ai redémarré ma carrière sous le nom de Doctor John en signant un contrat avec Atlantic Records. J’y ai gravé certains de mes meilleurs albums comme Gris gris, Babylon, in the right place ou Gumbo. L’époque était au psychédélisme et y associer certains éléments du folklore vaudou de La Nouvelle-Orléans paraissait évident. J’avais monté un show avec mon nouveau groupe et une danseuse qui se produisait nue, le corps peint en bleu. Combien de nuits ai-je passé en prison pour incitation à la débauche ? Avoir signé sur un label aussi prestigieux qu’Atlantic me permit de fréquenter certains grands noms. Les Rolling Stones m invitèrent à jouer sur Exile on Main Street. Je n’aimais pas particulièrement leur musique mais ils avaient un bon batteur. Pendant les séances d’enregistrement, j’avais formulé l’idée de faire un album qui s’intitulerait Pornographic blues. J’avais oublié que, pendant toute leur vie, ces musiciens anglais avalent pillé sans vergogne le travail des bluesmen américains, si bien que je ne fus pas surpris outre mesure de voir les Stones sortir quelques mois plus tard Cocksucker blues. Heureusement, j’ai vécu d’autres rencontres plus épanouissantes. J’ai travaillé avec Van Morrison, qui est devenu un ami, et Doc Pomus avec qui j’ai collaboré sur l’album City light. J’ai eu la chance de connaître Professor Longhair et de profiter de son immense sagesse. A la mort de mon père il est devenu mon tuteur spirituel. C’est lui qui m a légué en héritage, la magie du style de La Nouvelle-Orléans.
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