A l’âge de 12 ans, alors que bon nombre de ses petits camarades d’écoles anglaises en pincent pour le rock, le jeune Adrian Sherwood se prend d’une passion aussi subite que violente pour le reggae. Le parcours atypique d’un petit Blanc au coeur jamaïcain qui, avec son label On-U Sound, a fait sortir Bim Sherman de l’anonymat et définitivement inscrit le dub dans la culture d’outre-Manche.
« Le cas d’Adrian est unique. Il est complètement passé à côté du rock. A 14 ans déjà, il travaillait pour un distributeur spécialisé dans le reggae. Il est le seul gamin blanc à avoir jamais bossé pour eux. Il était complètement immergé dans le reggae et dans la soul, mais à un moindre degré. Il ne s’est intéressé au punk que bien plus tard, mais parce que le reggae est devenu à la mode chez les punks », explique Peter Holdsworth, le partenaire d’Adrian Sherwood depuis plus de quinze ans au sein de leur label On-U Sound. Comment a-t-il découvert le reggae ? L’intéressé est assez évasif sur le sujet : « J’aimais les disques les plus bizarres et les plus décalés, ainsi que les morceaux populaires parmi les skinheads à cause de leurs intros un peu folles et des cris dont ils étaient en général criblés. Tout ça me semblait tellement étrange… Par la suite, j’ai appris à préférer les chanteurs. »
De 1968 à 1972, le reggae sera la musique de choix des skinheads anglais. Un certain nombre d’entre eux fréquentent même les blues-parties, ces soirées où les membres de la communauté jamaïcaine se retrouvent pour écouter du reggae.
Sans être lui-même un skinhead, Adrian se plonge avec délice et enthousiasme dans cette culture d’importation : « J’aimais pratiquement tous les nouveaux morceaux en provenance de Jamaïque. » Un an plus tard, il parvient à convaincre le propriétaire d’un club local de lui laisser organiser des après-midi « dansants ». Adrian fait le DJ. Il joue du reggae bien sûr, mais ne rechigne pas à diffuser soul et pop. Lorsque le club ferme ses portes, il arrête l’école et se voit proposer un job dans l’une des principales compagnies de distribution spécialisée dans la musique jamaïcaine, Pama. Au volant d’une camionnette, il fait le VRP à travers le pays, tentant de placer ses disques dans les bacs des magasins. Il ne tarde pas à lancer son premier label, Hitrun, qui prend en licence certaines productions jamaïcaines, avant d’organiser ses propres sessions l’année suivante, sans posséder aucune qualification particulière en matière de son, apprenant sur le tas, au contact d’artistes plus expérimentés.
L’un d’entre eux va jouer un rôle central dans la carrière d’Adrian Sherwood : Prince Far I, de son vrai nom Michael James Williams. Leur première rencontre ne se présente pourtant pas sous les meilleurs auspices : « Je faisais la tournée des disquaires de Birmingham avec ma camionnette. A mon premier arrêt, l’employé du magasin me dit « Prince Far I est en ville. Il te cherche. » Deuxième arrêt, cette fois on me dit « Prince Far I veut te voir et il n’a pas l’air très content.« Et deux magasins plus tard ça donnait « Prince Far I est au coin de la rue et il veut te faire la peau. » Lorsqu’on s’est finalement rencontrés, on s’est tout de suite bien entendus. » Prince Far I est un artiste singulier, ancien boxeur et garde du corps, qui a pour lui un physique impressionnant. Sa voix, grave et rocailleuse, est sans équivalent en reggae et ailleurs. Son style de toast, lourd et puissant, lui vaut une admiration sans borne en Angleterre, notamment dans le mouvement punk.
Avec un groupe d’amis, Adrian fonde en 1980 le label On-U Sound. « Nous étions jeunes, se souvient Peter Holdsworth. Nous écoutions des tas de choses différentes : le Velvet Underground, Sun Ra, The Fall, John Coltrane. Le reggae était notre dénominateur commun, la plate-forme à partir de laquelle nous pouvions partir dans toutes sortes de directions. » Sherwood l’a compris très vite : dès les premiers disques, tout est en place. L’album de New Age Steppers, la première référence du catalogue On-U Sound, peut servir de manifeste ou de déclaration d’intention. Une section rythmique issue du reggae, solide et souple, des intervenants aux personnalités et aux passés fort disparates : les Slits, venues du punk, Steve Beresford, des musiques improvisées. Sherwood y ajoute des techniques de production empruntées au dub pour cimenter le tout. « J’essayais de rassembler dans un même espace des individus qui, a priori, n’avaient pourtant rien à faire ensemble, de faire fonctionner quelque chose qui, sur le papier, n’avait aucune raison de fonctionner.«
La clé du succès d’On-U Sound se trouve certainement là. Avoir compris qu’il valait mieux chercher à construire un son en partant d’une réflexion sur son propre environnement plutôt qu’essayer vainement de copier le son jamaïcain. De loin, On-U Sound ressemble à une auberge espagnole : fédérer les talents singuliers de Style Scott, batteur des Roots Radics, Mark Stewart, venu du punk, Gary Clail, jeune homme turbulent issu de la scène de Bristol, ne paraît pas une tâche facile. Pourtant, ça marche. Du moins artistiquement. Car financièrement, pour maintenir son navire à flot, Sherwood est contraint de faire des piges comme producteur et remixer pour Depeche Mode ou Nine Inch Nails.
Sherwood a mis récemment On-U Sound en jachère pour mieux s’investir dans des projets annexes : « Je suis dans la partie depuis si longtemps que les gens ont tendance à ne plus prêter attention à mon travail.« La qualité de celui-ci n’a pourtant jamais été aussi excellente, comme le prouvent les albums de Little Axe ou le Miracle de Bim Sherman, dont la caractéristique principale est qu’ils s’éloignent sensiblement du reggae. « Certains voient On-U Sound comme un label de reggae. Je pense au contraire que nous transcendons les barrières. Si l’on se penche sur notre catalogue, on y trouve quelques très beaux disques noisy, quelques très bons disques de reggae et quelques merveilles tout simplement. Je suis persuadé que le temps nous rendra justice.«
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Vincent Tarrière
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