Rongé par les excès, le groupe a failli imploser. Serfs Up !, leur troisième et magistral album, signe leur renaissance et les confirme comme la formation la plus subversive de ces dernières années.
On aurait pu ne jamais écrire ces lignes, se résigner à parler de ces affreux Anglais au passé et finir par se réécouter leurs deux premiers disques en guise de consolation.
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Si l’idée de faire tourner en boucle Champagne Holocaust (2013) et Songs for Our Mothers (2016), véritables instantanés d’un groupe cynique cramé par un trop-plein d’excès, est loin d’être déplaisante, elle ne manquerait pas de souligner le caractère indispensable de cette bande d’enragés à une scène rock britannique souvent trop frileuse.
Et pourtant, alors que l’avenir de Fat White Family semblait compromis pour cause de conflits internes divers et de sévères addictions, les Londoniens ont su se surpasser pour assurer leur survie et nous épargner tout crève-cœur.
La réunion de famille a bien eu lieu : Serfs Up !, leur troisième album, sonne comme une renaissance. “On était morts, paralysés. Pendant six mois, j’ai bien cru que le groupe était fini”, avoue Lias Saoudi, en toute honnêteté.
En ce mardi après-midi de février, alors que le soleil cogne étrangement sur la capitale, le leader de Fat White Family, son jeune frère Nathan et l’immanquable Saul Adamczewski enchaînent les interviews dans les bureaux parisiens de leur label Domino.
Les trois gaillards viennent de se faire un bon gueuleton dans le quartier de Pigalle et, comme le laissait déjà deviner leur passage à Rock en Seine l’été dernier, tous ont l’air assez en forme. L’époque de Whitest Boy on the Beach, immortalisée par un clip des plus livides, est bel et bien derrière eux.
Le groupe a quelque peu levé le pied sur les drogues, troqué ses tenues de camouflage et repris des couleurs. “Quand on enregistrait Songs for Our Mothers, chacun d’entre nous devait gérer ses problèmes d’addiction. Ça n’a toujours pas disparu, mais ça a clairement évolué dans la bonne direction”, assure Saul.
Fin 2016, le guitariste édenté et principal compositeur de Fat White Family se fait virer par ses comparses pour sa consommation excessive d’héroïne. S’ensuivent un séjour avorté en cure de désintox et un retour à la composition avec Insecure Men, son projet pseudo exotica, piloté avec son ami d’enfance Ben Romans-Hopcraft de Childhood.
De leurs côtés, les autres membres de Fat White Family vaquent à leurs occupations. Le charismatique Lias Saoudi donne dans l’electro barrée en s’acoquinant avec The Moonlandingz et ira même jusqu’à donner un coup de main à son vieux camarade en écrivant plusieurs textes pour le disque d’Insecure Men.
“Tous ces projets parallèles nous ont été d’une grande utilité, explique Adamczewski. Ils nous ont permis de faire nos propres trucs, d’explorer de nouvelles dynamiques de groupe et finalement de comprendre que l’on n’avait pas besoin de s’accrocher les uns aux autres pour réussir. On s’est donc rendu compte qu’il fallait se détacher un peu plus de la bande pour mieux y revenir.”
Une mise en route laborieuse
À l’été 2017, Lias se met en tête de relancer Fat White Family. Il décide de louer un local à Sheffield, dans le nord de l’Angleterre, pour profiter des loyers abordables de la ville et surtout pour échapper à la folie et aux tentations londoniennes.
Très vite, le chanteur est rejoint par Nathan, et la fratrie Saoudi commence à y développer son propre studio, baptisé “ChampZone”, pour travailler sur un troisième album. “C’était le bon endroit pour reconstruire le groupe. C’était froid, gris et chiant… Tout ce dont tu as besoin pour faire un disque”, s’amuse le chanteur accroché à sa cigarette électronique.
“Même si ce n’était pas très cher, il nous fallait un peu d’argent pour s’octroyer du temps. Et comme on n’avait absolument aucune idée de ce que l’on voulait faire, on savait qu’il nous fallait un sérieux délai pour pouvoir nous planter et continuer à apprendre. On a signé chez Domino. C’était notre bouée de secours.”
Au fil des mois, les deux frères, alors rejoints par le second guitariste Adam Harmer et le saxophoniste Alex White, tentent de composer quelques morceaux, mais l’absence d’Adamczeswki se fait ressentir. Alors que Saul et Lias s’accordent à dire que leurs formations parallèles leur ont offert une certaine indépendance, ce dernier reste convaincu que Fat White Family est incapable de se passer de son guitariste déjanté.
“Il a quasiment composé tous nos morceaux… Et même si Nathan s’est beaucoup investi dans la composition de ce nouveau disque, c’était presque impensable de réussir à combler l’absence de Saul. Finalement, il s’est pointé à Sheffield avec des idées et on a travaillé tous ensemble”, confesse un Lias soulagé, au grand dam de son jeune frère.
Une approche garage lo-fi
Avec le retour de Saul, les titres du cadet Saoudi ont vite été retravaillés par le compositeur prodige, ce qui n’a pas manqué de raviver les conflits au sein du noyau dur du groupe. Mais si Serfs Up ! est le résultat d’une collaboration chaotique, le disque reflète une dynamique apaisée et se pare d’une production nettement plus soignée que ses prédécesseurs.
L’approche garage lo-fi, jusqu’ici censée retranscrire au mieux la déglingue des joyeux lurons, a cédé sa place à un mélange de dub, de glam et de disco tropical aux arrangements léchés. “Il faut passer à autre chose, s’écrit Saul, qui, après avoir tenté de gérer sa bougeotte au cours de l’interview en décapitant les petites cuillères qui traînaient sur la table, s’est lancé dans un puzzle à base de quartiers de clémentine.
On en avait surtout marre de manger des haricots à la tomate jour après jour en faisant du garage.” “Grace à cet album, les haricots à la tomate, ce sera deux fois par semaine dorénavant”, ironise Nathan. “Je n’aime aucun genre musical plus qu’un autre, alors je ne vois pas pourquoi je m’enfermerais dans un son en particulier. Il faut trouver de nouveaux territoires. C’est tout le but de la pop”, conclut le guitariste.
Les projets parallèles des leaders de Fat White Family (Insecure Men en tête) ont naturellement nourri ce nouveau disque. Et personne n’a renié ses influences respectives. Feet, le premier single dévoilé en grande pompe au mois de janvier, a été écrit par Nathan avec l’idée de composer un tube de raï à la Cheb Mami et de s’approcher des compilations dopées au vocoder de Music from Saharan Cellphones.
Un disque sournois, rempli d’humour et engagé
Les écoutes répétées sous substances du Yeezus (2013) de Kanye West et de Blue, la face B du tubesque Club Tropicana (1983) de Wham !, ont également joué un rôle non négligeable sur le rendu final. “Pour résumer, c’est comme si Fat White Family faisait du UB40, plaisante Lias.
Il y a plein de projets qu’on adore mais qui ne s’entendaient pas forcément sur nos anciens disques. Pour cet album, on s’est pas mal inspirés de Jah Wobble, de Fun Boy Three ou encore d’Eden Ahbez.” La consommation de drogue a été plus ou moins revue à la baisse, des microdoses d’acide, de la kétamine et un peu d’herbe ayant remplacé l’héroïne et la cocaïne, autrefois omniprésentes.
Fat White Family s’est refait une santé. Sa renaissance est actée. On pourrait alors croire que les Anglais auraient perdu le cynisme qui faisait toute leur grandeur, croire que la bande se serait définitivement rangée et aurait décidé de rejoindre les rangs des groupes beaucoup trop propres et ennuyeux qu’elle se faisait une joie de tourner en dérision.
Mais il faut savoir se méfier de ces glorieux vilains car sous la surface rutilante de leur troisième album, la crasse y est intacte. Serfs Up ! est un disque sournois, rempli d’humour et engagé, sur lequel Fat White Family continue de scruter les recoins sombres et extrêmes de la condition humaine.
“La violence et la pornographie sont nos principales alliées. C’est loin d’être le cas pour la morale et la politesse”
L’orchestration somptueuse de Oh Sebastian, les faussement naïves Vagina Dentata et Rock Fishes ou encore l’imparable hymne glam Tastes Good with the Money renferment toute la perversité vénéneuse du groupe. “La violence et la pornographie sont nos principales alliées.
C’est loin d’être le cas pour la morale et la politesse, assure Lias avec un sourire narquois. Je veux juste m’assurer que ce point est parfaitement clair sur chacun de nos albums. Juste au cas où quelqu’un aurait oublié…”
“Le fait que cet album ait pu voir le jour est une marque d’espoir”
Alors que les paroles abstraites et ironiques de Saoudi renvoient aussi bien au sexe anal (Feet), qu’au terroriste écologiste Ted Kaczynski (l’épique I Believe in Something Better) ou au dirigeant nord-coréen Kim Jong-un (Kim’s Sunsets), la subtilité s’est substitué à la provocation pure des débuts.
“On fait dans le nihilisme décontracté, s’amuse Saul d’un rire enroué. Ça doit être l’album le plus politique que l’on ait fait parce que c’est le disque le moins nihiliste de notre discographie. Ce n’est plus aussi simple que de juste vouloir que tout s’effondre. Maintenant, il y a un certain espoir… Rien que le fait que cet album ait pu voir le jour est une marque d’espoir, répond Lias.
Après, je dirais que la politique n’est pas le propos du disque. C’est simplement un dérivé. Il faut prendre le titre de l’album comme une blague ou un commentaire ironique. Aujourd’hui, n’importe quel peuple opprimé se soulève et vote pour quelqu’un qui finit par l’opprimer davantage.
Alors, on refuse de s’aligner avec le peuple. On emmerde le peuple. Notre boulot n’est pas d’avoir raison ou non. Notre boulot est d’attiser l’imagination des gens. Au final, on ne cherche pas à sauver l’humanité. On veut juste sauver notre peau.” C’est désormais chose faite.
Serfs Up ! (Domino/Sony)
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