Le garçon signe un nouvel album majeur produit par le ponte de la techno, Laurent Garnier. Critique et rencontre.
Il y a l’urgence et la pression sonore, le verbe et la morgue. Ça faisait longtemps qu’on n’avait pas entendu Abd al Malik rapper avec cette hargne, et on n’a probablement jamais entendu Laurent Garnier coucher sur bande ce genre de 4/4. Si l’alliance du rap et de la techno étonne, cette collusion supersonique ne doit pourtant rien au hasard. Le rap et la techno sont nés à la même époque, dans les mêmes lieux, derrière les mêmes platines :
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“Ces musiques sont nées sous les doigts des mêmes producteurs, commente ainsi Laurent Garnier. Quand j’ai débuté à l’Hacienda en 1987, je jouais autant de hip-hop que de house et ça ne posait de problème à personne.”
Nés entre Detroit, New York et Chicago, rap et techno ont en effet beaucoup en commun, en dépit de leurs publics, qui se sont séparés à la fin des années 1980 au point de se mépriser. Mais pour Abd al Malik, qui a grandi à Strasbourg où il fonda le groupe de rap N.A.P., rien n’est plus incompréhensible :
“Nous étions frontaliers de l’Allemagne, l’electro était notre quotidien, précise-t-il. Dans les clubs allemands, on écoutait Colonel Abrams, Kraftwerk et Jackmaster. La techno ne nous a jamais parue étrange, alors qu’elle l’était pour la majorité des rappeurs français à cette époque, ce qui me mettait très mal à l’aise.”
Abd al Malik renoue avec un rap mordant
Scarifications est un creuset où s’entrechoquent nappes lunaires, beats en acier trempé et piments de synthèse, rapping sidérant et instants de grâce. Un texte électrique peuplé de dieux instrumentalisés, de soldes payables en dollars, d’amours indicibles et de derviches tourneurs qui revendent du shit sur fond de breakbeat.
C’est là le second aspect marquant de ce disque qui nous rappelle que Malik, en dépit des élégies qu’il disperse depuis des années sur des disques fadasses, est autre chose qu’un slameur qui tire de beaux discours, autre chose qu’une version acceptable de la “culture urbaine” que saluent des médias qui l’adulent autant qu’ils la méprisent. Sur Scarifications, il renoue avec un rap mordant, baise son slam sympathique, évite les paraboles sur l’amour et les oiseaux pour heurter l’intime.
La faute aux pulsations digitales de Garnier mais pas seulement : ce disque a été pensé et en partie écrit durant la réalisation de Qu’Allah bénisse la France, le premier long métrage d’Abd al Malik, sorti en 2014. Ces histoires d’adolescent mal dans sa cour d’école, de dealers et d’amis trépassés reviennent en urgence dans la gueule du rappeur.
“Ce film, qui parle de ma vie, m’a poussé à revenir, physiquement, dans des zones où je n’avais pas forcément envie d’aller. Je suis revenu pendant un an dans la cité où j’ai grandi, et beaucoup de choses sont remontées à la surface.”
Ce sont ces émotions qui font de Scarifications un pavé vivant, ramonant les combles, tirant des leçons de ces méfaits dont on n’est jamais très fiers, où les violences tribales de William Golding croisent les lumières d’Edouard Glissant ou de Juliette Gréco, empruntant à la chanson française comme au rap underground, à la haute littérature comme au baratin des voyous.
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