Figure mythique de tous les combats pour la tolérance, chanteuse aux incarnations multiples, Abbey Lincoln aura patienté jusqu’aux années 90 pour revêtir des habits de star. Elle est depuis la voix du jazz. Retour sur une carrière en forme de montagnes russes avant sa tournée estivale. Non sans avoir recours à quelques déviances morbides, certains […]
Figure mythique de tous les combats pour la tolérance, chanteuse aux incarnations multiples, Abbey Lincoln aura patienté jusqu’aux années 90 pour revêtir des habits de star. Elle est depuis la voix du jazz. Retour sur une carrière en forme de montagnes russes avant sa tournée estivale.
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Non sans avoir recours à quelques déviances morbides, certains aiment à imaginer les chanteuses de jazz terminant prématurément tires à leurs yeux sont celles qui dans la came, dans l’oubli ou dans la tombe. Et les plus méritante à leurs yeux sont celles qui effectuent ce parcours dans l’ordre. Pour mieux tromper ce mauvais augure et les volatiles indélicats qui s’en nourrissent, Abbey Lincoln possède un truc infaillible elle renaît sans cesse, portée par une étoile qui vaut bien la lune promise à tant d’autres et qui éclabousse généralement le caniveau. Sa dernière incarnation, elle la doit à l’acharnement d’un producteur français, Jean-Phillipe Allard (directeur artistique de Polygram Jazz), qui transforma à l’aube des années 90 sa paisible retraite de sexagénaire en conte de fées. Depuis, Abbey Lincoln a enregistré cinq albums, dont le récent et caressant A Turtle s dream, auxquels font écho à chaque fois des concerts d’admiration. A 65 ans, nullement carapacée dans les souvenirs d’une carrière qui dure depuis près d’un demi-siècle, la tortue est en passe d’accomplir son rêve égaler en notoriété tous les géants qui la portèrent sur les fonds baptismaux alors qu’elle n’était qu’un jeune lièvre fougueux aux formes diaboliques. A peine est-il besoin de rappeler aujourd’hui qu’elle fut mariée au batteur Max Roach, que Thelonious Monk, le premier, la reconnut comme une grande compositrice, que Miles Davis, admiratif, lui prêta ses musiciens, que John Coltrane improvisa sur certains de ses textes… Abbey est désormais la star du jazz vocal, auteur et compositeur, et ce sont les plus grands qui se pressent à ses côtés Stan Getz sur You gotta pay the band en 1991, Stanley Turrentine et les Staple Singers sur Devil’s got your tongue l’année suivante, Hank Jones pour la conversation piano-voix de When there is love en 1993. « Dans un sens, être considérée comme l’une des dernières grandes chanteuses de jazz me rend triste, dit-elle sans coquetterie. C’est bien sûr un honneur immense d’être comparée à de prestigieuses artistes disparues, mais je ne suis pas la dernière, non, je suis sûre que d’autres viendront prendre la relève. Cela ne me plaît pas d’être la fin de quelque chose. » La comparaison la plus courante, un peu hâtive mais non infondée, est celle qui en appelle à Billie Holiday et, de façon plus générale, à ces registres de voix purement émotionnels. « Je descends d’elle comme elle descendait de Bessie Smith. J’ai parfois chanté comme elle, sans chercher à l’imiter, simplement parce que ça sortait ainsi de ma gorge, mais ce n’est plus le cas aujourd’hui. Ce qui nous rapproche, revanche, c’est la dimension sociale contenue dans nos voix, cette manière plaintive de dépeindre le monde. » Abbey Lincoln n’est pas une batteleuse de la vocalise, une culturiste des octaves. Sa voix demeure le plus souvent calfeutrée dans la chaleur pulmonaire du souffle et ne livre presque jamais de batailles intestines. La foi populaire dirait qu’Abbey Lincoln chante comme elle respire: « Lorsque j’étais enfant, je chantais sans arrêt. A la maison, à l’école, à l’église parfois. Je ne songeais absolument pas à une carrière, j’en avais simplement besoin. Chez moi, pourtant, on n’entendait rien au jazz, ni à quoi que ce soit d’autre. Nous habitions à la campagne et n’avions même pas la radio. Ce n’est que bien plus tard, vers l’age de 17 ans, que j’ai découvert Sarah Vaughan et Billie Holiday. » Dès lors, rien d’autre n’importera plus aux yeux d’Anna-Marie Wooldridge ? la future Abbey Lincoln ? que de rejoindre ce panthéon des déesses noires. La chance, particulièrement généreuse, se chargera du reste : « J’ai débuté dans un club de Los Angeles, Le Moulin-Rouge, qui se voulait l’équivalent du Moulin-Rouge français. Pour apparaître dans la revue, les patrons tenaient absolument à ce que je m affuble d’an prénom à consonance française. C’est ainsi que je devins Gaby Lee. Ils ignoraient ? et moi aussi que mon vrai prénom, Anna-Marie, était bien plus français que Gaby. De toute façon, pour éviter qu’an me confonde avec un chanteur country qui portait le même prénom, j’ai dû encore en changer. C’est le parolier Bob Russell qui me baptisa Abbey Lincoln, en hommage à Abraham Lincoln. Tu réussiras là où il a échoué, m a-t-il prédit, sachant que je militais pour les droits des Noirs aux Etats-Unis. » En 1976, de retour d’un voyage en Afrique, Abbey deviendra Aminata Moseka, avant de revenir à son pseudonyme fétiche. « Je suis d’abord africaine dans mon esprit. Je vis comme une femme africaine parce que l’Afrique est partout en moi, dans mes cheveux et dans ma peau. Ensuite, seulement je suis américaine. » Son plus fameux coup d’éclat de passionaria est aussi sa deuxième naissance de chanteuse : en 1960, l’année des sit-in pacifiques des Noirs de Caroline du Nord, les jazzmen prennent conscience que leur libre langage ne peut demeurer égoïstement cloîtré dans les seules frontières de l’art. Ellington, Basic, Blakey, tous apportent leur soutien au mouvement. Max Roach, en compagnie notamment de Coleman Hawkins, enregistre Freedom suite, un long et fantastique poème sur la tolérance, le droit des Noirs d’Afrique à disposer de leur destin et celui de leurs frères d’Amérique d’échapper enfin à l’esclavage larvé qui joue les prolongations. Abbey Lincoln, qui a rencontré puis épousé Roach six ans auparavant, chante sur le disque ? c’est la seule fois qu’on l’entendra hurler et devient ainsi la voix d’un combat dont elle portera longtemps les cicatrices: « Freedom now suite représente un tournant radical dans ma vie, comme Billie Holiday lorsqu’elle chanta Strange fruit. Ce qui m a poussée vers le jazz, c’est avant tout mon amour pour Roach. J’aurais sans doute poursuivi une carrière de chanteuse de variétés, comme à mes débuts, si je ne l’avais pas rencontré. Il m a initiée aux formes les plus sophistiquées de cette musique et les rencontres que j’ai faites grâce à lui ont bouleversé ma vision du monde. Bien que j’aie commencé à chanter vers 1951, mon premier album, Affair… A story of a girl in love, ne date que de 1956. Entre-temps, j’ai travaillé dur pour y arriver Après Freedom now suite, malheureusement, les problèmes ont commencé. Aux Etats- Unis, on n’aime guère les chanteuses qui pensent et je fus de moins en moins souvent conviée aux enregistrements. » A partir des années 6o, sa traversée du désert n’est stoppée que par de rares apparitions, souvent aux côtés de Max Roach, toujours à l’écart des projecteurs.
Dans les années 70, ne voyant aucun horizon se profiler ? exception faite de l’album People in me en 1973 pour des mécènes japonais ?, Abbey Lincoln met sa carrière en sommeil: « J’ai commencé à peindre, à écrire (son autobiographie reste à paraître), à donner des cours d’art dramatique (elle a commencé sa carrière d’actrice en 1956, sous le nom de Gaby Lee, par une apparition torride dans The Girl can’t help it où elle portait la robe rouge de Marylin). Curieusement, c’est au moment où j’ai quitté New York, lorsque je pensais ma carrière finie à 4o ans passés, que ma voix est devenue plus mature. » Une voix qui ressort timidement du néant au cours des années 8o ? Painted lady avec Archie Shepp en 1980, Talking to the sun en 1983 ? avant de renaître comme on l’a vu aux premières heures des nineties. Bien qu’elle soit devenue riche et célèbre, Abbey Lincoln n’a nullement laissé tarir sa source de colère: « Je me bats désormais pour le droit d’être humain avant d’être Noir ou Blanc. Tous sont égaux maintenant : ils aiment le fric avant tout! » lance-t-elle dans un éclat de rire. A New York, où elle vit seule à nouveau depuis sa séparation d’avec Max Roach, elle habite Harlem et non un quartier capitonné aveugle à la misère. L’autre jour, une balle perdue a traversé son salon. Heureusement, elle était à la cuisine. Soutenue désormais par une musique apaisée, qui préfère aux fractures de la anche les reliefs plantureux, la voix d’Abbey rôde à pas feutrés au gré des rencontres ? sur le dernier album, le chef français Laurent Cugny lui a taillé sur mesure un Throw it away aux beaux reflets brésiliens ? et des festivals où, cet été encore, elle sera la reine indiscutée. «C’est une couronne merveilleuse à porter, dit-elle: être quelqu’un dans cette musique. »
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