A sa façon, Stevie Wonder a toujours fait figure d’expert pour les ressources en amour, comme il en existe pour le pétrole. En 1976, Songs in the Key of Life, son dernier grand œuvre, s’ouvrait sur une ballade qui déjà nous alertait à propos d’un risque de pénurie ; ça disait naïvement Love is in […]
A sa façon, Stevie Wonder a toujours fait figure d’expert pour les ressources en amour, comme il en existe pour le pétrole. En 1976, Songs in the Key of Life, son dernier grand œuvre, s’ouvrait sur une ballade qui déjà nous alertait à propos d’un risque de pénurie ; ça disait naïvement Love is in need of love today ( l’amour est en manque d’amour aujourd’hui ), mais la sensation d’apaisement que procurait la chanson valait bien celle d’une cuillère de miel.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Trente ans ont passé, l’amour ? quoi que ce mot puisse recouvrir ? s’est encore raréfié. Les relations entre les gens se détériorent ; la herse de l’indifférence tombe sur tous les chemins menant à l’autre. Avec sa bouille hilare et ses chansons aussi douces que des caramels moulés avec le lait de la bonté humaine, Stevie Wonder arrive donc en agitant la queue, tel un clébard au beau milieu d’un jeu de quilles nihiliste. Qu’il soit devenu gras comme un loukoum ? les photos récentes font penser à Dario Moreno ? serait plutôt bon signe tant l’altruisme et le sens mélodique sont chez lui indexés sur le taux de sucre dans le sang. Certes, If Your Love Cannot Be Moved (en duo avec Kim Burrell) colle un peu aux dents avec une rythmique en synthétique et un réquisitoire à rallonge ( tu ne peux pas parler d’espoir et te moquer ensuite ; tu ne peux pas me regarder et ne pas te voir toi-même ?). Pourtant dès le premier pont, juste avant d’emprunter le toboggan du refrain, on y trouve cette brève séquence où la voix de sa partenaire se met à flotter, à s’évader, alors que tout s’érige en remontrances.
Pour ceux qui écoutent Stevie Wonder depuis les années 70, époque où il délivra à la soul-music un passeport pour l’universel, ce passage agira avec la puissance d’un flash-back. Une expérience que récidive ce disque, sans que l’on sache si c’est prémédité ou non. Sweetest Somebody I Know effleure des lèvres la coupe où l’on buvait hier encore ces cocktails exotiques ? Ngiculela… ? et que Stevie a manifestement omis de rincer. From the Bottom of My Heart, avec une intro caractéristique à l’harmonica, mixe deux époques, celles de A Place In the Sun et de I Just Called to Say I Love You. How Will I Know, chanté avec sa fille Aisha, célèbre la tradition du duo nuptial, façon You’re the Sunshine of My Life, et honore la mémoire de Syretta, son ex-femme disparue cette année.
Quant aux lignes de basse électronique de So What the Fuss (avec Prince à la guitare), ce sont les mêmes qui couraient déjà sur Talking Book, sous l’influence de la paire Cecil/Margouleff. De sorte que A Time to Love joue souvent l’équivoque d’un best-of bâti avec de nouveaux morceaux. Une situation qu’on imaginerait moins flatteuse sans la contribution de cette voix unique et préservée, immense cathédrale de cristal pur élevée dans un ciel de Jugement dernier et pouvant tout accueillir : le courroux du père ? la structure de la chanson A Time to Love emprunte à l’Ecclésiaste et voit McCartney faire le diacre ? comme les rêveries romantiques de l’amant.
Parce que personne ? surtout pas les clones r n’b qui lui ont tout piqué ? ne chante l’amour comme Stevie Wonder, la niaiserie sublime dont il nous afflige (Passionate Raindrops), le halo douloureux et magique dont il nous nimbe (Moon Blue). A Time to Love prouve au moins que ce privilège ne lui a pas été ôté. Ni celui de demeurer le grand confiseur de musique qu’il a toujours été. Et en ces temps âpres et désolés, qui refuserait une petite douceur ?
{"type":"Banniere-Basse"}