Alain Bashung livre ses impressions et souvenirs personnels de Serge Gainsbourg, au delà de la fructueuse collaboration Play blessures.
Gainsbourg a apporté beaucoup à la chanson française. Il perpétuait une certaine forme de poésie, avait également de l’insolence, toute une attitude : très noble, dandy et décadent à la fois. Il abordait toujours des styles différents, donc on était toujours étonnés quand il livrait son dernier disque, c’était toujours une surprise. Pour certains auteurs, c’était exactement ce qu’ils auraient aimé écrire. Gainsbourg était une sorte d’étalon or, il montrait un niveau de qualité d’écriture. C’était un bon guide.
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Play blessures, l’album que j’ai fait avec lui, a été un album assez en avance à l’époque. Avec le recul, c’était des atmosphères, des sons assez originaux et je voulais mélanger toute cette approche de sons avec des mots très choisis qui soient à la fois compréhensibles et élégants ou déséspérés mais en tout cas le plus justes possibles, avec une esthétique. Il me proposait parfois des choses qui ne me convenaient pas toujours, parce qu’il travaillait beaucoup avec des femmes en général. Il a fait beaucoup de chansons pour des femmes, plus que pour des hommes, donc j’étais un peu là pour lui dire « je suis un homme et certains mots ne passeront pas, sont trop fins. » Donc parfois il fallait un peu le brutaliser.
Lui avait quelque chose que je n’ai pas vraiment, il pouvait faire une chanson avec deux trois mots qui ne le concernaient pas spécialement, qui ne le prenaient pas aux tripes et il arrivait à en faire quelque chose qui tienne debout et qui sonne, juste par un travail de mécanisme artistique. Moi, il faut que je le ressente vraiment pour avoir envie de finir la chanson. Je prenais de lui tout ce que je pouvais assumer. Parfois il écrivait quelques mots mais je lui disais « ça c’est très joli mais je ne peux pas l’assumer, ça me concerne moins. » C’était toujours d’un grand niveau, ce n’était pas une question de qualité, c’était simplement que je sélectionnais les idées, les mots qui, dans ma bouche pouvaient sonner vrai. Dans sa musique, il mettait le mot qu’il fallait au bon endroit avec le bon accord derrière, c’était sa force. Il était méticuleux, il travaillait presque dans le précieux. Il avait le sens du rythme des mots, il savait ce que donnait une phrase projetée comme ça, à l’oreille, pas seulement sur le papier.
Il était très conscient de la valeur de chaque mot et de ce que ça donnait sur une mélodie, sur un rythme, il avait une technique incroyable. Ce que je trouvais formidable, c’était d’avoir en face de moi quelqu’un qui pouvait faire le lien entre la chanson française de qualité, à l’échelle d’un Bijou, et tous ses voyages dans le jazz, la musique africaine, Kurt Weill ou le reggae, en passant par la pop. Il démontrait qu’il n’y avait pas de racisme dans sa musique. Ce qui était important c’était de s’amuser avec tous ces styles et de les ramener à lui. Il démontrait quelque chose d’important pour la chanson à savoir qu’on pouvait aborder plein de styles différents et les remanier, sans frontières. Seule la qualité des choses jouait.
J’avais un peu honte que les Français le découvre à cinquante ans, qu’il se sente presque obligé de devenir un Gainsbarre, comme ça, pour plaire à plus de gens. Je me disais, « putain ce mec il a fait des choses magnifiques, pourquoi le grand public' » Il a vendu des disques très tard, il a fait des tubes pour des chanteurs ou des chanteuses dès le début mais lui même ne vendait pas tellement de disques. Aujourd’hui c’est réglé, mais j’ai un peu honte. A la fin de sa vie, peut-être qu’il n’avait pas le choix entre l’artiste et le personnage public. Il me disait à un moment donné ? comme il disait à tout le monde qu’il avait fabriqué un personnage comme une marionnette qu’il propulsait devant lui, et il en était un peu prisonnier. Il l’avouait lui-même. J’aurais préféré qu’il se retrouve avec une sérénité mais je crois que ça l’aurait emmerdé. L’idée d’équilibre social, je crois que ça l’emmerdait. Ça ne l’empêchait pas de se sentir responsable par rapport aux siens, dans sa vie privée.
Au début des années 80, après le punk, on entendait beaucoup parler du retour du rock, on baignait beaucoup dans la sub-culture, on en était fier. Et j’avais en face de moi quelqu’un qui avait une culture artistique complète, il ne crachait pas sur ce qui était classique, architectes ou anciens musiciens, ni sur ce qui était nouveau ou futuriste. C’était très excitant d’avoir en face de moi quelqu’un qui n’a pas aimé uniquement son petit bout de palier personnel, mais qui était très ouvert, qui avait une vraie culture du passé.
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