Trente ans de carrière et vingt-trois albums au compteur : Arno est un monument (très vivant). Visite surprise à Bruxelles, à l’heure où il s’apprête à défendre sur scène son récent et pittoresque A poil commercial.Voilà qui va sans doute le faire hurler, mais tant pis, jetons-nous à l’eau : on aime davantage Arno pour […]
Trente ans de carrière et vingt-trois albums au compteur : Arno est un monument (très vivant). Visite surprise à Bruxelles, à l’heure où il s’apprête à défendre sur scène son récent et pittoresque A poil commercial.
Voilà qui va sans doute le faire hurler, mais tant pis, jetons-nous à l’eau : on aime davantage Arno pour ce qu’il est que pour ses disques. Ça fait des années que ça dure et ça nous pèse un peu pas forcément facile d’assumer si longtemps ce genre de contradiction : admirer un bonhomme sans jamais réussir à s’emballer totalement pour sa musique, ses chansons, ses disques. Pourtant, on y a cru, et on y croit encore, parfois. Ainsi lorsqu’on entend Dans mon lit, sobre chanson romantique enveloppée dans les arrangements sophistiqués du grand Craig Armstrong. Du Arno modéré, tempéré. Du Arno touchant, simple, les odeurs fortes en moins. Mais c’est lui le patron, et le patron ne semble pas vouloir d’une carrière à l’eau de rose, avec chansons calibrées et chemise immaculée.
On lui rend visite à Bruxelles, dans un vaste appartement aux allures de garçonnière étudiante. Quelques meubles, pas grand-chose, en désordre : des feuilles de papier à même le sol, un fax surmené dans un coin, une botte abandonnée sur le parquet, en plein milieu, et surtout (plus important) plusieurs centaines de disques à portée de main Arno écoute tout et vient de tomber amoureux de l’album de France Cartigny.
On nous avait dit que l’homme était un peu ours, et on n’a pas été déçu. Mais après réflexion, ça n’est pas ça du tout : nous ne sommes pas au zoo mais sur un ring de boxe, à l’heure où vient de s’entamer un fascinant round d’observation. Une interview d’Arno se mérite. Au début, il grommelle, vous fixe de ses yeux puissants, prêt à renvoyer l’interlocuteur dans les cordes. Puis après vous avoir servi un verre de vin (le début d’un pacte), il se laisse amadouer, laisse filer ses premiers mots.
Pour lui donner le change, on décide de jouer cartes sur table : « Désolé, cher Arno, mais si on n’est pas venu plus tôt, lorsque sont sortis tes albums précédents (A la française en 95 et Idiots savants en 93), c’est qu’on ne les aimait pas trop, ces disques-là. Par contre, A poil commercial, là, chapeau. Surtout pour le titre, et puis pour ce parti pris, cette envie de n’en faire qu’à ta tête. » Arno, homme pudique, sourit un peu, pas longtemps. Pas le genre de type à réveillonner pendant deux heures sur des choses aussi futiles malentendus, différences d’appréciation. Plutôt du genre à resservir à boire pour trinquer aux différences. Le round d’observation s’achèvera au fond du deuxième verre, lorsqu’on lui demandera s’il se sent toujours aussi insoumis, à 50 ans et des poussières.
« J’ai acheté ma liberté en faisant de la musique et aujourd’hui, exactement comme il y a vingt ans, c’est ma musique qui me permet de ne pas avoir une vie ordinaire. J’ai une chance incroyable, parce que je suis à la fois passionné par la musique et jamais content de ce que j’enregistre. Du coup, je continue, j’essaie de faire mieux. Le jour où j’enregistrerai un disque qui me comblera, là, je serai dans la merde… Mon autre moteur, c’est que j’écoute des disques toute la journée, toutes sortes de disques, et ça aussi, ça nourrit mes envies. Du coup, mon rapport à ce métier est resté très simple et adolescent, parce que je suis exactement aussi excité qu’à mes débuts. A 18 ans, à Ostende, je voulais faire du rock parce que j’étais jaloux du mode de vie des rock-stars anglaises. Eux n’avaient pas à travailler, ils n’avaient aucun souci, aucune contrainte. Aujourd’hui, c’est pareil : j’aime ma vie parce qu’elle n’est pas contraignante, en dehors de cette envie permanente de faire mieux. »
Et toute sa vie, Arno a essayé de faire mieux. D’abord en groupe (et souvent en étant plutôt en avance sur l’époque), puis en solo. Collectivement, il y eut d’abord Freckle Face (73-74, un album), puis Tjens Couter (75-80, trois albums), puis les supérieurs TC Matic (81-85, quatre albums et un best-of). A ces années d’aventure collégiale, on ajoutera une productive carrière solo entrecoupée de projets trouble-fête (Charles Et Les Lulus, Arno & The Subrovnicks, Charles & The White Trash European Blues Connection), et on obtiendra vingt-trois albums gravés en trente ans de carrière. Mais au-delà des chiffres, Arno aura surtout réussi un beau tour de force : se tailler une épaisse réputation de performer déglingué, de Tom Waits des Flandres (cliché usé/usant), toujours en résistance, jamais dans la norme. Question délicate : n’a-t-il jamais eu envie de mettre un peu d’ordre dans son invraisemblable bric-à-brac musical pour « plaire » davantage ? « Je ne peux pas écrire un tube, un truc facile, j’en suis incapable. Peut-être que techniquement je pourrais faire un effort, mais je sais comment le business et le marketing fonctionnent et j’ai décidé de me couper de tout ça. Moi, depuis la toute première fois où j’ai entendu Dylan chanter Like a rolling stone j’avais 16 ans , j’ai décidé que je ne serais pas comme les autres et que j’assumerais mon côté un peu bizarre, solitaire. Pour moi, faire des disques est encore une forme de provocation. Il y a cinq ans, mon père m’a demandé quand j’allais enfin trouver un vrai métier. »
Les récits colorés de son enfance et de son adolescence font partie de ce qu’on aime chez lui. Arno Hintjens est en effet un Belge très belge, donc un personnage immédiatement attachant. Il a grandi à Ostende, face à l’Angleterre face aux Stones, face aux Kinks, qu’il allait voir en concert en prenant le ferry , puis a beaucoup voyagé lorsqu’il avait 20 ans (Europe, Amériques, Inde). Mais pour autant, il n’a jamais oublié de regarder son pays, d’en fêter les contradictions, d’en chanter la douce folie. « Je suis comme la Belgique : bordélique, déglingué, et surtout sans racines. Mais ceci dit, je n’ai jamais eu l’impression de faire du surplace : j’ai enregistré aux Etats-Unis, en France, j’ai chanté en flamand, en anglais, en français, j’ai même joué avec une fanfare, alors qu’on ne me dise pas que je n’ai pas pris de risques. » A ce stade de notre récit, il devient urgent d’accorder à Arno ce qu’on a toujours refusé aux autres : le droit à une belle tirade sur le thème « J’aime ma maison de disques et elle me le rend bien ». Un passe-droit délivré sur la foi d’éléments tangibles et convergents. » C’est super si je peux le dire une fois, dans une interview, parce que les gens ne mesurent jamais à quel point c’est important pour un artiste dans mon style d’avoir une bonne relation avec sa maison de disques, une aussi grande liberté de mouvement. L’attitude des gens de ma maison de disques me touche beaucoup, parce que j’ai conscience d’être une exception. »
Liberté de mouvement. Liberté de ton. Arno s’autorise des mots, des expressions, des odeurs qui lui sont propres. Ses chansons chantent l’amour, l’amer, la mer, mais pas seulement. Bien au-delà du triptyque bière-moules-frites symbolique et de ce réel don pour le réalisme social partagé au cinéma par les frères Dardenne ou Jan Bucquoy , sa voix épaissie aux alcools forts sait aussi raconter des histoires plus subtiles, sur fond de larmes délicates et de sentiments fragiles. Pas étonnant que depuis dix ans maintenant des réalisateurs comme Jacques Doillon lui fassent les yeux doux, persuadés que sa belle épaisseur transpirerait avantageusement sur pellicule. Arno, jamais trop sûr de lui, aura encore besoin d’en être convaincu. « J’aime pas les chanteurs qui deviennent acteurs. Moi, j’ai fait mon choix : je suis chanteur. Alors, quand on me propose un rôle bien dans un film, je suis emmerdé : pourquoi moi, alors qu’il y a des tas de vrais acteurs valables qui pointent au chômage ? »
Pourquoi lui ? Parce qu’il est vrai, entier, impossible à modeler. Parce qu’il n’aime pas l’after-shave. Parce qu’il n’est pas cet ours échappé du zoo qu’on croyait rencontrer mais un type rudement honnête, qui n’a pas peur d’expliquer en quelques mots pudiques pourquoi il s’est choisi une vie publique. « Au fond, je crois que tout ça tient à un truc très con : j’ai toujours bégayé. Aujourd’hui, ça va un peu mieux, mais quand j’étais gamin, c’était un vrai problème : les autres me trouvaient bizarre, complètement asocial, et moi, je le vivais très mal… C’est sans doute pour ça que je fais de la musique depuis trente ans : pour réussir à m’exprimer. On m’a dit un jour que Winston Churchill avait le même problème que moi et que son bégaiement disparaissait pendant ses speeches. Marilyn Monroe aussi a connu ça : il n’y a que sur les plateaux de cinéma qu’elle arrivait à parler normalement. Moi, j’ai toujours pensé que les personnages publics ne le devenaient pas par hasard : on a tous un truc à régler. »
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