Pendant quelques jours, Keziah ‘Captain Rugged’ Jones nous a guidés dans le chaos et la démesure de Lagos, l’ancienne capitale du Nigeria. Entre vaudou sanguinaire, corruption, modernisme et luxe, une ville de tous les possibles, idéale pour sa musique sans limites.
Keziah Jones est mort. Mais rien de grave. Juste la fin d’une identité d’emprunt, la mise au rebut d’un costume défraîchi, élimé, sous lequel se dissimulait un certain Olufemi Sanyaolu, bien vivant lui. Place à Captain Rugged, nouvel avatar (et album) d’un musicien nigérian qui a quitté les couloirs du métro parisien dans les années 90 pour gagner les feux de la rampe. Parcours sinueux, atypique, cosmopolite que le sien, via Londres, Paris, New York et Lagos où, né il y a quarante-cinq ans, il est revenu vivre en 2010. Histoire singulière aussi : celle d’un écartèlement culturel et familial dont va découler une musique sans équivalent, tissée au gré des expériences vécues, soumise à la volonté de résoudre une somme de conflits en une seule et même entité. Longtemps appelé blufunk, ce mélange de rock, de folk et d’afro-beat est désormais étiqueté “afronewave”. Manière de faire entendre que les racines sont profondes, et les ailes jamais aussi bien déployées.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Pour officialiser ce changement de peau, Keziah/Captain Rugged a choisi un lieu indiscutable. La Bogobiri House illustre ce Lagos qui fascine la presse étrangère. “Lagos, paradis des ‘repats” (rapatriés) titrait Le Monde en juillet à propos de l’engouement pour cette ville manifesté par une diaspora sur le retour. Il est vrai qu’avec un taux de croissance annuel à faire bander Bercy (7 %), une industrie pétrolière en plein boom, une classe moyenne émergente et un essor culturel symbolisé par Nollywood, industrie cinématographique plus féconde que son équivalent indien, le Nigeria fait figure de surdoué d’un continent globalement en situation d’échec. Au cœur du quartier insulaire d’Ikoyi, qui avec Victoria concentre l’essentiel des richesses et de ses signes extérieurs, la Bogobiri House combine les prestations “afrocentriques” d’un hôtel “au charme pittoresque”, d’un restaurant “pour gourmets”, d’une galerie d’art, d’un spa et d’un club de musique.
C’est là que Keziah présente Captain Rugged devant un public de happy few composé de “repats”, d’“expats” (expatriés), de photographes, de plasticiens, de stylistes… Laure et Sabrina sont françaises et vivent depuis deux ans dans cette bulle surprotégée que sont Ikoyi et Victoria. Ces îles séparées du continent par un pont offrent un contrepoint saisissant avec le Lagos chaudron du diable aux vingt millions d’âmes, aux neuf naissances toutes les dix minutes, aux bidonvilles tentaculaires où beaucoup d’enfants ne sont même pas enregistrés à l’état civil vu qu’un sur cinq n’atteindra jamais l’âge de l’école primaire. “Nous vivons en réseau fermé”, se plaignent Laure et Sabrina, dont les maris travaillent pour l’industrie pétrolière. “Beaucoup d’entre nous font des dépressions.” Déjà tenues par contrat d’éviter les déplacements, elles ont reçu une circulaire de leur ambassade recommandant de ne pas sortir de chez elle cette semaine. “On nous a dit que c’était à cause d’une fête en l’honneur d’une divinité yorouba. On sait pas pourquoi. On imagine...”
Une “autre” criminalité
Quentin et Bernard savent. Et c’est terrifiant ! Ces deux Français installés à Lagos depuis six ans gèrent leur société de sécurité. Le premier s’est spécialisé dans l’accompagnement de cadres en voyage d’affaires. Le second s’occupe de logistique dans la protection des sites pétroliers. La violence au Nigeria, ils connaissent. “Elle a tous les visages ici. 80 % des Nigérians en ont été victimes sous une forme ou une autre ces cinq dernières années.” La plus répandue : le kidnapping, qui touche toutes les populations. Depuis le début 2013, on a dénombré quarante-quatre enlèvements d’expatriés. A l’inverse de ceux perpétrés par Boko Haram ou Ansaru dans le Nord, ils ne sont jamais revendiqués et passent quasi inaperçus. Ils se soldent par une demande de rançon. Ou une disparition définitive. “Il ne s’écoule pas une journée sans kidnapping, précise Bernard, avec un pic en fin d’année, saison des sacrifices rituels.”
La crise aidant, le recours à la sorcellerie s’est nettement développé au Nigeria pour engendrer une “autre” criminalité. “Ma secrétaire vient d’en faire l’expérience. Les kidnappeurs ont injecté un gaz innervant dans le système d’aération du bus dans lequel elle avait pris place. Elle s’est retrouvée parquée avec les autres passagers dans une cour, comme du bétail, prête à être livrée au commanditaire…” Finalement, parce qu’elle a une petite fille de deux mois, l’un des gardiens la relâchera. Bernard connaît les prix sur le marché du vaudou : “Une main c’est 5 000 nairas (25 euros), un pénis c’est 10 000, un sein de femme c’est 15 000, un bébé c’est 100 000…” “C’est une ville où tout est surréaliste, un point de rencontre entre enfer et paradis, résume Keziah. Les événements qui s’y produisent ne surviennent nulle part ailleurs.”
Ici, beaucoup ont réussi. Mais finalement tout a échoué : la politique, l’éducation, la santé… La corruption a gangrené jusqu’à l’os le corps de cette jeune démocratie libérée du joug colonial il y a cinquante-deux ans mais où rien n’est fiable, pas même la distribution d’électricité. “Alors, pourquoi ne pas imaginer un superhéros qui survolerait ce bordel en portant secours aux plus faibles, faisant rendre gorge aux pourris ! Le premier superhéros africain !” Ce “capitaine Fracasse” est né dans l’imagination de Keziah il y a longtemps. “Enfant, je lisais les aventures de Superman et de Spiderman.”
L’esprit d’aventure
Le disque s’accompagne d’ailleurs d’un roman graphique, où sont narrées les aventures du Captain. Keziah en est l’auteur et Native Maqari, l’illustrateur. Mais le personnage s’est aussi construit sur d’autres modèles : Ziggy Stardust pour le côté glam version ghetto (cf. la photo de pochette) ; Dr. Funkenstein, héros des aventures afrospatiales de George Clinton et de son groupe Parliament, d’où la coloration plus funk de la musique. Fela Kuti n’y est pas étranger non plus… “Il fut le premier Captain Rugged. Pour de vrai. Son style de vie, sa musique, son look, son langage étaient héroïques.” Et puis, tapi dans l’ombre, il y a la figure du père mort il y a seize ans et qui, par un subtil jeu d’opposition et de mimétisme, a façonné l’esprit d’aventure de notre héros…
Dans la maison des Sanyaolu, à Saint-Isolo, où nous accueille la mère de Keziah, il y a cette photo réunissant tous les membres de la famille avec, aux deux extrémités, le père en tenue de chef yorouba et le fils habillé à la mode occidentale. Le chef Sanyaolu fut l’un des premiers self-made men au Nigeria. A l’indépendance, il bâtit sa fortune en dirigeant une compagnie d’électricité qui empocha la plupart des contrats d’équipement des édifices publics de Lagos. Comme le voulait la tradition dans les familles aisées, il envoya ses fils étudier en Angleterre. Mais les choses ne roulèrent pas comme il l’espérait avec Olufemi/Keziah. “J’ai quitté le Nigeria à l’âge de 8 ans sous la protection de mon frère aîné. A 16, j’étudiais l’économie et le droit. Je pense que mon père envisageait de me confier ses affaires…”
La guitare, le blues, le funk et Jimi Hendrix en décidèrent autrement. Il se fait virer de quatre écoles privées, fugue, couche dans des squats, croûte en chantant dans le métro, londonien puis parisien. “Je voulais prouver que je pouvais me démerder sans l’aide de personne.” Sur cet “apprentissage”, sa mère observe un silence poli mais éloquent, se contentant d’un “Oh oui, voilà un garçon bien têtu !” suivi d’un petit rire et d’un haussement d’épaules. C’est à Paris où il écume les couloirs des stations Châtelet et Saint-Michel, se réfugiant la nuit sous le porche de l’église Saint-Eustache, que le directeur artistique d’une maison de disques le découvre. Son premier album, BluFunk Is a Fact!, paru en 1992, reste un étonnant document sur cette période “busking”. A la Bogobiri House, il en précisera les principes : “Dans le métro, dans la rue, tu es en compétition avec toutes les nuisances de la ville, le bruit du trafic, le vent, le froid, les flics parfois. Si tu veux être entendu, tu dois t’élever au-dessus !” Et d’enchaîner sur une version acoustique de BluFunk… où tant la vélocité de sa main droite à la guitare que sa vigueur à expulser le chant en cherchant son souffle au plus profond des poumons témoignent encore de ce passage à la “métro academy”.
Un superhéros végétalien au pays des buveurs de sang ?
Sauf que le petit ménestrel de la ligne 4 est devenu depuis un bogosse au visage anguleux comme un masque princier du Royaume d’Ifé, un sapeur afrofuturiste dont la silhouette aiguisée doit beaucoup à seize ans de steaks de tofu et de veganisme intégral. “Quand mon père est mort, le partage de l’héritage ressemblait tellement à un festin, avec son corps comme manne nourricière, que j’ai décidé de ne plus toucher au moindre aliment carné.” Un superhéros végétalien au pays des buveurs de sang ? Trop beau ! En attendant de pouvoir relater ses futurs exploits, Captain Rugged est un super disque, son plus tendre avec les titres Lunar et Falling en beautés désarmantes, son plus dur avec Afronewave et Hypothetical en uppercuts funky. Certes, pas de quoi consoler le Lagotien moyen des 3 à 6 milliards d’euros détournés chaque année par les politiciens, des urnes bourrées lors des élections, des rapts quotidiens, de la douleur des transports défaillants, des embouteillages monstres ou des nuits éclairées à la bougie faute d’électricité. Mais autre que symbolique, quelle réponse un artiste peut-il donner à une situation à ce point hors norme ? Fela ne disait-il pas “la musique est l’arme du futur” ?
{"type":"Banniere-Basse"}