Pour son premier long métrage, Orelsan décline l’album-concept de son groupe Casseurs Flowters, soit le quotidien de deux musiciens flemmards et sans ambition. Une première pour le rappeur, qui se confronte à la comédie et à la réalisation. Rencontre.
A la Poterne, un restaurant niché au cœur du vieux Caen, Orelsan tourne ce matin une scène de son premier long métrage. L’équipe est en plein rush, mais dans la petite salle du fond, au milieu des trophées de chasse qui tapissent les murs, on se la coule douce : « Dans une chanson, le temps est un tempo qui file et ne t’attends pas. Il est plus compliqué de chanter que de servir un texte au cinéma, finalement », devise le comédien Vincent Nemeth, en pleine discussion avec Orelsan – dont il incarne le beau-père à l’écran. Affalé dans un fauteuil sous une imposante tête d’élan empaillée, le rappeur confirme en terminant son dessert : « C’est ce que je découvre ici : je peux penser mon texte pendant que je le joue, faire des pauses, alors que sur scène tout est immédiat « .
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Devant et derrière la caméra
Pour le rappeur bas-normand, qui fait ici ses débuts de réalisateur et de comédien, ce tournage à 1,8 M€, peuplé de comédiens, de techniciens et de maquilleurs est en effet une découverte. Lorsqu’en 2013, est sorti l’album des Casseurs Flowters, le duo qu’il forme avec Gringe, il évoquait pourtant son envie de faire un film basé sur les aventures de ces deux rappeurs incapables de lancer leur carrière. Mais il pensait plus petit : « J’avais écrit un scénario qu’on voulait réaliser pépère, entre potes. Mais je me suis pris au jeu, j’ai bossé le scénario, l’écriture, les ressorts narratifs, et j’ai décidé de me confronter au vrai truc, de faire un film », détaille-t-il.
Une professionnalisation qui rappelle sa carrière musicale, passée des mixtapes informelles lancées sur le web aux plus grandes scènes du pays. Aujourd’hui, c’est sous les finances croisées de Nolita Cinéma et des Canards Sauvages qu’il se transforme en réalisateur, tout en demeurant novice : « J’ai réalisé certains de mes clips donc j’ai des connaissances techniques et je me documente beaucoup, mais j’apprends énormément sur ce tournage ». Quand on l’interroge sur sa notoriété de musicien qui lui ouvre brusquement les portes d’un milieu où d’autres mettent des plombes – ou des années d’études – à se faire un nom, il répond :
« Je n’ai jamais fait d’école de musique, mais ça ne m’empêche pas de vivre de ma musique. Dans le fond, “réalisateur” ne veut pas dire grand chose, à part chercher à faire aboutir une vision. C’est ce que je fais, et puis je suis entouré ».
Sur le tas
Le rappeur n’est en effet pas seul : Christophe Offenstein, tour à tour producteur, réalisateur ou directeur de la photographie chez Guillaume Canet ou Jean-Paul Rouve, apparaît au générique en tant que consultant technique et artistique. Un garde-fou nécessaire :
« Orelsan a une vraie culture cinéma, donc il s’en sort bien, remarque le consultant. Mais comme il est très intuitif, il faut parfois l’aiguiller. D’autant que son expérience de réalisateur vient du clip, alors que pour moi ce film ne fonctionne que si on sort de cette esthétique ».
Le rappeur confirme : « Je sais ce que je veux obtenir, mais Christophe a l’expérience et la technique. Il m’évite les erreurs de débutant : les angles mal gérés, les focales trop “clip”… « . « C’est un peu la Femis (École nationale supérieure des métiers de l’image et du son – ndlr) pour les nuls », rigole Gringe, son binôme à la scène comme à l’écran.
Devant la caméra, Orelsan et Gringe offrent un jeu impulsif, au point qu’il leur est parfois difficile de livrer deux prises identiques :
« On a pris des cours de comédie, mais comme on n’est pas des professionnels, on improvise pas mal, explique Gringe. On a aussi des automatismes de scène, car on a beaucoup tourné avec Casseurs Flowters et on se connaît parfaitement ».
Pour la comédienne Chloé Astor, qui campe la petite amie d’Orelsan, c’est ce qui fait le sel de ce jeu spontané : « Ils ont la qualité des gens dont ce n’est pas le métier, ils n’ont pas d’a priori sur ce que doit être le jeu d’acteur ni d’habitudes trop marquées ». « C’est ce qui est parfois délicat, relève Christophe Offenstein. Au montage, nous devons faire des raccords, et si les prises sont trop différentes ça peut être compliqué ».
Quasi Comédie musicale
Sur le plateau comme à l’écran, on croise quelques comédiens mais aussi beaucoup d’amis des deux lascars. Une option qui renvoie à leurs goûts cinématographiques, à ces buddy-movies ou huis clos sympathiques qui n’ont pas vraiment besoin de stars pour fonctionner (Clerks…). « On ne voulait pas que notre univers soit occulté par la présence d’un comédien trop identifiable, précise Orelsan. Ce serait curieux si, en plein milieu d’une scène, Richard Anconina ou Michel Blanc se pointaient… « . Claude, Bouteille ou Ablaye sont aussi ceux qui ont partagé avec eux la période qu’ils portent à l’écran : « Le film est inspiré de ce qu’on a pu vivre à Caen, cette époque où on faisait vaguement de la musique en enchaînant les boulots pourris, et ces mecs font partie de cet univers », précise Orelsan.
C’est là que ressurgit le paradoxe qui traversait l’album des Casseurs Flowters. A l’époque, Orelsan indiquait au micro de Rue89 : « Ce qui est raconté dans ce disque, c’est du passé, puisqu’au présent, on a écrit et enregistré, contrairement à ce que font nos personnages dans l’album, qui ne foutent rien… « . Travailler sérieusement à passer pour un branleur, voilà le challenge : « C’est la difficulté, et c’est une somme de boulot considérable. Si tu glandes comme on glande dans le film, tu ne fais pas de film, ni de musique… « , sourit Orelsan. Sur le plateau, entre les temps morts, les tournages de nuit sous la pluie normande, les répétitions et les scènes à refaire, le duo en prend en effet pour son grade : « On est déjà complètement crevés alors que ça ne fait qu’une semaine qu’on tourne, et il en reste 5. On découvre qu’il faut s’économiser beaucoup, on n’était pas du tout préparés… », sourit Gringe.
Le boulot est d’autant plus dense que le duo réalise aussi la bande originale, un élément narratif central dans ce qu’Orelsan qualifie de « quasi-comédie musicale » : « La musique est omniprésente, le film est basé sur ce rap, analyse Christophe Offenstein. Même si les chansons n’apparaissent pas en entier dans le film, les quelques couplets servent la narration, comme des articulations ». Dans sa version intégrale, la bande originale fera office de second album du duo.
Sur le plateau, on sonne le rappel. Aurélien et Gringe s’éclipsent avant de ressurgir fringués comme des hard rockeurs. La scène est surréaliste : sur la petite estrade du restaurant, les deux rappeurs poussent une chansonnette absurde et triste qui se solde par une embrouille en public. Une projection saisissante du quotidien des deux losers réduits à chanter des reprises catastrophiques dans des restaurants de darons. On espère tout de même que ces deux branleurs auront la décence de terminer leur putain de film.
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