Alors que Born Bad célèbre son œuvre via la rétrospective Un dandy en exil (Algérie-France 1969-1983), portrait entre Alger et Paris de Mohamed Mazouni, un artiste injustement passé sous les radars des radios nationales dans les années 1970.
Dès ses premiers 45 tours, Mohamed Mazouni n’a jamais cherché à masquer sa voix, qu’il trouve « petite » et « limitée ». Rabah Mezouane, programmateur à l’Institut du monde arabe et auteur du livret accompagnant la réédition chez Born Bad, préfère y voir lui celle d’un « policard capable de s’approprier n’importe quel sujet », d’un « farceur », d’un « charmeur » ou d’un artiste au verbe cru, direct, tantôt moralisateur (sur l’infidélité ou le mariage mixte) tantôt dérangeant (la drague dans les lycées, le frisson ressenti à la vue d’une mini-jupe…).
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En clair, Mazouni, de la fin des années 1960 aux débuts de la décennie 1980, a été la voix d’une génération, un artiste adulé par la communauté immigrée en France mais étrangement resté loin des radars des radios nationales, probablement incapables de saisir totalement un chanteur qui, derrière son allure de garçon sage, sa coiffure impeccable et ses lunettes d’intello, pouvait se montrer accusateur (Rebtouh Fel Mechnak – « Ils l’ont attaché à la guillotine » en VF) ou saluer l’indépendance de son pays (Adieu la France, bonjour l’Algérie).
Sono mondiale
Pour comprendre qui est réellement Mohamed Mazouni, il faut remonter aux années 1950. L’Algérien, né le 4 janvier 1940, est alors un gamin des montagnes, un enfant de Bilda, la Ville des roses telle qu’on la surnomme. Il n’a jamais été à l’école, a tout juste appris le Coran à la Mosquée pendant un an et partage une même pièce avec son frère cadet et sa mère. « Une seule chambre de location à cinq anciens francs français par mois, rembobine-t-il. Ma mère ne travaillait pas, donc après le décès de mon père, alors que j’avais seulement un an, ça été plus compliqué. J’ai passé une enfance complétement ratée… »
Très vite, Mazouni rêve d’une autre vie. Artiste, voilà ce qui fait fantasmer le jeune homme, qui passe son temps à imiter Farid El Atrac, un chanteur égyptien à succès, et se verrait bien tutoyer les mêmes sommets d’ici peu. Alors, en 1969, après plusieurs années à reprendre les refrains entêtants de Rabah Driassa ou Abderrahmane Aziz, et à enregistrer dans des studios précaires d’Alger, il quitte son pays pour s’installer en France. Ce n’est pas le seul : depuis de nombreux mois, la capitale française semble être devenue le point de rendez-vous des artistes du monde entier, souvent signés chez BYG Records (Archie Shepp, Sunny Murray, Steve Lacy) ou Saravah (Pierre Akendegue, Art Ensemble Of Chicago). « Il n’existe pas un artiste, à l’échelle mondiale, qui ne souhaite pas faire sa carrière à Paris, précise-t-il. C’est le rêve principal de tous les artistes. Et puis, il faut le dire, la culture française, en tant que kabyle, est ma deuxième culture. »
Musicalement, Mohamed Mazouni s’inspire très clairement de la vague yéyé : Johnny, Les Chats Sauvages, Antoine, Les Chaussettes Noires, c’est son truc. Sauf que contrairement à d’autres chanteurs immigrés en France, lui se démarque de cette mouvance sur bien des points. Déjà, il refuse de changer de patronyme – des artistes comme Laïd Hamani et Abdelghafour Mociane ont pris un pseudo pour tenter de séduire le public occidental (respectivement Victor Leed et Vigon), tant mieux pour eux, mais Mazouni a d’autres ambitions. Du côté des textes, c’est pareil : plutôt que de raconter des amourettes d’adolescents, il chante l’exil, le racisme, les conditions de travail et la détresse sexuelle d’une génération d’immigrés débarquée en France sans leur compagne. « En clair, ils s’adressaient aux siens, surenchérit Rabah Mezouane. Ils parlaient au nom de ceux restés au pays ou ceux qui avaient immigrés en France. Ils ne se voyaient donc pas utiliser un autre patronyme. »
Je t’aime, moi non plus
Il faut dire que Mazouni et la France, c’est aussi une histoire d’amour compliquée. S’il dit aujourd’hui s’être intégré facilement, obtenant assez rapidement sa carte de résidence, il avoue aussi avoir perdu deux frères, « l’un tué par l’armée française, l’autre par l’OAS »… Aussi, à l’écoute de L’amour Mâak, 20 ans en France ou Clichy, on comprend les difficultés auxquelles il a dû être confronté lors de son arrivée en Hexagone : « Je ne mange pas avec toi parce que tu es un arabe », « Va-t’en espèce de bico, c’que tu m’dis m’est bien égal », « Pour l’Arabe, c’est toujours non / Pas d’embauche c’est trop tard… » ou encore le terrible « 20 ans en France / Je suis perdu, c’est fini pour moi / J’ai pas d’avenir, ô, mon compatriote / J’ai passé mes jours dans l’enfer de l’exil / Les femmes et l’alcool ont ravagé mon être / Toutes les nuits, je bois / A croire que je suis devenu un tonneau / Pourtant, la France m’apparaissait comme un paradis… »
En 1993, cette relation d’amour-haine s’intensifie encore un peu plus lorsqu’il sort Zadam Ya Saddam (Fonce Saddam), une ode à Saddam Hussein qui lui a valu cinq ans d‘interdiction de séjour. Un texte qu’il considère aujourd’hui comme naïf et qu’il regrette visiblement d’avoir chanté, mais que Rabah Mezouane tente tout de même de justifier : « A Barbès, au début des années 1990, ce point de vue était très partagé. Les gens n’avaient pas forcément le recul pour comprendre qui était réellement Saddam Hussein, ils soulignaient simplement sa volonté de faire barrage aux américains.« Zadam Ya Saddam permet au moins à Mohamed Mazouni d’avoir droit à son premier papier dans un journal français, justement écrit par Mezouane – un comble quand on sait que l’on parle ici d’un chanteur qui a multiplié les disques d’or, écumé les cabarets de la capitale et posé les bases de la sono mondiale longtemps fantasmée par Jean-François Bizot.
Depuis cette polémique, Mazouni n’est d’ailleurs revenu que ponctuellement en France. Comme pour ce concert donné à l’Institut du monde arabe en 2013 pour les 50 ans de l’indépendance de l’Algérie, où il est apparu habillé en bédouin. Entretemps, son œuvre a elle été redécouverte, grâce aux reprises de Rachid Taha, de Zebda ou de l’Orchestre national de Barbès, sans pour autant que l’humour grinçant, la richesse instrumentale (violon, derbouka, târ, luth, guitares électriques…) et le savoir-mélodique de ce « chanteur polaroïd » arrive aux oreilles d’une nouvelle génération d’auditeurs.
Grâce à Born Bad, c’est désormais chose faite. Et ça semble le réjouir : « Jean-Baptiste Guillot, le patron du label, est un chic type, bosseur, fonceur, sûr de lui. » Les mots sont simples, élogieux, presque évidents lorsqu’ils sont adressés à un homme qui vient de réhabiliter votre œuvre. On est simplement frappé de savoir que Rabah Mezouane emploie exactement les mêmes pour décrire le Mazouni des années fastes. Avec, toujours, cette étiquette de « dandy » qui semble indissociable.
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