Traversée sélective d’une œuvre généreuse, à la fois militante et sensuelle, remuante et spirituelle, qui va bien au-delà du seul reggae par son impact mondial et sa postérité intacte.
De son premier single Judge Not (1962), qu’il a enregistré à l’âge de 17 ans, à son ultime “soulèvement” (Uprising, son ultime album de 1980), Robert Nesta Marley a laissé une œuvre d’une profusion impressionnante pour un homme mort à seulement 36 ans, passant du rocksteady et du ska au rock et punk qui métisseront son reggae au fil d’une carrière de plus en plus internationale.
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Comme la plupart des héros de la musique mondiale, il bénéficiera ensuite d’une plantureuse carrière posthume qu’il lui vaudra de revenir au top des charts onze ans après son décès grâce au single Iron Lion Zion, extrait du coffret 4 CD Songs of Freedom recommandé comme rite d’initiation au reste de la discographie de Bob Marley. LM
Bob Marley and the Wailers Soul Rebels (1970)
Fruit de sessions intensives réalisées entre août et novembre 1970, sous la houlette magique du sorcier sonore Lee “Scratch” Perry, Soul Rebels – publié en décembre 1970 sur le label anglais Trojan – constitue le deuxième album de la formation originelle des Wailers, conduite par Bob Marley aux côtés de Peter Tosh et Neville Livingston (alias Bunny Wailer). Plusieurs autres musiciens ont participé à ces enregistrements, à commencer par les frères Aston et Carlton Barrett (le premier à la basse, le second à la batterie), binôme rythmique devenu dès lors un socle fondamental du groupe de Marley.
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Contrairement à The Wailing Wailers (1965), assemblage de morceaux épars sans cohérence particulière, Soul Rebels apparaît comme un album à part entière, agencé autour du thème de la rébellion. Effectuant la transition du rocksteady au reggae, alors en plein essor, il marque une nouvelle ère dans la vie des Wailers, avec la mise en exergue de Bob Marley – dont le nom précède pour la première fois celui du groupe sur la pochette.
Long de trente-deux minutes et des volutes, l’album contient douze morceaux dans sa version originelle, douze ballades chaloupées et gorgées d’âme auxquelles la production épurée de Lee Perry confère un relief optimal. Se détachent les splendides Soul Rebel et 400 Years, cette dernière écrite et chantée par Peter Tosh. Seul petit bémol extramusical : la pochette à la douteuse imagerie sexiste et militariste, imposée contre l’avis du groupe… JP
The Wailers Catch a Fire (1973)
Habitués à être arnaqués, les Wailers n’en reviennent pas : le patron d’Island Records, Chris Blackwell, convaincu de leur potentiel, leur offre une avance de 4 000 livres pour qu’ils enregistrent un album dans de bonnes conditions. Avec beaucoup de discipline, le groupe saisit l’opportunité et polit une dizaine de morceaux, dont 400 Years, composition de Peter Tosh parue en single en Jamaïque, et Stir It Up, déjà popularisée par Johnny Nash.
Enchanté par le résultat, du pur reggae, à la fois brut et plein de soul, Chris Blackwell a cependant l’intuition que, pour toucher le public rock, des ajustements sonores sont nécessaires. Il convie notamment deux Américains, le guitariste Wayne Perkins et le clavier John “Rabbit” Bundrick (que Marley a rencontré en Suède), pour une série d’overdubs.
L’idée de Blackwell se révèle brillante : si les chansons perdent un poil de leur simplicité initiale, elles gagnent en relief et en espace. Grâce à un superbe solo de Perkins et à une nouvelle ligne de basse signée Robbie Shakespeare, Concrete Jungle, qui décrit la misère de West Kingston, devient ainsi plus ombrageux et hypnotique.
Même si, à sa sortie, il se vend à 14 000 exemplaires, Catch a Fire, avec sa pochette reprenant le design du Zippo, constitue la mèche d’un succès que l’opiniâtreté et les tournées finiront par allumer. Si, en 2001, l’édition deluxe a dévoilé les enregistrements jamaïcains avant tripatouillage, c’est bien la version réarrangée avec Blackwell qui est entrée dans l’histoire, ouvrant des perspectives inédites au meilleur groupe jamaïcain de l’époque. VB
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The Wailers Burnin’ (1973)
Sixième LP des Wailers (le second pour le label Island), enregistré à Kingston en avril 1973, Burnin’sort en octobre 1973, quelques mois seulement après Catch a Fire. Soufflant sur les braises encore chaudes de son prédécesseur, il tient les promesses de son titre et propose un contenu absolument brûlant. Si le disque est attribué à The Wailers, Bob Marley – auteur de la majeure partie des chansons – y apparaît néanmoins comme la figure dominante du groupe, ce que suggère également l’illustration de la pochette.
L’entourent ici notamment, outre Peter Tosh et Neville Livingston, le batteur Carlton Barrett, son frère bassiste Aston et le claviériste Earl Lindo. Produit par le groupe avec Chris Blackwell, Burnin’ bénéficie d’un son très clair, sans fioritures, qui rend pleinement justice aux chansons – et quelles chansons !
Ode vibrante au soulèvement, aujourd’hui iconique, Get Up, Stand Up – coécrite par Bob Marley et Peter Tosh – ouvre l’album avec éclat et l’engage sur une voie résolument offensive, voire revendicative, en écho direct au mouvement américain des droits civiques.
Tous signés Marley, trois autres brûlots – I Shot the Sheriff, Burnin’ and Lootin’ et Small Axe – entretiennent aussi en beauté le feu de la révolte. Quant à la flamme religieuse, elle brille en particulier à travers Hallelujah Time, Pass It On et One Foundation – les deux premières écrites par Livingston, la dernière par Tosh. Ce sont leurs ultimes contributions au répertoire des Wailers, tous deux ayant quitté le groupe peu après la parution de l’album. JP
Bob Marley and the Wailers Natty Dread (1974)
Succédant à Burnin’, Natty Dread – sorti en octobre 1974 – est le premier album conçu par Bob Marley sans ses deux acolytes originels, Peter Tosh et Neville Livingston (alias Bunny Wailer), partis pour poursuivre leur propre quête musicale, chacun de son côté. La section rythmique formée par les frères Aston et Carlton Barrett s’impose désormais comme l’élément central des Wailers.
S’y ajoutent ici notamment le guitariste Al Anderson (seul musicien américain ayant fait partie du groupe) et le pianiste/claviériste Bernard Harvey. Trio vocal féminin composé de Rita Marley (la femme de Bob), Marcia Griffiths et Judy Mowatt, The I-Threes contribue également à l’enregistrement – et accompagnera le chanteur jamaïcain, sur disque comme sur scène, jusqu’à sa mort.
Contenant neuf chansons, l’album démarre avec Lively Up Yourself, entraînante harangue funky qui lorgne clairement vers Get Up, Stand Up sans atteindre la même puissance d’attraction fédératrice. Perceptible tout du long, cet élan contestataire traverse en particulier Them Belly Full (but We Hungry), Rebel Music (3 O’Clock Roadblock), Natty Dread et Revolution, assurément l’une des plus belles chansons de Bob Marley.
Album de la consécration internationale pour le groupe, certifié disque d’or en Angleterre et en France, Natty Dread doit sa popularité avant tout à No Woman, No Cry, lancinante complainte mélancolique dont la longue version live (sept minutes), présente sur Live! (1975) et également parue en single, va remporter un immense succès. JP
Bob Marley and the Wailers Exodus (1977)
Juste après la sortie de Rastaman Vibration, l’aura de Marley est tellement énorme dans son pays qu’il devient le jouet des forces politiques. Au pouvoir depuis quatre ans, le People’s National Party socialiste de Michael Manley propose à Bob de donner un concert gratuit nommé Smile Jamaica en décembre 1976. Initialement apolitique, l’événement est instrumentalisé par Manley et, au fur et à mesure que le concert approche, les tensions montent à Kingston.
Deux jours avant, des tueurs tirent sur le manager Don Taylor, Rita et Marley. Malgré les intimidations, le concert a bien lieu. Mais dès qu’il est sorti de scène, le chanteur part en convalescence à Nassau, puis New York, avant de s’installer à Londres en janvier 1977 pour une année d’exil plutôt douce – Bob a une liaison avec Cindy Breakspeare, qui vient d’être couronnée Miss Monde.
C’est néanmoins dans la capitale anglaise que Marley reprend le combat artistique. Car, plutôt que de le déprimer, la tentative d’assassinat à laquelle il a échappé le pousse à contre-attaquer, à surtout ne pas se résigner. Entre février et mars, dans les studios d’Island à Notting Hill, avec un groupe où le guitariste Al Anderson a été remplacé par Junior Marvin, il enregistre une vingtaine de nouvelles chansons.
Certaines des plus romantiques finiront sur Kaya, mis sur le marché dans un second temps en mars 1978 avec Is This Love ou Sun Is Shining. Les autres formeront Exodus, dont l’intitulé fait référence au récit biblique de l’exode des Hébreux, partis d’Egypte pour s’émanciper.
Mêlant mysticisme, religion, politique, mais aussi préoccupations plus sensuelles – Turn Your Lights Down Low, écrit pour Breakspeare – le recueil, concis et catchy, se révèle être un miracle d’équilibre. Avec ses accompagnateurs, Marley réalise une synthèse alors inédite entre le reggae jamaïcain et le rhythm’n’blues américain – la reprise de People Get Ready de Curtis Mayfield couplée avec One Love – augmentée de touches de rock anglais.
Exodus et sa transe de sept minutes, Jamming, Waiting in Vain ou Three Little Birds deviennent aussitôt des classiques – c’est l’album qu’on retrouvera le plus sur la compilation Legend, l’album de reggae le plus vendu de tous les temps.
L’édition deluxe d’Exodus prolonge le plaisir avec cinq morceaux saisis lors d’un concert au Rainbow Theatre londonien. Surtout, a été ajouté le résultat des retrouvailles avec Lee Perry datant de l’été 1977.
Alors en studio avec The Clash pour Complete Control, le sorcier du dub alerte Marley sur la nouvelle génération anglaise qui préfère la musique jamaïcaine aux dinosaures du rock. Commencé à Londres avec des membres d’Aswad et Third World, bouclé en Jamaïque par Perry à coups d’overdubs, Punky Reggae Party scelle avec majesté l’union des rastas et du mouvement punk. Sorti en novembre sur Tuff Gong, ce single historique est flanqué d’une savoureuse version dub. VB
Bob Marley and the Wailers Babylon by Bus (1978)
Sorti à la fin 1978, Babylon by Bus a été, pour Marley, une bonne manière de boucler une année où il s’est dépensé sur les scènes du monde entier. Après avoir réconcilié le temps du One Love Peace Concert les dirigeants politiques jamaïcains, le Premier ministre Michael Manley et son opposant Edward Seaga, il part défendre en tournée le sentimental et suave Kaya.
Loin de se la jouer lover, il donne des prestations fulgurantes avec des Wailers plus compacts et agressifs que jamais. Les I-Threes, avec Rita Marley, donnent de la voix et de la force à leur leader, les frères Barrett attisent le feu de leur rythmique tandis que Tyrone Downie se démène sur ses claviers. Le retour du guitariste Al Anderson, parti pendant deux ans accompagner Peter Tosh, se concrétise par des solos vibrants.
Enregistré en grande partie à Paris, cet album double en format vinyle ne connaît aucun temps mort. S’il manque certains tubes – Get Up, Stand Up, I Shot the Sheriff ou No Woman, No Cry présents sur le Live! de 1975 –, cette heure de communion a les allures d’un best of live imparable où chaque morceau semble avoir été porté à ébullition afin de transcender les originaux studio.
Après Positive Vibration en ouverture, s’enchaînent des brûlots tels que Punky Reggae Party, Exodus ou Concrete Jungle. Même Stir It Up, plus apaisé sur disque, y gagne en énergie. On peinera à déterminer quels sont les sommets de cette heure de bonheur arrachée au temps. Peut-être la version ensorcelante et électrique de Is This Love ou, en final, un Jamming plein de conviction qui, malgré l’absurdité du geste, donne envie de répondre aux harangues de Marley comme s’il était face à nous. VB
Bob Marley and the Wailers Uprising (1980)
Tournant à travers le monde depuis le mitan des années 1970, Bob Marley & the Wailers vont jouer pour la première fois en Afrique début janvier 1980, plus précisément au Gabon, pour fêter l’anniversaire du président Omar Bongo. Trois mois plus tard, en avril, ils se produisent cette fois au Zimbabwe, pour célébrer l’indépendance du pays. Entre ces deux dates, ils se retrouvent à Kingston, dans le studio Tuff Gong, pour enregistrer leur nouvel album – qui sera aussi leur dernier.
Le groupe apparaît ici en format élargi, réunissant autour de Bob Marley le trio vocal I-Threes et huit musiciens, parmi lesquels les frères Barrett, le guitariste Al Anderson, le claviériste Earl Lindo et le chanteur/guitariste Junior Marvin. Si chère à Bob Marley, l’idée de soulèvement (uprising en anglais) traverse avec une grande force expressive tout l’album, la pochette offrant une parfaite traduction graphique de la musique.
Empreintes d’une intense ferveur spirituelle, les dix chansons s’inscrivent pour la plupart dans la veine d’un reggae classique, parfaitement ajusté. Toutes donnent à entendre un Marley au chant profond et vibrant – difficile de croire qu’il est alors déjà condamné par la maladie qui le ronge et va l’emporter en mai 1981. Emergent en particulier Could You Be Loved, irrésistible rengaine au tempo plus appuyé, et Redemption Song, version très dépouillée d’une chanson de salut qui, en conclusion de l’album, sonne avec le recul comme une bouleversante chanson d’adieu. JP
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