L’an passé, le groupe mancunien célébrait quarante ans de carrière à travers des concerts au complet et un superbe coffret rétrospectif. Avec ACR Loco, premier nouvel album depuis 2008, A Certain Ratio prouve qu’il n’a rien perdu de sa force de frappe.
Flash-back. Nous sommes à Manchester en 1977, le punk a poussé dans la musique tous les gamins de la ville qui savent gratter trois accords sur une guitare. A cette époque, A Certain Ratio – qui tient son nom des paroles de The True Wheel sur l’album Taking Tiger Mountain (by Strategy) de Brian Eno – est constitué de Peter Terrell à la guitare et de Simon Topping à la trompette et aux vocaux. Un duo fortement influencé par Wire et The Velvet Underground, mais aussi par des groupes funk comme Parliament, Funkadelic ou Earth, Wind & Fire.
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Jez Kerr les découvre un soir alors qu’ils donnent un concert au Pips Disco. “J’avais une basse à l’époque, se souvient-il, je ne peux pas dire que je savais en jouer, ce serait présomptueux. Un mois après, je croise Simon et lui demande où en est le groupe : ‘On a un concert de prévu dans deux jours mais il nous manque un bassiste !’ Ni une, ni deux, j’ai fait le concert, on a joué les tout premiers morceaux, c’est ainsi que je suis devenu membre d’A Certain Ratio et que j’y suis encore ! Quelques semaines plus tard, on a rencontré le trompettiste Martin Moscrop, qui jouait dans une autre formation avant nous.”
Pendant plus d’un an, le quatuor post-ado écume les petites salles de Manchester (comme le vraiment miteux Russell Club, l’Electric Circus, le Ranch ou The Oaks), le tout sans batteur, s’efforçant de trouver un semblant de rythme en accentuant la basse.
Une des premières signatures de Factory Records
“Nous nous efforcions d’être rythmiques, pas d’être bizarres, se souvient Martin Moscrop dans le livre Grandeur et décadence de Factory Records de James Nice (Naïve, 2001 – ndlr), ça s’est juste fait comme ça. Tout le monde cherchait des alternatives. Nous étions des Blancs qui ne savaient pas jouer. Rob Gretton nous a vus avec Joy Division au local du Manchester Musicians Collective et il a parlé de nous à Tony.”
Tony Wilson a 27 ans, une ambition monstre et un goût pour la musique sans pareil, il est animateur de l’émission musicale So It Goes, manager de Joy Division et fondateur du club Factory.
Emballé par A Certain Ratio, retrouvant “toute l’énergie de Joy Division mais en étant mieux habillés”, Tony Wilson leur offre la deuxième sortie vinyle de son label, Factory Records, qu’il vient de créer, avec le single All Night Party. Mais les critiques ne sont pas au rendez-vous et trouvent la ressemblance avec Wire trop criante, pendant que d’autres hurlent à la prétention artistique face à la pochette qui présente quatre photos du cadavre du comédien américain Lenny Bruce.
Une rencontre manquée avec Grace Jones
Si A Certain Ratio n’a pas encore trouvé son style, essayant de copier le désespoir criant de Joy Division, le souci est pourtant tout autre : il leur manque un batteur ! L’été 1979, c’est Tony Wilson qui leur apporte la solution sur un plateau d’argent en contactant Donald Johnson, réputé pour son habileté incroyable. A l’époque, Donald, bagagiste pour l’aéroport de Manchester, gagne correctement sa vie. Il accueille la proposition avec circonspection.
“Le truc, c’est qu’ils utilisaient tous les mauvais instruments pour faire les bons rythmes, se souvient-il dans Grandeur et décadence de Factory Records. Je voulais y apporter ma contribution afin de les libérer et de pouvoir commencer à faire d’autres choses. Ce que j’aimais chez eux, c’est que leur musique ne ressemblait à aucune autre.” Ce que confirme allègrement Jez : “Donald était un sacré batteur, la première fois, on a joué comme d’habitude et il s’est greffé sur notre musique en ajoutant ses rythmes de folie.”
“Comme nous n’avions pas de batteur, on s’efforçait tous de remplir les vides, et quand il est arrivé il nous a laissé des espaces où nous pouvions enfin explorer nos instruments. Donald nous a offert une liberté précieuse, comme s’il avait tout de suite compris comment le groupe fonctionnait, qu’il n’y avait pas de leader, mais que notre son résultait de la combinaison du jeu de chaque membre.”
Très vite, A Certain Ratio profite de l’arrivée de Donald Johnson pour enregistrer son deuxième single, Shack Up, une reprise d’un titre de Banbarra, groupe noir américain que Simon Topping a découvert en traînant dans les clubs soul de Manchester.
Réalisé pour 35 livres, le morceau est un tube qui s’écoule à plus de 800 000 exemplaires. Le label Antilles, sous-division d’Island à New York, est intéressé pour le signer et fait venir le groupe. On parle d’enregistrer avec Grace Jones une reprise du Houses in Motion des Talking Heads et on évoque même un album produit par A Certain Ratio pour la diva.
La rencontre a bien lieu, dans un studio new-yorkais, mais pendant que les musiciens jouent, Grace Jones reste impassible et n’ouvre même pas la bouche. En effet, Chris Blackwell, le patron d’Island, qui a fait de Grace sa muse, a eu vent du projet : il ne l’entend pas de cette oreille et l’a appelée pour lui interdire de chanter !
Une rythmique qui puise dans le funk noir américain et le jazz brésilien
En 1981, le groupe enregistre To Each, leur premier véritable album dans le New Jersey, en banlieue new-yorkaise, profitant d’une tournée Factory mais surtout du prix dérisoire des studios d’enregistrement. Avec Martin Hannett, le producteur attitré du label, défoncé du matin au soir et capable de donner au groupe des indications comme “jouez plus vite, mais en allant plus lentement”, le courant passe mal.
Pourtant, avec To Each, A Certain Ratio esquisse les fondations du son qui va faire sa réputation : une basse énorme mise en avant, des cuivres surabondants, une rythmique qui puise dans le funk noir américain et le jazz brésilien des années 1970, des guitares lancinantes piquées au punk, des emprunts au disco et des vocaux plus récités que chantés.
A Certain Ratio façonne un funk blanc mutant et déviant, qui se pique d’embardées jazz, ce que le journaliste Jim Shelley résumera merveilleusement par l’équation : “jazz + funk = junk !”
“Notre idée n’était pas de ressembler à tous ces groupes de punk qui poussaient comme des champignons, déclare Jez, mais on avait tous grandi avec la scène Northern soul qui était très importante à Manchester. On allait danser du jeudi au dimanche, on adorait la soul, le funk, le disco, mais on était aussi passionnés par le punk. Et puis, Donald nous a ouverts à des choses très rythmiques, comme Cameo et leur album Knights of the Sound Table (1981) ou ce groupe de jazz brésilien qui s’appelait Azymuth. Ces musiques ont énormément influencé ce désir qu’on avait de mélanger plein de sons qui venaient d’ailleurs.”
De retour de leur virée à New York, où ils vont perdre Simon Topping, leur vocaliste principal, qui a préféré suivre une fille dont il est tombé amoureux, puis quelques mois plus tard Peter Terrell, soit les deux fondateurs du groupe, les membres d’A Certain Ratio ne dépriment pas, bien au contraire. Ils ramènent dans leurs bagages de quoi nourrir encore plus leur musique, des souvenirs de sets latinos auxquels ils ont assisté, des piles de disques de black music et des instruments percussifs qui vont augmenter leur fascination pour le rythme.
Quand A Certain Ratio s’ouvre aux nouvelles technologies
Sur Sextet (1982) et I’d Like to See You Again (1982), deux albums très différents enregistrés sans Martin Hannett, le groupe est en pleine possession de son talent, même si des claviers et des choristes, qui vont et viennent, sont venus renforcer le noyau de base, désormais trio, notamment lors des concerts.
“Nous étions très antisystème à l’époque, on refusait la promo et les interviews. Quand un morceau devenait un tube, on n’essayait surtout pas de faire la même chose, on allait dans une autre direction, détaille Jez. On ne cherchait pas à copier quiconque, on essayait de faire autre chose de nos sources d’inspiration. Ce qui nous excitait, c’était de se retrouver à répéter, sans idée précise, et voir ce qu’il en sortait. Et d’une certaine manière, venir de Manchester et ne pas être de super musiciens nous a permis d’acquérir cette image un peu étrange !”
Force (1986), l’album qui signe le début de la séparation avec Factory pour de sombres histoires de royalties, représente certainement le best of de la discographie d’ACR. Avec sa pochette fantastique, référence aux constructivistes, A Certain Ratio s’ouvre en même temps aux nouvelles technologies, comme le synthétiseur DX7 ou le vocodeur, et résume à merveille tout ce qui a toujours fait sa force. Un mélange racé de funk, de punk, d’électronique, de rock, de pop et de jazz. Un disque qui, l’air de rien, en 1986, ouvre la voie à la house qui commence à naître et où Jez Kerr, même s’il déteste s’écouter, n’a jamais aussi bien chanté.
En 1990, ACR invite Bernard Sumner et Shaun Ryder
Pour A Certain Ratio, le départ de Factory n’est pas simple, le groupe qui tenait à son indépendance accepte l’offre d’une major, A & M Records, et sort Good Together (1989), certainement le pire disque de leur carrière qui gomme toutes leurs aspérités pour en faire une sorte de Tears For Fears du pauvre.
“Je ne sais pas pourquoi on a laissé passer ça, s’amuse Jez, nous qui étions considérés comme intraitables. Julian Mendelsohn, le producteur qu’on nous a imposé, a tout adouci de manière atroce. Le seul point positif, c’est qu’avec l’énorme avance qu’on avait reçue, on a construit notre propre studio à Manchester avec des TB-303, TR-909 et autres SH-1 (toutes ces machines cultes de la techno – ndlr). Et c’est là qu’on a enregistré acr : mcr, qui était totalement raccord avec ce qu’on vivait à l’époque, l’arrivée de l’acid-house, les raves sauvages et toutes ces nuits défoncés à l’ecsta à l’Haçienda.”
Peu connu, vu que A & M l’a totalement zappé, acr : mcr (1990), qui invite Bernard Sumner et Shaun Ryder au micro, est pourtant jouissif à souhait et dessine, entre boucles acides, rythmiques breakées et rock baggy défoncé, la bande-son parfaite du Summer of Love qui agite l’Angleterre.
Un magnifique retour en 2020
Passé l’explosion rave et les montées de MD qui les ont inspirées, les années 1990 ressemblent plutôt pour A Certain Ratio à une mauvaise descente. Signés sur le label Robs Record de Ron Gretton, ex-manager de New Order, ils sortent des morceaux d’acid-house bâclés, avant Up in Downsville (1992) et Change the Station (1997), qui trahissent leur volonté d’essayer de s’accrocher à la vague Madchester sans retrouver ce qui faisait leur génie.
Alors, déconnecté du son de l’époque, A Certain Ratio se fait oublier, comme l’explique Jez : “La musique s’est arrêtée, on n’était plus dans l’air du temps, ACR avait vécu. J’avais trois gosses et il fallait bien que je fasse rentrer de l’argent. Et puis, en 2002, le label Soul Jazz Records a réédité certains de nos disques, nous demandant de nous reformer pour un concert, et ACR s’est recomposé peu à peu. Six ans après, un label français s’est montré intéressé et nous a demandé de composer Mind Made Up (2008).”
“Malheureusement, ce n’est pas un bon album parce qu’on a trop essayé de coller au son de l’époque. On a repris les concerts, les répétitions, mais tout doucement et à notre rythme parce qu’on n’a plus 20 ans mais aussi des vies derrière nous. Constater que notre musique inspirait autant de jeunes groupes anglo-saxons nous a donné l’énergie, la foi, les moyens et l’envie de recommencer à produire de la musique. Le résultat s’intitule ACR Loco, un enregistrement complètement dans l’esprit d’A Certain Ratio !”
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