Après quinze ans d’une brillante carrière, Hot Chip se pose clairement la question de sa propre pertinence. Et y répond avec « Why Make Sense? », un album qui combine efficacité et bizarrerie, immédiateté bondissante et expérimentation sonique.
Commençons, histoire de changer, par la conclusion : Why Make Sense? est-il le meilleur album de Hot Chip ? Sans doute pas. Pas plus, du moins, que ne le furent le premier Coming on Strong en 2004 ou ses successeurs The Warning (2006), Made in the Dark (2008), One Life Stand (2010), ou In Our Heads (2012). La carrière de Hot Chip ne peut se juger à l’aune d’un unique album : malgré leur génie respectif, chacun d’entre eux, les plus chers à nos cœurs et les plus tubesques inclus, peut d’ailleurs être objectivement considéré comme “inégal”. Plus que sur un seul de leurs disques, l’importance des Anglais, devenus avec les années l’une des formations les plus fantastiques, les plus adorables, les plus parfaites de l’ère actuelle, doit ainsi se juger sur l’accumulation d’une inaltérable collection de tubes à danser dans la joie, la mélancolie ou les deux à la fois – Over and Over, Boy from School, Ready for the Floor, One Life Stand ou Flutes, pour ne citer que les pointes les plus énergétiques d’un iceberg par ailleurs d’une admirable variété. La carrière des Anglais doit donc se juger sur la durée. Hot Chip a commencé à allumer ses fabuleux pétards à l’aube de l’an 2000 : l’existence du groupe remonte, cela ne rajeunit personne, à quinze ans. Une décennie et demie, un succès grandissant, des foules de plus en plus massives secouées dans des festivals de plus en plus gargantuesques, mais des années qui commencent à marquer les corps et les esprits et poussent désormais Alexis Taylor et Joe Goddard, colonne vertébrale du groupe, à se poser quelques questions existentielles.
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Meilleur album ou pas meilleur album du groupe, Why Make Sense? est ainsi, peut-être, le plus intéressant de tous par les thèmes qu’il aborde. Car il pose directement la question de la place d’un groupe vieillissant dans son époque, l’actualité et la pertinence de son hybridation si unique et particulière, entre le sensible et le bondissant, la douleur et l’hédonisme, le synthétique et le charnel, dans un monde impitoyable où la mythique perfection corporelle de la jeunesse et le fantasme du “cool” qui lui est associé sont devenus des totems quasi totalitaires. ”Les années passent, nous vieillissons et j’en suis conscient, confie Alexis Taylor. Certains des textes de Why Make Sense? portent sur cette question, sur le fait de vieillir, de perdre un peu de perspective sur ce que l’on fait. C’est se poser la question de sa propre pertinence : la dance-music est plutôt une affaire de jeunes gens, c’est du moins le mythe qui l’anime depuis toujours. Mais je n’ai pour ma part jamais vraiment baigné dans cette culture de la dance-music. La musique que j’aime est souvent écrite ou écoutée par des gens un peu plus âgés, les chansons que je compose ne sont pas particulièrement tournées vers cette ‘youth culture’. Et ça me va. Je me demande parfois ce que ça signifie pour Hot Chip, pour ma musique, et notamment pour la scène. Je vieillis : ne devrais-je pas, en concert, être plus immobile, me contenter de jouer de mon instrument dans un coin, comme je le fais d’ailleurs dans mon projet About Group ? Je deviens vieux : n’ai-je pas l’air un peu ridicule à continuer à sauter partout sur scène ? Mais au final, je vis tout ça plutôt bien, naturellement. C’est la réalité incontournable des choses et je dois avouer que je la trouve plutôt agréable. Ma passion pour la musique est intacte, et il y a également de la nouveauté et de l’excitation à trouver ailleurs, par exemple dans mon cas dans la paternité, dans le fait de voir son enfant grandir, de passer d’un monde à un autre.” Tout ceci ressemble beaucoup à une forme de midlife crisis, tant sur un plan intime que pour Hot Chip dans sa globalité.
« il était hors de question de refaire de la house, devenue générique et déshumanisée«
La réponse du groupe à ces interrogations fut assez simple : faire de Why Make Sense? une sorte de point d’étape, un nouveau départ, une introspection sur la substance même de la formation. Qui sommes-nous, d’où venons-nous, quelles sont nos vraies racines ? “Depuis deux ans, une version modernisée de la deep house a envahi les charts britanniques, explique Joe Goddard. C’est devenu trop, je suis désormais incapable d’aimer cette version superficielle, sans intérêt, de ce genre que j’avais autrefois adoré, qui ne repose plus que sur du synthétique, des ordinateurs, des plug-ins, utilise beaucoup l’autotune ou des outils facilitant l’effacement systématique des imperfections, et finit par produire un son générique et déshumanisé. Il était donc pour moi hors de question de refaire de la house. Je voulais entendre quelque chose d’un peu plus lent, revenir à d’autres références. Notre premier album Coming on Strong était le témoignage de notre amour profond et historique pour le hip-hop et le r’n’b. Des passions, nous avons voulu à nouveau en explorer avec Why Make Sense? D’autres éléments viennent évidemment s’inclure, mais les brouillons qu’Alex et moi nous envoyons sont toujours teintés de cet amour pour la musique américaine, et pour la musique noire américaine en particulier. Une grande partie de notre inspiration vient de là : le r’n’b, le funk, la soul, le hip-hop, le disco.”
Fondé sur les brouillons d’Alexis Taylor et de Joe Goddard, complété puis enregistré en studio, rapidement et, une fois n’est pas coutume, en groupe complet pour conserver le feeling live et les accidents heureux des premiers jets, Why Make Sense? est donc un portrait assez fidèle de ce qu’est, depuis le début, Hot Chip. Soit un groupe d’Anglais qui vit et adapte, à sa manière et avec génie, une certaine idée du rêve américain. Des types qui font des virées en Ford Escort sur le parking d’un Tesco en s’imaginant cruiser au volant d’une Cadillac décapotable dans les rues de Los Angeles. Des garçons qui, par atavisme, ne peuvent s’empêcher de toucher à la pop et d’écrire des mélodies super glue mais citent cette fois directement Usher, A Tribe Called Quest, Prince, le disco tordu du début des années 80 comme influences principales de leur album, et invitent Posdnuos de De La Soul pour un featuring de luxe sur la très belle Love Is the Future.
un album qui plane loin au-dessus de la masse
Taylor : “Je me suis pas mal replongé dans le vieux son de Memphis, dans les chansons de Dan Penn (chanteur américain considéré comme l’un des plus grands interprètes blancs de soul – ndlr), notamment celles qu’il a écrites et produites avec Spooner Oldham. Dan Penn a capturé dans les années 60 une certaine idée de la soul et cette soul, de cette période et de cet endroit particuliers, a fini par rencontrer des choses beaucoup plus modernes, comme ce que peut faire D’Angelo par exemple ; je pense notamment à sa chanson Untitled (How Does it Feel), sur Voodoo. Un titre comme White Wine and Fried Chicken sur Why Make Sense? fait une sorte de synthèse de tout ça, de ces sonorités, de cette rencontre. Même les paroles parlent de quelque chose de très, très américain : Dan Penn ou D’Angelo auraient pu chanter à propos de ça.”
Assez tordu et plutôt expérimental, instable, stylistiquement très éclaté entre mélodies pop, soul pâle, disco drolatique, simili-country, r’n’b et hip-hop indéfinissables, Why Make Sense? semble difficile à appréhender à la première écoute. Ses tubes immédiatement saillants (les géniales Huarache Lights, Dark Night, Cry for You ou Easy to Get) l’animent sans attendre, mais seuls la patience, l’attention et, surtout, beaucoup d’amour pour les croisements bizarres et les contre-pieds soniques révèlent avec le temps certaines de ses merveilles moins évidentes (les très belles balades White Wine and Fried Chicken ou So Much Further to Go, le dernier et magistral morceau-titre, Love Is the Future, le funk bizarroïde de Started Right). Et si, pour boucler la boucle, Why Make Sense? n’est pas plus le meilleur album de Hot Chip que ses prédécesseurs, il plane quand même – par ses intentions, son discours et son courage – loin au-dessus de la masse, comme ses auteurs.
album Why Make Sense? (Domino/Sony)
concerts le 17 mai à Bruxelles (Les Nuits Botanique), le 21 à Paris (Gaîté Lyrique), le 5 juillet à Calvi on the Rocks, le 30 août à Saint-Cloud (Rock en Seine)
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