Exfiltré d’un groupe grunge sans envergure, Elliott Smith publie en 1997 son troisième album solo. Un miracle débuté dans un petit appartement de Portland pour finir sur la scène des oscars à Hollywood.
Il arrive parfois qu’une souris accouche d’une montagne. Avant de s’imposer en douceur comme l’un des songwriters les plus sensibles de la fin du siècle dernier, de crever des cœurs, puis de finir par perforer le sien d’une lame de couteau le 21 octobre 2003, Elliott Smith aura d’abord perdu du temps à compter les derniers abattis du grunge.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Au sein des peu délicats Heatmiser, groupe formé avec Neil Gust au Hampshire College de Amherst, Massachusetts, à la fin des années 1980, puis transbahuté à Portland, Oregon, au début de la décennie suivante, Smith a d’abord épousé les causes orageuses voulues par l’air du temps. Trois albums et un ep, publiés entre 1993 et 1996, n’ont jamais laissé beaucoup de place à sa plume fragile parmi les coulées de plomb qui en constituaient l’ordinaire.
“J’étais en contradiction totale avec la musique que je faisais” Elliott Smith
Pour un amoureux des Beatles, d’Elvis Costello et de Harry Nilsson, naître à la musique durant cette période chargée en testostérone et peu en romantisme pop n’était pas la meilleure des étoiles. Vaille que vaille, notre homme en aura fait son affaire, et comme il possédait plus volontiers un physique de déménageur que celui d’un danseur de ballet, personne alors n’y trouvait à redire. A part l’intéressé lui-même : “J’étais en contradiction totale avec la musique que je faisais. Je me forçais à jouer un rôle qui ne me plaisait pas, celui de la rock-star, du mec qui veut qu’on le regarde avec respect. Je trahissais ma nature en usinant du gros rock lourdingue et en chantant des choses dans lesquelles il n’y avait rien de moi.”
Pour colmater cette frustration, Smith ouvre dès 1994 un second front, plus personnel, en gravant sur le magnéto qui sert à fabriquer les demos de Heatmiser des chansons diamétralement opposées à celles du quatuor. Des ballades folk dénudées, qui ne comportent souvent pas de titre (No name #1, 2, 3, 4…) et qu’il interprète en doublant les voix comme s’il voulait à lui seul épouser l’harmonie des frères Everly, de Lennon et McCartney ou de Simon & Garfunkel.
Douceur surnaturelle
La main est encore tremblante mais les mots sont crus, sans filtre, et sous cette carcasse de taulard tatoué coule déjà une vallée de larmes qui va bientôt irriguer nos propres glandes lacrymales. Les deux premiers albums solo, Roman Candle et Elliott Smith, ne sont encore que des esquisses des fresques à venir, car Smith n’a pas dit son dernier mot avec Heatmiser, et certaines des chansons qu’il parvient à imposer pour l’ultime album du groupe, Mic City Sons (1996), lui ressemblent enfin.
C’est durant cette période incertaine, où sa schizophrénie créatrice bat son plein, que commence à se décanter l’ossature d’Either/Or, troisième album solitaire mais un peu plus ouvert à l’extérieur et enrichi de plus d’instruments. Comme il a commencé à tourner en parallèle aux derniers feux scéniques de Heatmiser, Smith voit déjà son nom circuler comme une curiosité du circuit indé US. Il embarque notamment avec Sebadoh en tournée en 1996, et certaines éminences, tels Fugazi ou les Beastie Boys, saluent les performances troublantes de cette armoire à glace bourrue qui expire, comme si elles lui brûlaient la gorge, des chansons surnaturelles de douceur et de force.
Classiques instantanés
Les sessions d’Either/Or vont se dérouler en plusieurs lieux de Portland, notamment dans l’appartement de sa fiancée, Joanna Bolme, et dans celui de la chanteuse et amie Mary Lou Lord ; avant de se poursuivre chez le producteur et ingénieur du son Larry Crane, avec lequel Smith construira un studio d’enregistrement, Jackpot!, qui ouvrira en février 1997, le mois de la sortie de l’album.
Tous les témoins sont stupéfaits par la capacité de ce garçon taiseux à boucler en quelques heures des chansons qui ressemblent à des classiques instantanés, comme s’il était touché par une sorte de grâce divine. Il joue aussi de quasiment tous les instruments, comme s’il ne voulait plus désormais laisser à autrui le soin de bâtir à sa place les fragiles architectures qu’il a en tête.
Chansons en lévitation
Tel un nomade en quête d’une sorte de graal, Smith se rend ensuite en Californie, dans le studio The Shop de Rob Schnapf et Tom Rothrock, où Heatmiser a déjà enregistré son ultime album. Il s’y déleste notamment des trois merveilles qui vont hisser l’album au sommet de la production indé des 90’s : Between the Bars, Say Yes, Angeles.
L’art déchirant de Smith n’est pas si éloigné de celui d’un Kurt Cobain
Des chansons en lévitation qui prolongent le rêve gracile de l’un de ses héros, Alex Chilton, lorsque celui-ci écrivait les premières demos acoustiques de Big Star au début des années 1970. Et si l’écho des Zombies ou des Kinks se fait aussi entendre, remontant quant à lui des sixties, l’art déchirant de Smith n’est pas si éloigné de celui d’un Kurt Cobain version unplugged. Speed Trials, Pictures of Me ou Rose Parade auraient d’ailleurs très bien pu figurer au répertoire de Nirvana, déjà mort à l’époque de leur éclosion.
A sa sortie, Either/Or, qui tire son nom d’un ouvrage de l’hilarant Søren Kierkegaard, est accueilli comme un miracle de pureté, dans ce monde qui n’en a pas fini avec son goût du boucan – Alice In Chains et Pearl Jam distillent alors leurs pires alambics postnirvanesques. Le spleen de Smith perce les âmes jusqu’à leur tréfonds avec ses histoires de défonce, d’alcoolisme, de solitude et d’amour blêmes, susurrées par ce drôle d’ange déchu aux ailes d’albatros baudelairien.
La BO de Will Hunting
A Portland, où l’album devient vite la bande-son des campus, un résident pas comme les autres ne s’y trompe pas. Gus Van Sant demande à Elliott Smith, pour son prochain film, une nouvelle version orchestrale de Between the Bars, habillée en majesté par Danny Elfman. Un inédit, le sublime Miss Misery, ainsi que trois chansons déjà parues (une de Roman Candle et deux d’Either/Or) complètent la BO de Will Hunting, l’un des films les plus populaires du réalisateur, qui sort sur les écrans américains le 5 décembre 1997.
Le 23 mars de l’année suivante, c’est dans un costume blanc et le cheveu propre que Smith interprète Miss Misery devant le tout-Hollywood pour la cérémonie des oscars. Nommé pour la meilleure chanson, il partira bredouille, coulé par une des merdes de Titanic – mais serti d’une notoriété désormais planétaire. Presque dix ans plus tard, en 2007, Gus Van Sant citera par deux fois son ami dans la BO de Paranoid Park, mais Elliott n’était déjà plus là pour l’entendre.
Either/Or (Domino)
{"type":"Banniere-Basse"}