Révolution dans le hip-hop en 1993 : avec Enter the Wu-Tang (36 Chambers), le Wu-Tang Clan replace New York à l’épicentre de la secousse grâce à cet album radical aux sons neufs et dingues. Inépuisés.
D’où vient cette polyphonie ? Vingt-trois ans après sa sortie, le premier album du Wu-Tang Clan frappe toujours l’esprit et les oreilles par cette communauté de voix qui en est quasiment le cœur. D’autant plus qu’elle est devenue la chose la moins partagée au monde en 2016.
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Dans un microcosme musical qui rêve essentiellement d’individualités et d’histoires à succès (comme celles de Jay Z ou de Kanye West), l’aventure d’un groupe comme le Wu-Tang et son alchimie chorale paraît désormais impossible – comme ces orchestres de jazz qui ont eu leur heure de gloire et ont sombré aussitôt les conditions de leur émergence disparues, pour laisser place à des groupes plus électriques mais aussi plus réduits.
Face aux blockbusters des années 2010, la bande du Wu-Tang paraît ainsi un brin désuète. C’est bien eux pourtant qui, dans les années 1990, ont réussi à révolutionner leur genre, le hip-hop, et même au-delà.
New York semblait ne plus rien avoir à dire
Retour en arrière : après les années 1980, la décennie suivante a commencé avec des formes musicales violentes. Violence émotionnelle d’abord, comme chez Nirvana qui fit de Seattle la ville-refuge de tous les adolescents et postadolescents mal à l’aise dans ce monde.
NWA mettait alors la Californie à feu et à sang
Violence urbaine ensuite, comme chez NWA qui mettait alors à feu et à sang la Californie tout en inventant ce genre un peu scélérat : le gangsta-rap. D’un coup, tout se passait à l’ouest. New York, centre névralgique des années précédentes, semblait abandonné.
Pendant les années 1980, cette ville fut le terreau fertile de groupes aussi prolifiques et irréductibles (voire insolents) que Sonic Youth, Public Enemy ou les Beastie Boys. Après avoir été le territoire quasi officiel des révolutions musicales – du punk au rap –, Big Apple donnait soudain l’impression de s’endormir.
Une manière de regimber face à l’adversité et au nettoyage progressif
A ce moment-là, le hip-hop qui en sort était sous influence jazzy et semblait avoir remisé sa véhémence et ses engagements politiques pour leur préférer un son plus tranquille, propre sur lui. En 1993, la révolution conservatrice et le programme de réformes du maire Rudy Giuliani se mettaient en place et changeaient irrémédiablement le visage de la ville. New York était sur le point de s’assagir.
Musicalement, que restait-il alors ? Rien, mise à part une obligation pressante : se réinventer sur le champ ! Comme une manière de regimber face à l’adversité et au nettoyage progressif, une bande de garçons noirs et déshérités s’invente alors une vie meilleure qui passe par la musique.
Ils sont originaires de Staten Island, l’un des cinq boroughs de New York, et se nomment par des pseudos : RZA, GZA, Ol’ Dirty Bastard (ODB), Raekwon, Method Man, Ghostface Killah, Inspectah Deck, U-God… Ces noms évoquent ceux d’un collectif un peu branque sorti d’un comics ; pour un peu, on les confondrait avec les surnoms des Avengers.
Le Wu-Tang s’exile dans un imaginaire cinématographique et exotique
Pour autant, ce n’est pas de la culture pop américaine dont ces jeunes gens s’accaparent au premier abord. Leur nom de groupe, Wu-Tang Clan, provient d’ailleurs d’un film de kung-fu chinois réservé aux amateurs de cinéma bis : Shaolin and Wu Tang (1983).
Cette référence place d’emblée le groupe tout à fait ailleurs : là où NWA et les autres sont ancrés dans une urbanité très américaine, très réaliste, le Wu-Tang choisit de s’exiler dans un imaginaire à la fois cinématographique et exotique, s’arrogeant le droit d’être dans une forme presque idéale de groupe. La référence aux films de kung-fu et aux arts martiaux les oblige quasiment à se montrer sous la forme d’un collectif à la discipline et aux talents très clairs, avec un code d’honneur à la clé.
Raekwon le disait aux Inrocks en 2000 : “J’appartiens à une équipe qui gagne. La plus influente de tout le hip-hop. Avant même d’être un individu, je suis un membre de l’équipe. Je me sens comme un athlète qui utilise ses talents pour lutter contre la dépression et les bagarres quotidiennes. La musique du Wu-Tang est une forme de langage qui apaise l’esprit. C’est la chose la plus importante de ma vie. Je ne veux plus jamais être un gros paresseux qui ne fout rien de sa journée.”
“Nous sommes des scientifiques du hip-hop” U-God
U-God enchaîne : “Je suis un soldat bien entraîné et discipliné. J’utilise ma patience pour travailler longtemps à l’écriture des chansons et des rimes. De toute façon, avec le Wu-Tang Clan, je n’ai peur de rien : j’ai appris à créer, à mettre à profit tous mes talents. Tous ensemble, nous sommes des scientifiques du hip-hop : notre méthode est précise et il ne faut surtout pas venir nous emmerder. Nous sommes des terreurs.”
De ce disque sourd quelque chose d’urgent
Ce que le groupe va créer, ou plutôt ce que son leader et producteur RZA va inventer, c’est une forme de hip-hop qui mène le sampling et l’art de la citation à leur paroxysme. Là où auparavant les producteurs échantillonnaient les disques de funk, jazz ou soul – de James Brown à Isaac Hayes, de Funkadelic à Charles Wright (dont le morceau seventies Express Yourself venait d’être samplé par NWA pour leur tube du même nom) –, RZA choisit de s’emparer de musiques faites pour le cinéma, et aussi des dialogues des films de série B ou Z qu’il affectionne.
De sorte que le son qu’il étrenne semble tout droit sorti d’une pellicule usée dans un ciné où l’on a traîné aux environs de minuit et où s’entremêlent les bandes-son de plusieurs films, tandis que dans la salle se jouent d’autres scènes devant les spectateurs.
Le premier album du groupe (son plus important), Enter the Wu-Tang (36 Chambers), est enregistré aux studios Firehouse de New York, dont RZA deviendra un habitué. De ce disque sourd quelque chose d’urgent, comme si le groupe n’avait pas d’autre choix que de faire cette musique, de réussir.
“J’essaie d’aider ceux qui en ont besoin”
Raekwon nous le confiait rétrospectivement : “Le fait de vivre près de gens qui sont encore dans la merde, c’est déprimant. J’ai transformé mon hobby en activité lucrative. Mais ça ne veut pas dire que je ne retourne pas chez moi voir les miens qui vivent dans des maisons infestées de cafards et ne peuvent même pas s’offrir une nouvelle paire de pompes.”
“Moi aussi je suis passé par là, et je m’en souviens bien. J’essaie d’aider ceux qui en ont besoin. J’essaie d’aider les gens en leur montrant qu’il y a de l’espoir en chacun. Mais il faut le vouloir : rien n’est gratuit.”
“RZA avait en permanence l’esprit en ébullition”
Le Wu-Tang, c’est donc beaucoup de labeur pour arriver à un son différent et pour assembler des voix disparates. En 2013, Yoram Vazan, un des propriétaires de Firehouse, s’est souvenu de l’atmosphère de l’enregistrement pour le magazine américain Spin, vingt ans après la sortie du disque : “RZA avait en permanence l’esprit en ébullition, il était dans la cabine de contrôle et faisait en sorte que ses visions se réalisent…Je me souviens de lui arrivant un jour avec une guitare et s’exclamant : ‘Je ne sais pas en jouer mais on va quand même tirer quelques samples de cet instrument !’”
“Tout était possible : venez avec ce que vous voulez et on en fera quelque chose. Et j’ai vu l’évolution qu’il portait avec lui. Auparavant, les gens venaient avec des caisses de bouteilles de lait remplies de vinyles où se trouvaient les samples à utiliser. RZA, lui, arrivait avec une machine Ensoniq qui faisait aussi office de séquenceur – il y avait déjà enregistré ODB. Son enregistrement était un peu brut parce qu’il savait faire des beats mais pas forcément les enregistrer. Le son était horrible, mais c’est une vraie révolution qui s’est déroulée devant moi.”
Un son souvent aux limites de la pauvreté
En studio, tout le monde (RZA en tête) tient à garder l’aspect sale et brut des enregistrements. Les sons des films de kung-fu sont captés directement depuis un vieux magnétoscope… A l’époque, le traitement du son est encore limité – ce qui fait que ces échantillons pris dans les films constituent la partie la plus compliquée du disque, d’autant que RZA veut en mixer plusieurs ensemble et que les machines de l’époque le permettent difficilement.
Pourtant, il arrive à ses fins et le résultat flirte avec un son souvent aux limites de la pauvreté, si lo-fi qu’il donne l’impression que tout est recouvert d’une couche épaisse de parasites. Ce que le groupe adore.
Enter the Wu-Tang… est ainsi un album où s’entrechoquent les cultures, les citations très recherchées et les voix les plus rugueuses du moment. Ça donne à l’ensemble sa totale adéquation avec une époque qui cherche sans cesse des formes neuves, pas forcément très propres.
Celles-ci apparaissent un peu partout dans la culture populaire, entre les Etats-Unis et l’Europe, entre New York et Londres ou Paris. En Angleterre surgissent au même moment des groupes comme Portishead ou UNKLE, qui confectionnent un hip-hop le plus souvent ralenti, fondé sur des samples et des citations – le son de RZA n’est pas très loin…
Quelque chose passe entre la musique et les fringues
Dans ce même flux de conscience, cette même façon de réinventer la musique, le Wu-Tang a une originalité : la disparité de ses personnalités, une des clés de sa réussite. Ce groupe n’est pas tant une entité unique qu’une toile d’araignée, un réseau, un rhizome d’où poussent plusieurs extrémités et qui surgit en même temps qu’une culture neuve du streetwear. Celle-ci va s’emparer de la mode et du style en partant de New York.
Ce n’est pas un hasard si, en même temps que le Wu-Tang, apparaissent des marques comme Supreme (qui existe toujours), qui se revendiquent d’un esprit à la fois de rue, hip-hop, un peu punk et aussi très lié au skate. A l’époque, dans le magasin Supreme sur Lafayette Street, règne un vrai esprit de bande. Il n’est pas rare de croiser les gens du Wu-Tang ou leurs affiliés.
Quelque chose passe entre la musique et les fringues, et le Wu-Tang en est l’un des acteurs. Parmi les premiers, le groupe mise sur son merchandising en créant ses propres vêtements et boutiques ; de la même façon, les Beastie Boys faisaient de la musique tout en gérant leur marque de vêtements, X-Large. Jay Z et Kanye West feront plus que s’inspirer ce cette manière de lier les deux activités.
Les trajectoires collectives et individuelles s’entrecroisent
Principalement, au point de vue business, le Wu-Tang ne signe pas un contrat classique. Il vend un concept que le meilleur des DRH n’oserait inventer : celui d’un album fait par un groupe, qui sera suivi de plusieurs autres, chacun réalisé par un des membres de la troupe. C’est ainsi que les trajectoires collectives et individuelles se tissent en même temps – dans les années 2010, les ASAP Mob et autres Odd Future sauront d’ailleurs bien s’en souvenir.
L’album se serait écoulé à plus d’un million d’exemplaires
RZA commence même par rejeter une offre d’un million de dollars faite par une maison de disques au moment de l’enregistrement de Enter the Wu-Tang (36 chambers). Il est persuadé que son plan vaut beaucoup plus. Il n’a pas tort. L’album se serait écoulé à plus d’un million d’exemplaires, et plusieurs albums solo sortent jusqu’au milieu des années 2000.
Parmi eux, il faut retenir quelques vrais classiques hip-hop dont le Only Built 4 Cuban Linx (1995) de Raekwon, et Supreme Clientele (2000) de Ghostface Killah, peut-être le meilleur album associé au Wu-Tang. Dans les années 1990, le groupe sortira un autre album, Wu-Tang Forever (1997), qui aura encore plus de retentissement et de succès commercial.
Le Wu-Tang Clan, statue du Commandeur du hip-hop
En 2000, un troisième album, The W, semble montrer un groupe en pleine forme, et surtout un RZA en pleine possession de ses moyens. Sur Gravel Pit, l’un des singles qui est aussi l’un des plus beaux morceaux du Wu-Tang, RZA utilise la musique de la série française Belphégor, composée par Antoine Duhamel : un marqueur incontestable de sa curiosité, de son inventivité et de son art du recyclage.
Dans la foulée, le groupe peinera davantage, mettra six ans à sortir son quatrième album, subira maintes dissensions internes, mais continuera à enregistrer et à se produire. Wu-Tang Clan est surtout, vingt-trois ans après son premier album, devenu une statue du Commandeur du hip-hop : le groupe qui a tout influencé et donné au genre, en plus de ses premières lettres de noblesse, une vision habitée par autre chose que la révolte, le nihilisme ou la révolution douce. Plus que toute autre bande, le Wu-Tang a inventé le futur du hip-hop. Celui dans lequel nous vivons.
Enter the Wu-Tang (36 Chambers) (Loud/BMG/Sony)
A l’époque journaliste aux Inrocks, Joseph Ghosn est désormais directeur de la rédaction de Grazia
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