Avec ses huit millions d’exemplaires vendus depuis sa sortie en 1997, cet album de reprises de classiques de la musique cubaine par un collectif de seniors magnifiques s’est répandu comme une onde bienfaitrice sur la planète entière.
Selon Wikipédia, la sérendipité est “le fait de trouver autre chose que ce que l’on cherchait”. Christophe Colomb lancé à la recherche d’une nouvelle route des Indes et qui trouve l’Amérique en est un exemple. Moins drôle : Soljenitsyne qui part un beau matin chercher le pain à la boulangerie et trouve le goulag.
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Mais qu’étaient donc allés chercher le producteur Nick Gold et le guitariste Ry Cooder à La Havane courant 1996 ? Nick Gold : “Nous avions deux projets, dont l’un concernait une rencontre entre des musiciens cubains et maliens. Or les Maliens (Djelimady Tounkara et Bassekou Kouyaté – ndlr) n’ont pas pu obtenir leurs visas. Comme le studio Egrem avait été loué, nous avons dû improviser dans l’instant un autre projet qui est devenu le Buena Vista Social Club.”
Réchauffement diplomatique
A l’origine, Buena Vista Social Club est une chanson composée par le violoncelliste Orestes “Macho” López et son frère le contrebassiste Israel “Cachao” López, considérés comme les inventeurs du mambo. Elle évoque une boîte de nuit réservée aux seniors, située sur une colline de Marianao, à l’est de La Havane, où les “socios” pouvaient jouir d’un point de vue imprenable (“buena vista”) sur cette ville sans pareille.
Sauf que par un improbable concours de circonstances, ce lieu disparu depuis trente ans va se retrouver associé à un album au succès colossal (8 millions d’exemplaires au dernier recensement) qui, incidemment, allait sonner le réveil d’une musique longtemps figée dans un temps révolu, celui d’avant la révolution castriste.
Il semblerait aussi que, de manière plus inattendue, ledit album ait participé au récent réchauffement diplomatique entre les Etats-Unis et Cuba. Ce dont Barack Obama n’a pas manqué de convenir en invitant à la Maison Blanche, mi-2015, Omara Portuondo et Eliades Ochoa, derniers survivants du célèbre Social Club.
Si de réchauffement diplomatique il est aujourd’hui question entre les deux bastions de la guerre froide, parlons plutôt de décongélation pour ce qui, avec le rhum et le cigare, a fait la réputation de l’île : ces musiques créoles sur lesquelles se sont déhanchées plusieurs générations. Avec son florilège de sones torrides, de danzones endiablées, de boléros languides et de divines guajiras, Buena Vista Social Club constitue une sorte d’anthologie rénovée de l’“afro-cubanisme”, présentant les différentes saveurs musicales restituées par ceux-là mêmes qui avaient participé à leur notoriété quarante ou cinquante ans plus tôt.
Des illustres laissés-pour-compte
La plupart des musiciens présents sur l’album avaient connu une gloire plus ou moins éphémère pendant l’âge d’or. Or ce qu’allaient découvrir sur place Nick Gold et Ry Cooder, c’était un monde où ces illustres soneros d’antan étaient devenus des laissés-pour-compte, vivotant grâce à de maigres pensions et quelques expédients, ne pouvant même plus, faute d’engagements, exercer leur art.
“Rubén González n’avait pas joué professionnellement depuis vingt ans, se souvient Ry Cooder. C’est pourtant l’un des plus grands pianistes cubains.” A part cachetonner occasionnellement dans les bars d’hôtels pour touristes, Rubén ne pouvait plus jouer du tout. “Ça fait longtemps que je n’ai plus de piano chez moi. Le dernier, les termites l’ont transformé en sciure”, confiait alors ce petit homme délicieux et volubile que ses 77 années – et l’arthrite – avaient fini par faire plier, si bien qu’il marchait quasiment à l’équerre.
C’est en passant un beau matin devant le studio Egrem que l’envie lui prit d’étrenner le nouveau piano qu’on y livrait. Avec tant de sensibilité que Cooder et Gold, présents dans la cabine, le conjurèrent de ne s’arrêter sous aucun prétexte. “La musique coulait littéralement de ses doigts !”, s’extasie encore aujourd’hui le producteur. Si bien qu’après cinquante années d’une carrière consacrée à l’accompagnement des plus grands, Rubén se vit proposer la plus fructueuse embauche de sa vie.
D’incroyables vies de saltimbanques
Je le vois encore s’extirper du taxi, frêle et courbé, avec ce sourire de gentillesse sous une moustache à la blancheur de neige, pour une première rencontre dans le quartier du Vedado où je logeais. Il était accompagné d’un autre rescapé : le chanteur Ibrahim Ferrer. Nous avions déjeuné d’une tortilla à la Casa de Amistad, sorte de foyer social où les deux vétérans m’avaient raconté leurs vies à peine croyables de saltimbanques.
Depuis qu’il avait quitté le groupe Los Bocucos, après avoir fait partie du Conjunto Wilson, de l’Orquesta Chepín Chovén et accompagné comme choriste le grand Benny Moré, Ibrahim se pensait fini pour la musique. A 70 ans, lui aussi bénéficiait d’une pension rachitique qu’il s’efforçait de rallonger de quelques pesos en cirant des chaussures sur le trottoir.
Il vivait avec son épouse Caridad dans un petit logement du barrio populaire de Los Sitio, où le couple avait élevé huit fils et trois filles. Trois ans plus tard, j’étais invité à la pendaison de crémaillère de leur nouvelle demeure : une maison très nouveau riche avec écran plasma et cuisine équipée, dans un quartier chic de La Havane.
“C’était tout simplement magique” Nick Gold
Sa participation au projet a été des plus accidentelle. “Nous étions en train d’enregistrer un boléro avec Puntilla, raconte Gold. Mais Ry n’était pas satisfait et demanda s’il n’y aurait pas un autre chanteur avec une voix plus douce, mieux adaptée à ce style. C’est lors d’une discussion entre Juan de Marcos, qui coordonnait l’enregistrement, et le joueur de laoud Barbarito que le nom d’Ibrahim a émergé.”
Incrédule, Ibrahim débarque le jour même à l’Egrem. Rubén pianote les premières notes de Dos gardenias (rendu célèbre par Antonio Machín dans les années 1940) et… “dès qu’il s’est mis à chanter, un frisson a parcouru le studio. C’était tout simplement magique.”
D’autres moments comme celui-ci émaillèrent les séances, avec parfois une certaine truculence. “Quand Omara Portuondo a su qu’elle devait faire un duo avec Compay Segundo (sur Veinte años – ndlr), se souvient Ry Cooder, elle s’est aussitôt récriée : ‘Ah non, je ne vais quand même pas chanter avec ce type qui ne bande même plus !’ Aussitôt, Compay a fait mine de baisser son pantalon…” Selon lui, ils auraient été amants par le passé.
Compay, le distinction des maîtres
Máximo Francisco Repilado Muñoz, alias Compay, 89 ans à l’époque de l’enregistrement, avait connu la gloire dans les années 1940 et 1950 au sein de Los Compadres, dont il était la voix basse, accompagnant le ténor Lorenzo Hierrezuelo. Après la séparation du duo, il avait travaillé pendant une vingtaine d’années comme tabaquero (rouleur de cigares) dans la manufacture Partagas. Toujours selon Cooder, c’est son arrivée à bord qui a donné à l’embarcation son véritable cap. “Il était le plus âgé et possédait cette vibration qui distingue les maîtres.”
Regroupant des classiques tels que El Carretero, guajira signée Nico Saquito et popularisée par Guillermo Portabales, Murmullo, ballade à la suavité très kitsch années 1930, ou Candela, son tumbao sur lequel Ibrahim Ferrer improvise dans le style “guayabero” (fruit de la passion), l’album est un merveilleux alambic distillant en liqueur de plaisir le génie niché dans chacun de ces classiques de la musique cubaine, les histoires tendres ou malicieuses qu’ils recèlent, mais aussi celles des hommes qui les réinventent, leurs passions jamais éteintes, leurs désirs encore verts, et à travers eux l’âme farouche de cette île aux mille saveurs, sa fierté, son ardeur à résister, sa générosité.
Comme un soleil couchant sur le Malecón
Il est enfin un dernier point non négligeable qui contribuera au triomphe du disque : sa qualité sonore. Selon l’expérimenté Nick Gold, le vieux studio Egrem où fut réalisé la captation reste le meilleur qu’il ait jamais fréquenté. Enregistrées en live dans la pièce principale, les prises ont été effectuées à l’aide d’un matériel analogique vintage.
Ry Cooder : “Ils utilisaient du matériel numérique. Mais quand j’ai su qu’ils avaient remisé à la cave leurs vieux amplis à lampe et leurs magnétophones à bandes de l’âge d’or, j’ai demandé qu’ils réinstallent tout ça à la place.” Le résultat : ce son sépia d’une douce et chaleureuse clarté, comme un soleil couchant sur le Malecón, le front de mer de La Havane.
Vingt ans après sa sortie, voici que Buena Vista Social Club est réédité pour la première fois sur le seul format digne de lui : un double vinyle 180 grammes. Nick Gold : “Lorsque nous avons fait le mastering au studio Abbey Road à Londres, le son était si pur que l’ingénieur Bernie Grundman s’est mis à pleurer.”
Buena Vista Social Club (World Circuit)
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