Deux ans après un album s’abreuvant à la pop synthétique des 80’s, Kanye West prouvait en 2010 qu’il était bien l’un des plus vibrants, créatifs et emblématiques artistes du XXIe siècle avec un cinquième disque, « My Beautiful Dark Twisted Fantasy », au sein duquel tout semblait pouvoir arriver.
« Ce n’est pas le disque qui résonne le plus en moi, mais My Beautiful Dark Twisted Fantasy est un album charnière chez Kanye West. Il y a clairement un avant et un après. On sent qu’il a passé un cap depuis 808s & Heartbreak, qui était une sorte de quitte ou double pour lui, et qu’il est désormais complètement débridé. Il assume d’être une icône pop, il a conscience d’être dans un monde d’image et exploite cela à la perfection. Surtout, il a une patte de dingue et une évidente faculté à faire entrer les gens dans son univers personnel. » Kohndo n’est pas le fan le plus connu de Kanye West – ça, c’est réservé à Kim Kardashian –, mais le rappeur français dit juste à propos de My Beautiful Dark Twisted Fantasy : ce disque, le cinquième en six ans de Kanye West, est probablement celui qui synthétise le mieux le travail du rappeur/producteur de Chicago.
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Icône pop
Habitué au déballage narcissique et à la mise en scène de soi – une démesure symbolisée ici par un dessin de George Condo, non-autorisé par la grande distribution, le représentant chevauché par une femme-Phénix nue – Kanye West a surtout changé de dimension au croisement des années 2000 et 2010. Il se veut toujours à l’avant-garde d’un hip-hop biberonné au sampling et au beatmaking, mais il s’en est clairement repositionné à la marge depuis la parution de 808s & Heartbreak en 2008 – un disque ouvertement pop et basé sur une double séparation : la mort de sa mère et la fin d’une relation amoureuse. Bien sûr, Kanye West continue de fabriquer ses morceaux avec une encyclopédie à l’arrière de la tête, mais ses sources paraissent bien plus rares et inattendues que la plupart de ses contemporains. Sur My Beautiful Dark Twisted Fantasy, les samples de soul sixties et seventies laissent ainsi place à des structures à tiroirs, à des mélodies qui s’autorisent de nombreuses bifurcations et à une production qui atteint parfois un summum d’étrangeté, mais qui envisage paradoxalement de parler systématiquement au plus grand nombre, tout en permettant à Kanye West de multiplier les frasques médiatiques en toute impunité. « Le mec est tellement détestable dans ses interventions à la télé que si les journalistes ou les auditeurs pouvaient dire de mal de sa musique, ils le feraient sans hésiter, croit savoir JP Manova, un des rares rappeurs français à l’heure actuelle, avec Kohndo ou encore Rocé, à s’essayer régulièrement à la production. Au lieu de ça, tout le monde ne peut que reconnaître le talent d’un mec qui, dès son premier album, invite Mos Def sur Two Words et le met à l’amende lyricalement. Ce qui n’est pas rien quand on connaît la qualité de l’ancien Blackstar… »
« C’est la parfaite synthèse du classicisme hip-hop et la vision futuriste du genre. »
JP Manova
À l’instar d’un David Bowie ou d’un Prince, Kanye West est en effet de ces rares artistes à pouvoir s’autoriser toutes les extravagances artistiques, de sortir le hip-hop et d’autres genres musicaux de leurs carcans parfois un peu étriqués et d’inciter ses fans à le suivre aveuglément. Au point d’en faire l’équivalent des deux artistes précités ? JP Manova n’a pas vraiment de réponse précise à donner, mais il peut toujours raconter ce qu’il a ressenti en écoutant pour la première fois My Beautiful Dark Twisted Fantasy : « Comme à chacun de ses disques, la première écoute a été une grosse claque. Sur celui-ci, on sent que le mec est perché et qu’il peut se permettre absolument tout. C’est vachement bien écrit, toujours très fin, plein de contraste et de relief, et ça prouve le génie du gars. De toute façon, quand tu as réussi à traversé les années 2000 et 2010 tout en étant au sommet des charts, c’est que tu as forcément compris quelque chose de plus que les autres. C’est un milieu tellement compétitif, tellement changeant et évolutif que sa longévité et sa capacité à se réinventer ne peuvent qu’impressionner. Pour moi, Kanye West a toujours été au-dessus, et il l’est particulièrement sur My Beautiful Dark Twisted Fantasy. C’est la parfaite synthèse du classicisme hip-hop et la vision futuriste du genre. »
La folie des grandeurs
Kanye West n’est évidemment pas le seul à faire évoluer le hip-hop en 2010, mais il faut bien se plier à ce constat : rares sont les artistes à l’époque à avoir été en mesure de créer tant de mystères à défricher, à n’avoir écouté que leur instinct et à avoir concentré bon nombre de leurs obsessions aux quatre coins de leurs morceaux. Un peu comme si My Beautiful Dark Twisted Fantasy n’était pas un album de hip-hop, mais un disque de pop music dément et universel, qui ne demanderait qu’à sortir du boucan de l’actualité pour rentrer dans la vie des gens. Un peu comme si Kanye West se fichait plus que jamais d’appartenir à une certaine catégorie hip-hop. Un peu comme si, enfin, ce fils d’un ancien Black Panther assumait sa folie des grandeurs et souhaitait à présent tout incarner : la star planétaire, le cartographe des rues, le prescripteur des tendances, le Steve Jobs ou le Walt Disney de l’industrie musicale, et le personnage public ambivalent, agaçant même, comme lorsqu’il s’en prend à Taylor Swift devant les caméras de MTV en 2009…
À croire que le hip-hop, chez lui, c’est forcément plus et mieux.
My Beautiful Dark Twisted Fantasy est donc un immense fourre-tout, un ensemble de treize morceaux où l’on perçoit aussi bien les intonations british de Nicki Minaj qu’un sample bancal de RZA ou des piques adressées à l’Amérique blanche : « They say I was the abomination of Obama’s nation ». Jusque dans son casting (réunissant Jay Z, Bon Iver, Rick Ross, John Legend, Dwele ou encore Pusha T), Kanye West semble pourtant trouver la bonne mesure à chaque instant. À croire que le hip-hop, chez lui, c’est forcément plus et mieux. Plus, parce que, au-delà de ses recherches sonores, il semble obsédé par l’idée de s’entourer d’innombrables invités (All Of The Lights convie une douzaine d’artistes, dont Rihanna, Alicia Keys, Elton John, Kid Cudi, Ryan Leslie ou Fergie). Mieux, parce que chaque collaborateur semble ici considéré comme un instrument, comme une note, un élément sonore ou une signature vocale dont il se servirait pour se livrer à des expérimentations forcément débridées.
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« Kanye West, un très grand artiste »
De Dark Fantasy à Who Will Survive In America, en passant par les plus classiques mais tout aussi ambitieux So Appalled et Devil In A New Dress, Kanye West réalise avec My Beautiful Dark Twisted Fantasy une démonstration d’une grande démesure. Il embrasse, avec la langue, plusieurs décennies de musiques noires avec une facilité déconcertante, les propulsant dans un futur où les morceaux se veulent bavards, denses, un brin mégalo, mais toujours lumineux d’intelligence. On pense à l’épopée Blame Game, hautement imprévisible mais sublimée tout du long par quelques notes de piano doucereuses et la justesse du chant de John Legend. À Power et Monster, jouant sur une étonnante contre-proposition rythmique, proche de celle autrefois défendue par Jesus Walk. Aux riffs de guitare d’une coolitude absolue de Gorgeous, mais aussi à la puissance du refrain de Dark Fantasy, que West exécute avec le renfort précieux de RZA et No I.D.. Ou encore à Runaway, fascinant péplum mélancolique porté par un clip-fleuve de quarante minutes, écrit et réalisé aux côtés de la plasticienne Vanessa Beecroft – à croire que, un an après l’étrange mini-film We Were Once A Fairytale, réalisé par Spike Jonze, Kanye West a définitivement compris que, pour continuer à exister dans un monde dominé par l’image, il se doit de commettre des œuvres visuelles spectaculaires. Bref, plus d’une heure de musique totalement neuve, pas forcément évidente à réécouter en permanence mais qui laisse pas mal de monde à la traîne. Hormis les excellents disques de Kendrick Lamar ou les derniers efforts de Chance The Rapper ou Frank Ocean, peu ont été capables de rivaliser avec la créativité, la générosité, la dinguerie et le savoir-faire de Kanye West qui, pour l’enregistrement de My Beautiful Dark Twisted Fantasy, a organisé le premier rap camp à Hawaï, louant pour une durée indéterminée le studio Avex à Honolulu pour travailler aux côtés d’une immense équipe de rappeurs, producteurs, chanteurs et autres conseillers qu’il affrétait en jet privé selon ses besoins.
« Un mec qui sait lire son époque »
Kohndo
Après tout, comme le souligne Kohndo, Kanye West a toujours eu cette volonté d’évoluer à contre-pied du rap (les nounours sur les pochettes de ses trois premiers albums, les plages synthétiques de 808s & Heartbreak, etc.). À l’inverse d’un 50 Cent ou d’un Jay Z, lui n’a jamais joué au gros dur, n’a pas grandi dans la rue, n’a jamais été un MC d’exception. Ce qui le sauve, c’est sa capacité à constamment se réinventer, à jouer sur le registre de l’intime, à concilier un hip-hop flamboyant et conscient, et surtout une évidente facilité à séparer le bon grain de l’ivraie. « Je n’arrive pas à considérer Kanye West comme un génie, car il n’impose pas un son qui lui appartient. En revanche, c’est un très grand artiste, un peu à la manière d’un Quincy Jones. Un mec qui sait lire son époque, est sensible aux innovations, a une vraie écriture et expérimente à chaque instant. Il a aussi cette chance d’être arrivé à une bonne époque, au sein d’une période où des producteurs comme Pharrell ou Timbaland avaient déjà contribué à redéfinir le hip-hop et s’autorisaient des collaborations avec des artistes issus de divers horizons. Ça l’a sans doute convaincu qu’il pouvait être lui aussi une star de la pop, et pas seulement du hip-hop. »
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