Comédienne précoce et héritière à l’omniprésence discrète, elle s’ouvre définitivement à la chanson en 2006 avec un album bien à elle enrichi de collaborations prestigieuses. Retour sur un moment crucial de sa carrière.
Votre album précédent, Charlotte for Ever, date de vingt ans. Quels souvenirs gardez-vous de ces enregistrements ?
Charlotte Gainsbourg – C’était magique, mais c’est passé très vite, en cinq jours. Mon père avait tout écrit, je suis entrée en studio, on a fait deux chansons par jour. J’ai un souvenir plus drôle de Lemon Incest (en 1984 – ndlr) parce que j’étais encore plus insouciante, je chantais entre deux plongeons dans la piscine.
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Je tournais Paroles et musique au Canada, Bambou est venue me chercher, m’a embarquée à New York, j’ai enregistré et je suis repartie. On a dû faire trois prises. J’ai vu que mon père aimait les accidents, les moments où la voix déraillait, ça me faisait plaisir de lui faire plaisir. En même temps, je n’avais qu’une envie : nager et m’amuser.
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C’était vraiment l’enfance et l’innocence, même si je comprenais très bien ce que je chantais. Le disque suivant, j’étais davantage consciente de ce que je faisais et je le regrette un peu : je me trouve trop premier degré avec ma voix, trop appliquée.
Comment avez-vous réagi lorsque vous avez entendu votre voix sur Music de Madonna, il y a quelques années ?
En général, quand on entend sa propre voix, on n’adore pas. Là, j’ai pourtant été flattée. Elle m’a d’abord appelée pour me demander si l’idée pourrait me plaire, puis m’a fait porter un CD, que j’ai écouté en boucle. C’était tout simple. D’un seul coup, ça n’avait rien à voir avec mes parents : elle n’était pas française, et puis c’était ma voix parlée dans un film.
J’ai pu entendre mon timbre de voix sur une musique qui m’était totalement étrangère, et j’ai vu que ça fonctionnait. Ça ne signifiait pas grand-chose mais, secrètement, je me suis sentie plus autorisée, ça m’a donné envie. C’est con parce que, franchement, ça durait vraiment trois secondes !
Musicalement, vous aimez bien les choses mélancoliques qui provoquent des émotions très vives, tout en les redoutant.
Ce n’est pas forcément facile d’écouter de la musique. Quand elle provoque des émotions trop intenses, c’est un plaisir parce que c’est la vie, mais c’est douloureux. Très souvent, je vais vers des trucs nostalgiques. Ecouter Radiohead, ce n’est pas anodin, c’est très envahissant pour les sensations et les émotions.
J’ai du mal à mettre de la musique juste pour l’ambiance. Pour moi, il s’agit vraiment d’écouter, de s’y plonger. Et je trouve que c’est toujours pesant. Mes goûts me portent vers des trucs pas très agréables au final (rires)…
Dans votre nouvel album, il y a pourtant un souci de légèreté, symbolisé par Air : un aspect mélancolique, mais aussi une aspiration à quelque chose d’aérien.
J’avais très envie de ce côté irréel. Je ne suis pas quelqu’un de noir. Ce n’est pas parce que j’aime des choses parfois douloureuses que je suis envahie par ça en permanence. Il y a beaucoup de musiques que je peux écouter sans qu’elles provoquent de sentiments graves. Je n’aurais pas aimé faire un album sombre.
Vous jouez du piano, vous êtes musicienne… Vous n’avez jamais été tentée de composer vous-même ?
Jamais je n’aurais pu faire ça (rires)… Je n’ai aucune liberté au piano, je suis restée bloquée sur le classique. Je n’ai aucune notion de rien, je ne suis pas passée du classique au jazz, je ne peux pas improviser. Je ne me considère pas comme une musicienne.
Je crois avoir une oreille musicale, mais je ne peux pas m’éclater avec un instrument parce que je ne le maîtrise pas assez. Je n’y ai même pas songé parce que le projet est vraiment né de Air et de moi ensemble, de notre rencontre. Je ne me suis jamais dit “Et si j’essayais d’écrire dans mon coin ?” Jamais ! Eux m’ont poussée, m’ont mise en confiance, m’ont motivée.
A un moment, ils m’ont dit d’arrêter de trop réfléchir, d’entrer en studio, que les choses n’allaient pas se faire en discutant, qu’il fallait être un peu plus instinctif. Jusque-là, à chaque fois qu’on se voyait, je leur disais qu’il fallait trouver un sujet, que ça raconte une histoire. Je cherchais tous les prétextes pour ne pas plonger.
C’était si effrayant que ça pour vous ?
Je me mettais la barre très haut, surtout pour les textes. Pour les musiques, je ne me faisais pas de souci : j’étais entre de bonnes mains, j’avais envie d’avancer les yeux fermés avec le travail de Air. Bien sûr, j’ai eu mon mot à dire, j’ai préféré certaines chansons à d’autres, mais tout était très excitant.
Mes vraies préoccupations, au tout début, concernaient les textes. Très vite, je me suis dit que la solution pour moi, c’était l’anglais. A cause de mon père. Et puis je ne connais pas d’auteurs français. Enfin si, je connais bien sûr Etienne Daho, mais il aurait été trop facile d’aller le voir.
Air, comme mon agent, m’ont poussée à écrire. Tout le monde était persuadé que j’allais y arriver, que j’allais pondre des textes (rires)… J’ai essayé, tout au long de l’année. Au final, je n’allais pas garder ce que j’avais griffonné, mais ça m’a permis de réfléchir aux sujets et aux ambiances des chansons.
De quoi parlaient ces textes ?
Oh ! (rires)… Des enfants, de mon père, des rapports amoureux… Mais je n’ai pas su mettre de deuxième degré. J’essaierai à nouveau. Le petit texte de Morning Song, je l’avais écrit en anglais, j’étais plus à l’aise. Pour Little Monsters aussi j’avais écrit un texte en anglais, peut-être un peu mièvre. Mais c’était le même sujet que dans la version finale signée par Jarvis Cocker.
Lui apporte une profondeur et un humour – qu’on n’entend pas forcément d’entrée parce que je n’apporte pas beaucoup d’humour avec ma voix, mais il y en a dans ses paroles. Ce dont je rêvais : avant de me jeter complètement, je voulais des textes plus aboutis, qu’on sache où on allait. Je suis partie de l’idée de film et très vite, on a vu que les thèmes des rêves et de la nuit revenaient en permanence.
Moi, je suis très animée par des cauchemars, il se passe beaucoup de choses dans mes nuits… J’avais envie de quelque chose de très cohérent – pas forcément d’un album concept pour autant. Air, à un moment donné, est arrivé avec l’idée d’une radio nocturne, ce qui nous permettait d’aller dans tous les sens. On a donc abandonné la piste de la nuit comme thème unique, mais il en reste cette ambiance nocturne et vagabonde.
Pour vous, faire de la musique et écrire sont difficiles, même le fait de chanter vous intimide ?
J’ai tendance à tout prendre dans la difficulté. C’est ainsi que je fonctionne : pour moi, rien n’est simple, même les choses les plus simples. Peut-être que je prends les choses avec trop de lourdeur. C’est très difficile d’être léger. Je regrette, parce que vraiment, les gens lourds me gonflent (rires)… J’avais quand même le poids de mon père, tout au long de l’enregistrement.
Je l’ai toujours, dans ma vie quotidienne, ça n’est jamais simple. Mais là, il s’agissait en plus de replonger dans une ambiance musicale. J’en mourais d’envie et, en même temps, je me mettais un poids sur les épaules. Ça n’a rien à voir avec ce que les gens pourraient dire, avec le fait qu’ils puissent nous comparer mon père et moi, ou me parler de lui…
La pression venait de moi. J’ai l’impression qu’il a atteint une telle perfection qu’il est difficile de se sentir libre de quoi que ce soit. Mais avec l’anglais, j’ai trouvé une liberté. Maintenant, toutes les références musicales de l’album à mon père me font plaisir.
L’album de votre père auquel le vôtre fait penser est évidemment Melody Nelson, avec certaines petites trames mélodiques discrètes, la tonalité, le chanter-parler.
Je ne trouve aucun album qui soit à la hauteur de celui-là. Comme référence, on en a évidemment parlé avec Air, mais pas pour aller dans la même direction. Les références aux films étaient plus légitimes : pouvoir raconter une histoire, pouvoir jouer un rôle, ça faisait sens avec le cinéma.
Ce sont des souvenirs de films plutôt que des souvenirs personnels qui vous ont guidée ?
En me demandant quels étaient les sujets qui me touchaient, les souvenirs de choses que j’avais entendues ou vues lorsque j’étais enfant ont resurgi. Le Magicien d’Oz, La Nuit du chasseur, Los Olvidados – très présent pour moi, peut-être beaucoup moins pour Air – et Shining aussi (rires)… Dans La Nuit du chasseur par exemple, un aspect me plaisait beaucoup : le côté effrayant d’une comptine. Morning Song, ça n’est peut-être pas La Nuit du chasseur, mais on en a beaucoup parlé.
Il y a aussi une chanson de The Brown Bunny de Vincent Gallo que Nicolas et Jean-Benoît (Nicolas Godin et Jean-Benoît Dunckel de Air – ndlr) m’avaient fait écouter et que j’adorais : on aurait dit l’une de ces chansons américaines traditionnelles, avec une voix de femme très fragile. Dans tous ces films, on retrouve la nuit, l’isolement, des rêves cauchemardesques. Un truc d’enfance un peu tordu.
De Los Olvidados, des moments effrayants qui me sont restés. J’ai dû le voir une trentaine de fois vers 9-10 ans : je me coiffais comme le garçon, j’étais dans le mimétisme, très marquée par l’atrocité des rêves, cette mère et sa chemise de nuit… Et je me suis rendu compte que Le Magicien d’Oz avait un vrai sens pour moi. Somewhere over the Rainbow est une chanson que j’ai énormément écoutée. Il n’y a aucune référence à elle dans l’album mais, pour moi, le thème est important. Je ne pense pas que ce soit un hasard…
Mais au final, c’est bien Air qui a composé l’album. Et qu’ont-ils pris de ce que je leur ai dit ? De leurs propres inspirations ? Je ne sais pas. Une alchimie a fait qu’ils se sont mis à composer sans arrêt. En même temps, je n’y étais pour rien : je ne pouvais pas les aider, je ne pouvais que les m’imprégner de ce qu’ils faisaient.
Tous ces films, comment êtes-vous tombée dessus à 9-10 ans ?
Mon père avait un vidéoprojecteur avec un grand écran dans sa chambre – alors que ça existait à peine, c’était l’époque des premières cassettes VHS, il en achetait des tonnes et on les regardait sur son lit. Ça nous semblait incroyable.
Avec lui, on voyait plutôt des films d’horreur, on regardait Shining en boucle. Los Olvidados, c’était mon beau-père Jacques Doillon et sa vidéothèque. Là, on tournait avec cinq cassettes : j’ai dû voir A nos amours une centaine de fois.
Si Air a composé les musiques, Jarvis Cocker a finalement écrit la plupart des textes.
Avec Jarvis, on a énormément discuté des sujets qui m’étaient proches, qu’il a interprétés et mis en forme, en les rendant plus acides, plus pervers. Jarvis est arrivé assez tard, au bout de quelques mois. A partir de ce moment, on a formé une équipe à cinq avec lui, Nicolas et Jean- Benoît de Air, le producteur Nigel Godrich et moi.
Mais Jarvis est resté un peu extérieur : il ne venait pas tous les jours, passait quand il pouvait. Et quand il avait fini une chanson, je m’empressais de lui en demander une autre : j’avais l’impression d’aller à la pêche, pour en avoir le plus possible. Je ne voulais pas d’un album de commande. Je voulais m’impliquer dans tout le processus.
Contrôlez-vous de la même manière votre carrière et votre image ?Quand on est acteur, on ne peut pas contrôler son image. D’abord, on jongle pour trouver des histoires qui nous plaisent. Peut-être que si un jour j’ai des soucis d’argent je ferai tout ce qui me tombera sous la main. Mais pour l’instant, je ne fais pas de choix de carrière.
Je ne vais pas accepter un rôle parce que j’imagine obtenir un César à la sortie. Mais il a toujours été difficile pour moi de trouver des rôles. Je me sens très passive encore avec cette idée que l’envie vient des autres, que je ne suis pas à la base des projets. Ce ne sont que des hasards, on ne peut rien programmer.
Là, j’ai la chance qu’on m’ait proposé deux films que j’ai très envie de faire. Mais avec la sortie de l’album, je ne sais pas si ce sera gérable… Donc je jongle avec toutes les choses dont je rêve. Heureusement que ça reste du domaine du rêve, parce que le jour où ça devient calculé, comment s’amuser ? On a la chance de faire des métiers où l’idée première est de prendre son pied.
Vous allez être gâtée : l’album, les deux prochains films, sans compter celui de Michel Gondry, La Science des rêves, qui vient juste de sortir.
Le Gondry, c’est un hasard qu’il sorte cet été, car il date d’il y a deux ans. Mais c’est vrai que j’ai rarement fait autant de films en deux ans, avec en plus un album. J’ai fait des rencontres intéressantes, qui ont débouché sur des projets. C’est peut-être aussi que j’arrive à un âge où les choses s’accélèrent – et j’espère que ça ne va pas retomber trop vite (rires)….
Parce que j’ai eu des périodes très calmes, et je m’en plaignais. Donc là, je suis contente. Je n’ai pas tant de projets que ça en France… Je n’ai même rien… Je ne peux pas dire que je sois dans mon canapé à choisir parmi dix scénarios français passionnants.
Discutez-vous de vos projets avec votre mère ?
Bien sûr… Mais pour l’album, je suis restée très secrète pendant longtemps. La rencontre avec Nicolas et Jean-Benoît remonte à deux ans et demi. Pendant un an, je l’ai gardée secrète, même quand les choses se précisaient et qu’on savait qu’on allait entrer en studio. Je n’arrivais pas à en parler du tout, ni à ma mère, ni à mes sœurs.
Et puis, une fois entrée en studio, j’ai commencé à en parler un peu. Quand j’ai eu les premières maquettes, j’ai eu envie de les faire écouter. Mais tout ça a été très lent. On a toujours parlé avec ma mère. En ce moment, je lui demande beaucoup pour toutes ces questions de scène, où je ne sais absolument pas ce dont je suis capable.
Je ne veux pas me jeter dans un truc si c’est pour être malheureuse et avoir l’impression de mal faire. Je lui ai posé plein de questions : les répétitions, le temps qu’il faut prendre, des trucs de cuisine… Elle est de très bon conseil.
Vos premiers souvenirs musicaux sont-ils liés à votre père ?
Non, j’ai l’impression d’avoir baigné dans une génération où on écoutait tous la même chose, Blondie ou Grease, ce genre de trucs, souvent pas terribles. Je me souviens très bien d’un album de Ian Dury, Sex & Drugs & Rock’n’Roll, et de sa pochette dans les rues de Londres (album New Boots And Panties!! – ndlr).
Je ne sais pas d’où sortait cet album – ça ne venait pas de mon père, notre chambre d’enfants était très séparée du reste de la maison, on n’écoutait jamais nos disques dans le salon mais sur notre mange-disque, dans notre chambre. Nous avions à peine le droit d’aller dans le salon, interdiction de toucher aux objets de mon père.
On se retrouvait vraiment avec mes parents en week-end ou pendant les vacances, dans la maison de ma mère en Normandie. Là, on pouvait toucher à tout et elle écoutait Brassens, les Beatles, Elvis. Quand ils se sont séparés, j’avais 9-10 ans et on écoutait beaucoup Bowie, les albums de l’époque. Il y avait aussi les Variations de Bach.
C’est mon père qui m’a dit d’acheter Bob Dylan, spécifiquement Lay, Lady, Lay. ll m’a dit que c’était LA chanson à connaître. je devais avoir 13-14 ans. Mais sinon… C’est comme en littérature : je n’étais pas bombardée de livres à lire, de disques à écouter.
Quelle place tenait la musique de votre père ?
Il avait les boules parce que petite, ma chanson préférée était L’Ami Cahouète (rires)… Pas celle dont il était le plus fier… Mais après, sa musique a tenu une place très importante parce qu’il nous demandait notre avis sur tout ce qu’il faisait.
Je trouve tellement incroyable, vu son talent, de nous demander pour mieux comprendre où il allait ! J’ai alors pu voir ses albums se faire. Mais pas quand j’étais petite : je n’avais aucun recul sur ce qu’il faisait, je ne comprenais pas forcément les paroles. C’est venu sur le tard.
Est-ce que vous aviez déjà conscience de son statut ?
Quand il a vraiment eu du succès, avec Aux armes et cætera.
Il a fallu le succès public pour que vous le mesuriez ?
Je ne m’en souviens pas vraiment, mais on n’était pas seulement confronté à sa notoriété : il y avait aussi celle de ma mère, aussi forte que la sienne. Et puis leur couple… Pour ça, on en a bavé à l’école ! Aujourd’hui, on n’entend que des compliments sur eux, mais à l’époque c’était un couple sulfureux : mon père était un drogué, ma mère était une pute. C’était ce que j’entendais en permanence. Et moi, je me suis blindée.
Je n’avais pas énormément de copines. Je ne peux pas dire que j’étais agressée en permanence, mais c’était là. Ma sœur, elle devait avoir 4 ans, a changé d’école parce que ça devenait trop pénible pour elle. Il y avait les couvertures où ma mère posait nue, les gens étaient choqués à l’époque. On a vécu avec, mais ça ne m’a pas gênée plus que ça – j’étais petite.
On se sent quand même différent des autres enfants ?
Oui mais moi, justement, j’ai toujours voulu être le plus possible dans la norme. J’ai voulu aller en pension, j’y suis allée et ça m’a beaucoup plu. J’avais mon monde à moi. J’y suis restée une année, avant de tourner L’Effrontée – et là, j’avais trouvé ma voie, j’avais envie de continuer à faire des films, j’ai eu des propositions, donc je ne suis pas retournée en pension.
https://www.youtube.com/watch?v=TMCii_E8gDU
Mais sinon, j’ai l’impression d’avoir eu une enfance normale. Chez nous, il y avait un côté pas du tout prétentieux. On ne faisait pas de grands voyages, on allait toujours dans la même maison de campagne, une maison de poupées, à quinze minutes de Deauville. Mon père s’emmerdait comme un rat, il n’y avait pas des masses de trucs à faire. On allait beaucoup au Club 13, où j’ai vu Peau d’âne…
Ce sont des moments que j’ai adorés. Mes parents étaient plutôt simples. Et en même temps, ils menaient une vie excentrique. Il y avait tout pour avoir l’impression de vivre une enfance normale – il n’y a jamais eu de tournages pour me faire rater l’école par exemple. Sauf que nos parents rentraient à 6 heures du matin et allaient se coucher quand on partait à l’école. Mais je crois que c’était une période où les gens s’amusaient plus, ils avaient des potes et faisaient la fête…
Ils nous emmenaient parfois en boîte de nuit, j’ai le souvenir d’aller au King’s Club, où on dormait sur les banquettes, c’était très rigolo. Et en même temps, il y avait une rigueur absolue : à table par exemple, on n’avait pas le droit de parler, on devait garder les mains sur la table. Mon père était très sévère pour ce qui relevait de la politesse et du comportement. Nous étions des enfants très sages. J’avais un sale caractère, mais on n’était pas du tout des sales gosses.
Quel sale caractère ?
J’étais très colérique. Et je crois que j’ai beaucoup fait souffrir les gens autour de moi. Après, en plus, je suis devenue boudeuse. Il n’y a rien de pire. Je suis passée de la colère, qui était relativement simple, à la bouderie – et pour moi aussi, c’était une souffrance. J’entrais dans cet état et, après, j’étais prise au piège, je ne pouvais plus m’en sortir, par fierté. Ça a duré longtemps.
Est-ce que vous parliez de leur enfance avec vos parents ?
On en parlait, mon père me racontait ses souvenirs d’enfance et de la guerre, mais on ne savait pas tout. Aujourd’hui, je découvre encore des choses sur mon père. Je n’ai jamais lu une biographie sur lui, et je ne suis pas sûre d’en avoir envie : même si je ressens une certaine curiosité, j’ai surtout envie de garder ce qu’il m’a confié.
Les souvenirs heureux comme les souvenirs douloureux ?
Même les souvenirs douloureux avaient quelque chose d’heureux… Il me disait que le soir, il pleurait mais qu’en fait c’était un plaisir de sentir les larmes couler.
Les souvenirs de la guerre, c’est surtout sa sœur aînée Jacqueline qui m’en a parlé, mais jamais d’un point de vue dramatique. Parce qu’ils avaient un regard d’enfant, avec un esprit d’enfant, de démerde, avec l’obsession de se cacher. Dans leur bouche, tout était drôle.
Vous-même, aujourd’hui, vous sentez-vous héritière, au sens moral du terme ?
Non. Je ne me sens tellement pas à la hauteur… Et je ne dis vraiment pas ça pour me dévaloriser. Je n’évoque que l’aspect artistique. Et artistiquement, je crois vraiment ne pas jouer dans la même cour. Et puis je n’ai pas envie de me comparer en permanence, de me demander tout le temps si je suis une héritière digne ou pas. C’est impossible de vivre ainsi. Les valeurs que mon père m’a transmises, j’espère bien les avoir gardées… Mais qu’est-ce que j’en fais ?
Avec votre disque, vous montrez aussi que vous pouvez vous en affranchir, avec une certaine légèreté.
Il fallait que je fasse tout pour penser à lui le moins possible – même si ça n’a pas été un sujet tabou, car on en a beaucoup parlé. A partir de là, je pouvais avoir toutes les libertés, puis faire en sorte qu’il soit une référence dans certains morceaux, et l’avoir avec plaisir. Sinon, ça devenait trop encombrant. Je ne peux pas tout faire en fonction de lui. L’album a été possible parce que je n’ai pas pensé à lui en permanence.
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