Rapidement approuvé par David Byrne, David Bowie, voire Bono (…), Arcade Fire, dans un joyeux mépris des règles, a défini en 2004 avec « Funeral » une pop capable de puiser dans différentes époques et différents genres sans jamais se contredire.
Arcade Fire. Le simple fait de prononcer ce nom devant n’importe quel fan – hardcore ou occasionnel – de pop suscite généralement mille éclats dans les yeux de son interlocuteur. Depuis la parution de leur premier album, les Montréalais sont considérés comme une référence absolue, un summum de l’avant-garde en la matière, s’affranchissant des conventions de l’indie-pop pour s’imposer à l’auditeur dans un rapport d’intimité et de communion peu soucieux des sentiers balisés. Funeral, c’est dix compositions mélangeant allègrement des instruments trop longtemps oubliés (l’accordéon, le banjo, la contrebasse, la clarinette) à des mélodies folks, au long desquels parviennent à surgir des nappes de guitare, des déflagrations soniques ou encore de somptueuses orchestrations symphoniques. La suite en quatre parties Neighborhood, le poignant Crown Of Love, l’hymne jouissif Rebellion (Lies), tous fourmillent de refrains addictifs, d’arcanes et de visions qui, au moment de leur publication, annonçaient avec quelques cordées d’avance l’esprit du temps en train de naître.
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Une autre pop
« Montréal était devenu LE lieu où l’art faisait partie du quotidien, et où l’on pouvait s’y adonner librement, sans la pression économique d’un travail harassant. »
Éric Chenaux, membre du label canadien Constellation
Lorsque, en septembre 2004, Funeral arrive enfin dans les bacs des disquaires, l’enregistrement du disque remonte à trois ans déjà. C’est effectivement en 2001 que Win Butler et Joshua Deu, un ami du lycée avec qui il étudie à la McGill University de Montréal, commencent à noircir leurs premières feuilles. Rapidement, leur petit atelier d’écriture s’élargit. À la recherche de nouvelles expériences, Butler rencontre différents musiciens de la ville (Brendan Reed, Dane Mills, Myles Broscoe et Régine Chassagne, dont la passion pour les musiques médiévales l’intrigue) et forment un premier groupe à géométrie variable. C’est l’époque des collectifs. Depuis sept ans, Godspeed You! Black Emperor a donné cet élan, et Broken Social Scene ou The New Pornographers s’apprêtent à poursuivre cet héritage. Butler, Chassagne et Reed profitent alors de l’attractivité de Montréal pour s’installer dans un loft au Nord de la ville, dans le quartier de Saint-Laurent, et passer leurs journées à peaufiner leurs compositions. « Contrairement à Vancouver ou Toronto, Montréal avait l’avantage d’avoir des loyers très attractifs jusqu’au début des années 2000, explique Éric Chenaux, membre du label canadien Constellation. Ça permettait à de nombreux artistes d’aller y vivre, d’avoir des espaces atypiques pour répéter, d’avoir le temps de tester des choses et de jouer aussi bien dans des bars que dans des usines désaffectées. De Toronto, je comprenais que quelque chose était en train de se passer à ce moment-là, économiquement et socialement. Un peu comme New-York dans les années 60 ou Berlin au cours de la décennie 80, Montréal était devenu LE lieu où l’art faisait partie du quotidien, et où l’on pouvait s’y adonner librement, sans la pression économique d’un travail harassant. »
En 2002, ce collectif qui ne s’appelle pas encore Arcade Fire donne ses premiers concerts à la Casa Del Popolo. Selon le patron du lieu, ceux-ci étaient atroces, décousus, le groupe interchangeant les instruments à chaque morceau, se privant de batteur et se souciant comme d’une guigne des structures mélodiques traditionnelles. Plutôt que de pop, on parle alors de groupe expérimental, voire punk. Mais la découverte d’Owen Pallett, qui joue alors au sein de The Jim Guthrie Band et The Hidden Cameras, deux entités dont ils assurent régulièrement les premières parties, s’apprête à tout bouleverser. Désormais, ils en ont la certitude, il leur faut intégrer des cordes à leur formule, diversifier leur approche. Fraîchement recrutés, Richard Reed Parry et Sarah Neufeld, membre de The Belle Orchestre, sont ainsi chargés d’apporter romantisme et lyrisme aux sept compositions regroupées sur The Arcade Fire, un premier EP que cette joyeuse troupe a enregistré durant tout l’été, sans téléphone ni ordinateur, dans la grange de la maison familiale des Butler, située à Mt. Desert Island, dans le Maine.
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Un sens de la mise en scène
C’est aussi à cette époque qu’apparaissent les premières tensions. Win Butler se mue en véritable control freak, et gare à celui qui oserait remettre en cause ses idées. Fatalement, Myles Broscoe, Dane Mills et Brandan Reed finissent par quitter le groupe, certains d’entre eux pendant la release party de The Arcade Fire à la Casa Del Popolo, mais les frères Butler et Régine Chassagne ont de l’ambition. Qu’importe si les médias locaux ne parlent pas de l’EP en des termes élogieux ou si le public montréalais les trouve trop sérieux, eux travaillent dur. Ils songent un temps à partir vivre en Belgique, mais le succès de Headlights Look Like Diamonds en live les encourage à creuser davantage cette ligne de conduite, à se livrer sans pudeur dans leurs textes – quittent à y évoquer leurs problèmes familiaux – et à tenter leur chance auprès de Merge. « Win, Regine et Richard sont venus de Montréal en voiture, pour rencontrer les gens du label, rappelait l’ancien attaché de presse, Martin Hall, au magazine en ligne Dum Dum. C’était en mars ou en avril 2004. Ma première impression ? « Putain, qu’est-ce qu’ils sont grands ! » Ils étaient très modestes, affables, mais on pouvait sentir qu’ils avaient confiance en eux, qu’ils étaient très sérieux sur tout ce qui entourait leur art, que la musique en général était une véritable passion. Jamais un groupe que nous n’avions pas encore signé ne s’était tapé un voyage de quatorze heures simplement pour nous rencontrer. »
La vérité, c’est qu’Arcade Fire n’est pas un groupe comme les autres. Et ça, Pitchfork, l’a également compris. Davantage que les articles de Rolling Stone ou de Spin, c’est bien la chronique dithyrambique du site américain, ponctuée par une note de 9,7/10, qui assure aux Montréalais une certaine renommée et affole les bureaux de Merge, obligé pour la première fois de son histoire de refuser des demandes d’interviews ou des Unes de magazine.
Éternelles funérailles
Ils inventent, avec les moyens du bord, un son à jamais indissociable de Montréal, capitale mondiale du retour de l’indie-pop au début des années 2000.
Toutefois, il existe bien d’autres aspects qui expliquent l’importance de cet album. Tout d’abord, « ce titre, très évocateur et construit autour de la disparition de beaucoup de membres de la famille des musiciens, pense Jim, leader d’Erevan Tusk. Et puis surtout une écriture très claire, limite universelle mais également raffinée, des mélodies simples et très efficaces, des envolées, des chœurs, des cordes, de l’accordéon… Un groupe à géométrie variable qui change d’instruments en permanence. Deux voix lead (masculine et féminine), du chant en français… En somme, beaucoup d’ingrédients pour faire un grand groupe. » Il y a aussi cette aisance avec laquelle Win Butler, Régine Chassagne et les autres ont réussi à inscrire à jamais Montréal sur la carte mondiale. Armés d’une paire de guitares épiques, d’un piano tour à tour mélancolique et lumineux ou encore d’un violon qui alterne les envolées et les crissements, ils inventent, avec les moyens du bord, un son à jamais indissociable de Montréal, capitale mondiale du retour de l’indie-pop au début des années 2000 – l’album a d’ailleurs été enregistré dans le légendaire Hotel 2 Tango, repaire sonore d’entités telles que Molasses ou Godspeed You! Black Emperor. « Arcade Fire a véhiculé une énergie et un son qui ont donné envie aux musiciens de poursuivre la démarche », souligne Eric Chenaux.
Il y enfin toutes ces anecdotes qui entourent la montée en flèche des Canadiens : ce concert donné le 12 novembre 2004 à Cambridge, Massachusetts, où Richard Reed Parry finit en sang après avoir passé toute la soirée à s’être tapé sur son casque à vélo en guise de percussion ; celui proposé la même année au Mercury Lounge, à New York, avec une file d’attente faisant le tour du pâté de maison ; ou encore cette fois où ils se rendent à Toronto dans un bus miteux pour jouer en première partie de Jim Guthrie (époque Now More Than Ever) et arborer leurs célèbres costumes sur scène.
« À l’image de Radiohead, Arcade Fire a toujours su se remettre en question, évoluer, être audacieux… Ils sont exemplaires. »
Éric Chenaux, membre du label canadien Constellation
On comprend alors comment un tel groupe a pu réussir, sinon à bouleverser, du moins à influencer de multiples artistes au cours des années 2000. Au Canada, bien sûr : Half Moon Run, Wolf Parade ou Rich Aucoin peuvent en témoigner. Mais aussi en France, où sa constante évolution a tendance à fasciner : « À l’image de Radiohead, Arcade Fire a toujours su se remettre en question, évoluer, être audacieux… Ils sont exemplaires. Personnellement, ce groupe nous a certainement poussé indirectement à mettre l’accent sur les voix et a incité chacun dans le groupe à chanter. On a vu à quel point les chœurs avaient un impact fédérateur et apportaient de la puissance en live. »
Depuis Funeral, que ce soit avec Neon Bible, The Surbubs, Arcade Fire n’a d’ailleurs cessé de prouver qu’il savait déchaîner les passions médiatiques autour de ses lubies et de ses excentricités, mais surtout qu’il pouvait se jouer allègrement des goûts de son public, allant jusqu’à brouiller les pistes en live (certains concerts ont été donnés sous le nom The Identiks ou The Reflektor), entamer une collaboration avec James Murphy et investir les pistes de danse avec un quatrième album (Reflektor) à écouter comme l’aboutissement d’un groupe plus que jamais capable de réinventer notre rapport à l’écoute de la musique pop.
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