New York City, quelque part entre le XXème et le début du XXIème siècle après Jésus Christ. Tous les regards sont tournés vers le Uptown Manhattan, où une bande de kids en Converse relance l’industrie de la basket et remet les guitares au goût du jour. Après une année 2001 marquée par un séjour en Grande-Bretagne, la sortie de « Is This It » – leur premier album sorti il y a tout juste quinze ans – et une tournée harassante aux USA, les Strokes tournent enfin en France en 2002. Et marqueront durablement l’époque et les esprits.
Mars 2002, les inRocKuptibles catapultent les Strokes en couverture avec une accroche qui en dit long sur l’attente suscitée par la bande de Julian Casablancas : « le rock flamboyant des New-Yorkais enfin en France ». Plus loin dans les pages de l’hebdomadaire, Jean-Daniel Beauvallet, rédacteur en chef musique, se demande en quoi les Strokes sont pertinents en 2002, une époque dominée par les odyssées électroniques des petits génies de la French Touch et « l’acid-jazz-Nine-Inch-Nails–Prodigy genre de son », selon Gordon Raphael, producteur des trois premiers albums du quintette – l’autre Trilogie new-yorkaise qui supplanta dans les années 2000 celle de Paul Auster. Depuis la sortie sur le label londonien Rough Trade en janvier 2001 de The Modern Age – premier EP des Strokes – et la claque inespérée Is This It quelques mois plus tard, le monde ne se pose plus la question de la pertinence : il constate l’absolue nécessité du groupe et voit en lui, de façon peut-être un peu excessive, le sauveur du rock.
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Need Strokes tickets – will sell soul!
Le public français a dû s’armer de patience avant de voir les nouveaux hérauts du rock sur une scène hexagonale. On y était pourtant presque en novembre 2001, quand les Strokes, à deux doigts de partager la scène de la Cigale avec les White Stripes, cèdent finalement leur place à Pulp – une affiche qui, vue de 2016, alimente encore les fantasmes. Les deux groupes les plus emblématiques d’une scène rock revigorée, à un moment de l’histoire où la crise du disque n’était pas encore complètement amorcée, ne se croiseront donc pas ce soir-là et la France devra encore attendre jusqu’à l’annonce d’une mini-tournée en mars 2002, qui devait conduire les New-Yorkais à Lyon, Bordeaux et Paris, à la Mutualité. « Je les avais vus pour la premier fois à Manchester en juin 2001, se souvient Ludovic Guinnebert, chef de projet historique des Strokes en France. C’était avant la sortie de Is This It. Les Moldy Peaches faisaient la première partie et ouais, il y avait un truc. On s’est pris ça dans la gueule. Ça cochait toutes les cases du projet parfait. A la Mutualité l’année d’après, il y avait la Terre entière dans la salle. C’était le concert où il fallait être ».
Olivier Rigout, directeur artistique chez Alter K, se rappelle lui aussi de l’excitation générale qui accompagnait la venue des Strokes à Paris ce 18 mars 2002 : « J’étais étudiant à Orléans et on est monté à Paris avec des potes spécialement pour l’occasion, se remémore-t-il. C’était la première fois qu’on voyait dans la foule des gens qu’on avait l’habitude de voir à la télé. Tu sentais qu’il y avait du VIP. Je me souviens que le public était hyper chaud, ça jouait des coudes pour être devant. Il y avait un truc spécial dans l’air ».
Une frénésie autour du groupe qui ne date pas de la sortie de Is This It. Adam Green, New-Yorkais, ex-Moldy Peaches et compagnon de route des Strokes en 2001, se souvient de sa première rencontre avec Albert Hammond Jr, l’un des deux guitaristes du gang avec Nick Valensi. A l’époque, Adam travaille dans une friperie cool au nord de Greenwich Village, à Manhattan : le Rags-A-GoGo. C’était en 2000, avant la sortie du maxi de The Modern Age. « J’avais rencontré les Strokes plusieurs fois en soirée. Un jour, Albert rentre dans la boutique de seconde main dans laquelle je travaillais, me donne un flyer et dit : « hey, viens voir mon groupe ». Pour être honnête, je m’attendais à un truc pas terrible. Et en fait c’était génial. Je n’ai jamais vu une foule aussi dingue pour un jeune groupe ». Dès la fin de l’année, les Strokes auront une résidence au Mercury Lounge à East Village et Green ouvrira pour eux la soir de la release de leur premier EP, avant de faire les premières parties de la tournée UK avec les Moldy Peaches.
Les retours des dates lyonnaises, bordelaises et parisiennes sont pourtant mitigés. Set trop court, peu d’interactions avec le public, redite en live d’un disque qui tourne déjà depuis longtemps sur toutes les platines. « C’était génial, mais on savait qu’on n’assistait pas au meilleur live de rock de tous les temps, continue Olivier Rigout. Sur scène ils n’étaient pas très assurés. On ne les voyait pas très bien. Ils étaient dans le noir au fond de la scène. On distinguait surtout les silhouettes et les coupes de cheveux. Il y avait un côté boys band à la Ed Sullivan show ».
Les Strokes n’ont à l’époque qu’une poignée de morceaux à jouer et viennent de se fader une tournée US harassante. Ils sont heureux, mais à la limite du craquage. Gordon Raphael raconte que très vite le groupe a souffert d’être autant sur la route. « Dès la fin de l’enregistrement de l’album, ils ont tourné et n’ont jamais arrêté. Au moment de la sortie de Is This It, on arrivait au bout d’un modèle économique dans l’industrie du disque. On ne devrait plus jamais voir de tournée si longue et éprouvante pour un album, c’est complètement dingue. Ils étaient beaucoup moins sur la route pour la tournée Room On Fire, leur deuxième album. Je pense qu’ils ont appris ce qu’ils avaient besoin d’apprendre et qu’ils ne voulaient plus faire ça ».
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The Modern Age
Parmi la somme de critiques dont les Strokes ont été l’objet lors de leur première tournée, la plus injuste reste celle qui consiste à dire que le groupe en live ne s’éloigne jamais du disque. Le génie qui entoure le façonnage d’un disque comme Is This It réside justement dans cette capacité à saisir toute l’intensité du live : production en retrait, enregistrement dans l’urgence et chansons courtes, sidérantes de fougue adolescente. La légende raconte même que c’est sur la foi d’une simple écoute du maxi de The Modern Age au téléphone que Geoff Travis, fondateur du label Rough Trade, décide sur un coup de tête qu’il veut signer le groupe. Adam Green confirme : « Rough Trade était en banqueroute et Geoff Travis cherchait à relancer la machine. Il était en contact avec Matt Hickey, mon agent de booking. Il lui a fait écouter The Modern Age et Geoff a adoré. Il a signé les Strokes puis les Moldy Peaches dans la foulée et le monde entier s’est soudainement intéressé à New York City. Rough Trade était légendaire et on a fait revivre le label ».
The Modern Age n’était pourtant qu’un simple maxi de démos, enregistrées pour avoir quelque chose à envoyer aux labels. Gordon Raphael fait la connaissance de Julian et sa bande à l’issu d’un show donné au Luna Lounge, dans le Lower East Side, à l’été 2000. Quelques jours après, ils débarquent tous dans son studio de East Village. Le Transporterraume. « Les garçons avaient trois morceaux qu’ils jouaient live et voulaient les mettre en boite. On a enregistré ça en trois jours et c’est là que nous avons trouvé le son du groupe. Quelque chose de très live. Mais The Modern Age n’était pas censé être un disque, c’était juste des démos. On a tous été très étonnés de voir que ces enregistrements sont sortis en tant que EP. Tout est allé très vite après ça. Rough Trade a adoré, le NME a fait de The Modern Age leur single de la semaine et le groupe est parti tourner en Angleterre. A l’époque, ils n’avaient qu’un deal avec Rough Trade pour l’Angleterre. Dès leur retour, les médias américains comme Rolling Stone ont commencé à s’intéresser au truc et les Strokes m’ont dit « faisons un album ensemble ». J’ai dit ok. C’est la première fois que j’enregistrais un disque en ayant la certitude que le monde entier allait l’écouter. J’étais à 100% sûr que l’album serait un succès alors que certains membres du groupe étaient encore un peu inquiets ».
Du rififi à Paris
Une inquiétude légitime quand on porte sur les épaules la lourde tâche de sauver le rock, mais qui peut paraître dérisoire quand on mesure l’impact de Is This It encore aujourd’hui. Ludovic Guinnebert, alors jeune chef de projet chez RCA, se souvient d’une bande de potes insouciants à qui tout sourit, avec un côté outsider malgré leurs origines familiales friquées. « Le genre à planter toute la promo au dernier moment », rigole-t-il. Au lendemain du concert à la Mutualité, le label organisait une journée promo marathon avec passage dans l’émission de Manoeuvre pour une couv’ de Rock’n’Folk à la clef et live à OUI FM devant une poignée de fans – à l’époque seule et unique radio hexagonale à diffuser des titres de Strokes. Mais tout devait capoter à cause de bisbilles entre le groupe et un chef de projet US venu de New York. « Après le concert on passe la soirée ensemble et je sens une tension entre Julian et le type de l’inter, se rappelle-t-il. Le lendemain, Julian est hyper tendu. Je le vois s’embrouiller avec mon collègue des USA puis carrément en venir aux mains. Ni une ni deux, j’ai mes Strokes qui sautent dans un taxi et se cassent. J’arrive à les rattraper et me retrouve avec Nick. Il me dit que tout se passe trop mal avec ce mec, qu’ils avaient prévenu que ce n’était pas une bonne idée de l’avoir ici. Du coup ils ont tout planté. Et comme si ça ne suffisait pas, Ryan Gentles, leur manager, décide de se barrer le jour même aux Etats-Unis pour rejoindre une fille ».
Les Strokes perdent une couv’ dans la bataille, mais gagnent le respect éternel de leurs fans. Consciente du préjudice subi par les auditeurs de OUI FM, la bande demande à Guinnebert de leur organiser une rencontre. Le lendemain, tout le monde se retrouve au Syndicat, rue Keller, dans le onzième arrondissement de Paris. Le rendez-vous qui devait durer quarante minutes dura finalement quatre heures.
Des motifs de guitare enchevêtrés
Quand on demande à Guinnebert si le succès des Strokes était prévisible, lui qui a travaillé avec eux jusqu’à la sortie de Comedown Machine en 2013, il répond humblement qu’aucun mec de maison de disque n’est capable de prévoir la réussite d’un groupe. « Tu sais pas pourquoi, mais parfois il y a un alignement des planètes. Comme toutes les choses très marquantes dans l’histoire, les Strokes étaient en rupture avec ce qu’il se faisait à l’époque, confie-t-il. En ce qui concerne les Strokes, le retentissement était à la mesure de cette rupture : c’est un groupe en Converse qui débarque à un moment donné où tout le monde écoute Daft Punk ».
Gordon Raphael, tout aussi humblement, met tout sur le dos de Julian Casablancas et son songwriting. « Julian a une façon unique de composer et de faire de la musique. C’est comme s’il avait plusieurs cerveaux. La musique des Strokes c’est différents motifs joués simultanément. Dans le rock, t’as juste une guitare et la basse qui se contente de suivre, mais chez les Strokes c’est différent : la première guitare joue une mélodie, le seconde joue une autre mélodie, la basse joue aussi sa propre mélodie et le tout sonne incroyablement bien ». A ce titre, la succession de plans serrés sur chaque instrument dans le clip de Reptilia illustre parfaitement le propos du producteur hirsute, aujourd’hui installé entre Berlin et Buenos Aires. Benjamin Kerber, ancien leader des Shades, groupe issu de la nouvelle scène rock française directement influencée par les Strokes au mi-temps des années 2000, se remémore une anecdote narrée par Nikola Atchine, fondateur des Hellboys et journaliste à Rock’n’Folk – décédé en 2008 -, au sujet des Strokes. Ce dernier, proche de Joe Strummer, soutenait au leader de The Clash que les Strokes ne valaient pas un clou, ce à quoi Strummer aurait répondu que les New-Yorkais possédaient quelque chose que dans le paysage musical de l’époque personne n’avait : les chansons. « Quand Joe Strummer te dit ça, tu prends une leçon d’humilité », lâche Kerber.
Il y a pourtant chez les Strokes un décalage entre l’excitation qu’ils provoquent dans le petit monde du rock et leur réel niveau de vente. « Les Strokes ont représenté cette rupture dont beaucoup de groupes se revendiquent encore aujourd’hui, affirme Ludovic Guinnebert. Pourtant, quand tu regardes les chiffres de vente d’un Kings of Leon, également signé chez RCA, c’est incomparable. Ils ont dans leur ADN une petite dose de ce romantisme un peu loser incarné par Julian ».
Un impact retentissant
Le phénomène Strokes dépasse le simple cadre du chiffre de vente des albums du quintet New-Yorkais. Au début des années 2000, le disque compact se vend encore quand-même un peu et le revival vinyle est déjà enclenché. La presse parlera du retour du rock et les Strokes devaient en être les éclaireurs. Dans leur sillon, les labels signeront un paquet de groupe en « THE », le rock redevient cool et les badges fleurissent sur les vestes chinées en fripes des kids du monde entier. Ces derniers prennent en plein face la possibilité des choses et rêvent de jouer au flipper en fumant des clopes avec les copains comme dans le clip de Someday. Le leitmotiv devient : « ils y sont arrivés, pourquoi pas nous ». Du Obama avant l’heure.
En France, les « bébés rockeurs », phénomène notoire passé dans le ciel de Paris comme une météorite, sont la parfaite illustration de l’irrésistible force d’évocation des images véhiculées par Julian et ses copains. « Les chaînes de clips étaient prescriptrices à l’époque, se souvient Benjamin Kerber. Quand on rentrait le soir avec mon frère, on mettait MTV 2 et il y avait le clip de The Modern Age. On a direct accroché. Niveau vestimentaire on avait acheté la même veste que Julian. Quand tu le voyais arriver sur scène, tu te disais : ah ouais, où est-ce qu’il a trouvé ça ? Tout le monde se foutait de notre gueule au lycée. On regardait les images et comme des ados on copiait ».
A Paris, l’épicentre de cette nouvelle scène se situait dans le quartier République, au Gibus. Très vite pourtant l’influence des Strokes a été reniée. « Comme si la trop grand proximité du groupe dans le temps décrédibilisait le propos, raconte Kerber. Beaucoup étalaient leur culture et se revendiquaient des Small Faces ou des compilations Nuggets, en oubliant que c’est l’influence des Strokes qui a tout commencé. Il y a eu un moment donné un refus de faire partie de cette époque. Julian Casablancas, avec ses Jordan, avait un côté futuriste. Les Strokes n’étaient pas du tout passéistes ».
Pourquoi les Strokes sont si pertinents en 2002 ? Certainement parce qu’à cet instant de l’histoire du rock ils sont modernes.
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