[A l’occasion de sa venue à Rock en Seine, samedi 24 août, nous vous proposons de (re)lire ce portrait]. A peine sortie de l’adolescence, Jorja Smith sort aujourd’hui un premier album, Lost & Found, qui a des airs de classique.
Le 24 février 2017, les employés du Co-Op de Walsall, une chaîne de magasins d’alimentation britannique, frôlent tous la crise cardiaque. Drake vient de pousser la porte d’entrée. Il se balade maintenant dans les rayonnages et finit par poser avec l’un des employés qui a pris son courage à deux mains (photo qui fera le tour des réseaux sociaux). La raison de la présence du Canadien dans cette ville située à deux cents kilomètres à l’ouest de Londres est pourtant simple : Jorja Smith l’a ramené là où elle est née et a grandi.
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Leur rencontre est tout aussi improbable : “He DMed me”, nous dit-elle en riant au téléphone. Un beau jour de 2016, Jorja Smith, 18 ans à l’époque, 20 aujourd’hui, reçoit un DM, un message privé, de Drake sur Instagram. Contrairement au commun des mortels, Jorja ne pense ni à une supercherie, ni à un malentendu, ne crie pas “Oh my gooooood” en sautant sur son lit. Non, Jorja Smith reste très calme et se dit : “C’est super cool !” Du moins c’est ce qu’elle nous assure deux ans plus tard.
Drake la rejoint sur scène à Toronto
Drake a flashé sur des vidéos qu’elle a postées sur YouTube où elle est en train de chanter dans sa chambre et lui propose un featuring. Jorja, qui n’a pas encore percé, hésite car le morceau en question, Get It Together, est quasiment une reprise littérale de Superman de Black Coffee feat. Bucie, idée qui lui déplaît. Oui, Jorja Smith hésite mais finit par accepter en se disant qu’il s’agit tout de même de Drake. Le featuring n’en est quasiment pas un : sa voix de soul girl, d’une justesse vertigineuse, d’une profondeur complexe et chaleureuse, mariant habilement le jazz et l’assurance bravache de la street britannique, loin des voix pop robotiques taillées pour les supermarchés, mange tous les couplets.
https://www.youtube.com/watch?v=oTnWe_sMznM
Le morceau est l’un des meilleurs moments de More Life, l’album “playlist” de Drake, qui l’invite également à roucouler sur un Jorja Interlude. Le 24 août 2017, Drake monte sur scène lors d’un concert de Jorja à Toronto pour reprendre Get It Together avec elle. La foule hurle, Jorja rit, Drake aussi. Voici la jeune artiste propulsée au rang de future star de la soul-r’n’b.
“Moi, sereine ? Ah non ! Je réfléchis trop tout le temps ! Il se passe mille choses dans ma tête pendant que je te parle”
Cette histoire trouverait sa place dans les pages people des magazines tant elle alimente de rumeurs amoureuses. Elle dénote, aussi, un certain sexisme puisqu’elle participe du mythe de la jeune chanteuse propulsée dans la lumière par un puissant pygmalion. Elle n’en dit pas moins deux choses essentielles sur Jorja Smith : sa voix et son charisme auraient immanquablement explosé ; son calme, sa sérénité jouent un grand rôle dans son ascension fulgurante. “Moi, sereine ? Ah non ! Je réfléchis trop tout le temps ! Il se passe mille choses dans ma tête pendant que je te parle”, nous rétorque-t-elle. Difficile à croire à l’écoute de cette voix somnolente, cotonneuse. Notre appel l’a réveillée d’une sieste. Depuis sa chambre d’hôtel à New York, Jorja Smith bâille un peu. Elle a enchaîné les interviews la veille, mais aujourd’hui elle compte bien faire un tour au MET, le grand musée d’art de Manhattan, avant de repartir pour Londres, où elle a posé bagages à l’âge de 17 ans.
“A Walsall, j’avais plein d’amis qui faisaient du rap ou jouaient de la musique, mais il ne se passait pas grand-chose, se remémore-t-elle. Là-bas, tout le monde se connaît. Tu rencontres les mêmes personnes à l’arrêt de bus, au supermarché, au pub, dans les magasins… Quand j’y retourne, ils sont toujours là, ils n’ont pas bougé… C’est pourquoi j’adore Londres, même si quand j’y ai débarqué je me suis sentie comme une petite fille perdue dans un monde immense. Mais je savais ce que je voulais faire…”
Chez elle, le scénario est troué
En quittant le cocon natal pour vivre dans la capitale, Jorja Smith se perd un peu mais se trouve beaucoup. Ainsi naît Lost & Found, premier morceau qu’elle écrit à Londres, qui ouvre et donne son nom à son premier album. Elle n’en dit pas plus, laissant libre cours à notre imagination. Chez elle, le scénario est troué, noyé dans une brume qu’il nous faut déchiffrer. Les phrases sont laissées en suspens. Certaines cartes manquent. Il faut les remplacer nous-mêmes. “Nous sommes tous perdus et des gens nous retrouvent, parfois”, lâche-t-elle ainsi mystérieusement. Des gens l’ont souvent trouvée, c’est vrai, et c’est ce que l’on retient un peu trop la concernant.
Mais comment faire autrement ? Il y eut Drake donc, mais aussi Preditah, producteur et beatmaker de la scène UK Garage (UKG)/grime de Birmingham – mouvement mêlant house accélérée, reggae, ragga, jungle, r’n’b… Résultat : l’incroyable On My Mind, morceau syncopé et up-tempo qui tranche dans son habituel univers smooth. Leur première rencontre a lieu en studio. Preditah est immédiatement frappé par sa voix : “C’était brut et impossible à oublier. Elle sonnait comme personne d’autre, c’était exquis”, nous raconte-t-il. Jorja écrit les paroles tout en les lisant à haute voix, Preditah écoute, la regarde et crée beats et mélodies.
“J’ai immédiatement saisi la progression harmonique pour créer une vibe. Le reste appartient à l’histoire.” Il ajoute tout de même : “Je ne l’ai pas convaincue de faire ce morceau mais comme je crée habituellement une atmosphère UK Garage, on s’est dit que ça serait cool d’emprunter cette voie. Nous n’avons jamais forcé le son. Le morceau a été créé et écrit sur cette même journée, donc je dirais que nous avons enregistré l’ambiance dans laquelle nous évoluions ce jour-là. Tout s’est mis en place naturellement.”
Kali Uchis et Kendrick Lamar sont fans
Jorja et Preditah sont toujours très proches. “C’est pratiquement ma besta !” La même vibe infuse le clip réalisé par Hector Dockrill, 24 ans, qui a posé ses caméras dans une tour de Clapham, un quartier du sud de Londres, pour filmer Jorja Smith dansant dans une légendaire veste Avirex bleue entourée d’une bande de mecs et de filles lookés. “On dirait les dernières heures d’une house party, lorsque le soleil se lève mais que la musique explose toujours”, a-t-il décrypté pour le média américain Fader.
https://www.youtube.com/watch?v=PA5uuBCtZ5k
Drake et Preditah ne sont pas les seuls à avoir un coup de cœur pour Jorja. Il y a aussi la chanteuse américano-colombienne Kali Uchis, qui l’invite sur la lascive Tyrant, et fait depuis carton plein outre-Atlantique. Il y a le grand Kendrick Lamar, qui la convie sur la BO du film Black Panther (“Il est si coooool”). Il y a Stormzy, prince du grime britannique, qui débarque en featuring sur Let Me down, balade sirupeuse qui n’a fort heureusement pas atterri sur l’album qu’elle sort ces jours-ci. Il y eut donc pas mal de rencontres, d’expériences, d’amitiés nouées qui l’ont certainement formée, nourrie, poussée. “Kali Uchis et moi sommes restées très amies. On se textote souvent. C’est une artiste cool et très honnête, réelle.”
Jorja Smith veut produire “une musique honnête”, “qui parle du réel”, du sien, du vôtre, du nôtre
Honnêteté : ce mot revient plusieurs fois dans sa bouche, tel un mantra. Jorja Smith veut produire “une musique honnête”, “qui parle du réel”, du sien, du vôtre, du nôtre. Elle ne se verrait absolument pas pour l’instant développer des personas sur le modèle Bowie, des extensions d’elle-même sur le modèle Madonna, devenir XXL comme Michael Jackson. Même si elle apporte un grand soin à son look, n’hésitant pas à changer de coiffure en un claquement de doigts, ce qui brouille un peu les pistes. La prochaine sera d’ailleurs “une grande queue de cheval”, nous glisse-t-elle avec malice. Elle a refusé de signer sur un label, préférant conserver la même petite équipe de fidèles : son manager rencontré à l’âge de 15 ans, son attachée de presse britannique et son groupe qui l’accompagne sur scène. “Nous formons une famille”, martèle-t-elle.
Jorja Smith souhaite se préserver de la folie industrielle qui attend les jeunes chanteuses en devenir. Sûrement parce que son héroïne absolue n’est autre qu’Amy Winehouse. La ressemblance vocale est frappante : toutes deux partagent cette même voix si profonde qu’elle dit à elle seule l’humanité, ses joies et ses peines, ses blessures, brisures, brûlures. A ceci près que Jorja Smith lorgne davantage du côté du r’n’b à la Solange (Knowles) que du blues.
Elle s’immerge dans la musique de Dizzee Rascal
Elle a d’ailleurs signé une reprise du mythique No Scrubs du trio r’n’b TLC, qui faisait des ravages dans les nineties. Avec elle, le single se retrouve dépouillé de ses oripeaux clinquants, réduit à une ritournelle soul que porte, encore et toujours, sa voix. “Ma mère et moi, on a toujours beaucoup chanté. Ensuite, je faisais des karaokés dans ma chambre en chopant les versions instrumentales des chansons sur YouTube. Et j’enregistrais le tout en vidéo. Je n’ai commencé à les poster que vers 16 ans, après avoir rencontré mon manager.”
La mère de Jorja est designeuse de bijoux, son père, d’origine jamaïcaine, a été leader d’un groupe nu-soul, 2nd Naicha. Chez elle, la musique est partout. “Ma mère était plutôt reggae, mais passait aussi les Slits ou Black Sabbath ! Mon père, c’était Curtis Mayfield, Lee Fields & The Expressions, D’Angelo…” Elle entre dans une chorale, apprend le piano, écrit son premier morceau à 11 ans. A 13, ses profs lui demandent de mener à bien un projet éditorial. Elle décide d’écrire sur la pertinence de la question postcoloniale dans le grime, ce genre musical britannique qui mélange rap, ragga, reggae et musiques électroniques tendance UK Garage. Bien vite, le sujet la passionne. Elle s’immerge dans la musique du pionnier Dizzee Rascal, pose des questions à tout le monde tout le temps. Jusqu’au jour où son père lui conseille de faire une pause.
Dans sa chambre, elle s’installe devant le clip du fameux Sirens, charge anti-violences policières, de Dizzee Rascal justement, qui se met en scène comme la cible d’une chasse à courre. La métaphore est évidente. Puis elle écoute différentes prods et tombe sur Jamie Keys de Joyce. La voici qui se met à freestyler dessus en repensant à deux épisodes bien précis. Le moment où un jeune ado noir à qui elle demandait ce qu’il pensait de la police lui a répondu qu’il la “détestait”. “Ah bon, pourquoi ça ? – Parce qu’ils sont toujours après nous. Je n’ai rien fait mais ils sont quand même sur mon dos. Qu’ils aillent se faire foutre.” Et cet autre moment où deux amis passent la voir et oublient, sciemment ou non, un sac : elle y découvre un cran d’arrêt, en sort la lame, panique, le lave, le remet dans le sac. “J’ai commencé à penser au fait de se sentir coupable, de ne pas avoir la conscience tranquille alors que l’on n’a rien fait…”
Blue Lights questionne les violences policières
Ainsi naît Blue Lights, premier single, premier succès, qu’elle sort en 2015. Le morceau, produit par Joyce, déploie une écriture percutante et se pose en réponse au Sirens de Dizzee Rascal, qu’il sample. “Ne cours pas lorsque tu entends les sirènes/Tu ne devrais pas courir car les sirènes ne viennent pas pour toi/Qu’as-tu fait ?/Tu es allé à l’école ce jour-là/Tu étais un peu en retard mais c’était lundi/On t’a retenu après les cours pour avoir répondu/Tu t’es excusé, quel mal à ça.” On retrouve la problématique des violences policières racistes, motif récurrent dans le rap, du gangsta des années 1990 aux albums politiques de Kendrick Lamar.
https://www.youtube.com/watch?v=fYwRsJAPfec
“A un moment, tous les événements grime ont été annulés, fermés au Royaume-Uni, parce que tous ceux qui les organisaient étaient noirs…”, rappelle-t-elle. La faute au “Form 696”, un formulaire controversé mais rendu obligatoire que devaient remplir promoteurs et organisateurs d’événements pour obtenir l’autorisation de la police britannique. Devaient être indiqués les noms, téléphones, adresses des artistes mais aussi le type de musique joué ainsi que le public visé… Il disparaîtra en 2017.
“Je ne pense pas trop au futur, je vis mon rêve”
Contrairement à l’énergique Sirens de Dizzee Rascal, Blue Lights nage dans la mélancolie, sentiment qui embrasse le premier album de Jorja Smith alors que ses fans lui avaient réclamé des morceaux up-tempo. “Je n’allais pas le faire parce que les gens le voulaient. Je compose, je sors de la musique, je donne des concerts. Je me donne déjà assez…” L’album ne fait pas dans la rapidité mais n’en est pas morose pour autant. La voix de Jorja, d’une pureté affolante, lui évite de tomber dans la kitscherie r’n’b et l’élève même au rang de classique. Il a pourtant été construit de façon déconstruite, Jorja ayant rassemblé ses morceaux préférés parmi tous ceux accumulés depuis ses 16 ans. Etonnamment, la cohérence est au rendez-vous. Tous les titres trouvent leur place et assurent l’équilibre entre sensualité, assurance, breaks, mélodies, beats, influences diverses et variées. Jorja fait le lien entre les chanteuses r’n’b à voix et les prods rap plus énervées, entre SZA et Stormzy.
Tout risque d’aller désormais très vite pour celle qui a été auréolée du Prix de la critique aux prestigieux Brit Awards 2018. Parmi les précédents lauréats figurent Adele et Sam Smith. Autant dire qu’une voie royale s’ouvre à Jorja, elle qui postait ses vidéos maison sur YouTube entre deux services au Starbucks où elle fut employée. Elle assure ne pas être effrayée par la rapidité de son succès, même si elle trouve ça “un peu fou”, et compte bien se tenir relativement éloignée des réseaux sociaux qui eux aussi rendent les gens “un peu fous”. “Je ne pense pas trop au futur, je vis mon rêve”, conclut-elle. On vit dans le présent à 20 ans.
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